En l’an 1905 de l’ère chrétienne, un des plus nobles pays d’Europe, déjà célèbre dans les fastes de la civilisation (l’Inquisition – Montjuich), s’avisa qu’il était temps de régénérer ses foules en excitant chez elles le goût ardent des sports, facteurs de beauté. Ses humanistes se remémorèrent l’instant le plus impétueux et le plus florissant de l’histoire romaine, où des gladiateurs affrontaient les fauves en combat singulier, et où des femmes, des enfants, des vieillards, en tas, étaient dévorés dans les arènes par des hordes félines, pour la plus grande extase impériale et populaire. On convint que de tels jeux, rajeunis, seraient de nature à élever le niveau moral et physique d’un pays où l’amour du sang rivalise de ferveur avec l’amour de Dieu, où l’on sait égrener un rosaire sans impatience et apprécier passionnément le spectacle d’entrailles bien fumantes. Malheureusement, des lois stupides avaient supprimé l’esclavage, et l’on ne pouvait espérer que des familles s’offrissent spontanément en pâture aux lions, par dévouement à la chose publique. Quant aux gladiateurs de ce terroir, ils étaient d’un tempérament assez enclin à la prudence, et ne consentaient qu’à des tournois de tout repos. Ils faisaient de leur existence un placement de pères de famille en s’exposant aux seules attaques du taureau, animal plutôt imbécile que l’immobilité déconcerte, qui fonce sur des loques écarlates, et qui n’a jamais su discerner lequel, du cheval ou de l’homme, constitue la vraie bête malfaisante.
Cependant, la péninsule s’ennuyait. Il eût été vain de la vouloir distraire par les sports efféminés des peuples voisins. Au surplus, la bicyclette, l’automobile, le football, l’escrime, la boxe, sont des jeux innocents qu’il faut pratiquer soi-même, et l’on y risque des contusions. Or la péninsule, pour se tremper et s’épanouir, avait besoin de la vue du sang, mais du sang des autres. Elle gardait le sien pour anéantir les Amériques.
Les humanistes échappèrent à leur perplexité en s’aidant des proverbes. « Faute de grives, on mange des merles. » Faute de pouvoir assister à l’éventration d’hommes par des fauves, on exciterait simplement des fauves à s’éventrer entre eux. Sous le soleil, on pouvait augurer déjà d’un fort coquet étincellement de viscères. Et le carnage serait assez rouge pour animer généreusement l’âme défaillante de la patrie.
Des notables délégués à Lutèce y firent donc l’acquisition, dans un lieu de réjouissances intitulé « Foire du Trône, » d’un clan d’animaux réputés très féroces, qui leur furent vendus à des prix d’occasion, avec leurs cages en manière de prime gratuite. Les cages, à tout dire, paraissaient quelque peu vétustes, mais la légende prétend que les animaux eux-mêmes ne l’étaient pas moins. Ceux-ci répondaient – par des rugissements, grognements, aboiements et hurlements assez empreints de lassitude — aux noms de César, Brutus, Néron, Alexeïeff et Messaline. César, comme son nom l’indique, était un tigre du Bengale, Brutus un lion de l’Atlas, Néron un puma de la Guyane, Alexïeff un ours de Sibérie, et Messaline une hyène d’on ne sait où.
Ces mammifères, jusqu’alors, avaient vécu en bonne intelligence sous l’administration d’un maigre belluaire aux yeux tristes, homme patient et doux, dont ils étaient les collaborateurs dévoués. Ils avaient gagné sa vie et la leur en simulant, depuis des soirs innombrables, une fureur assortie à leurs armes naturelles, griffes acérées et crocs puissants, mais contradictoire avec leurs caractères placides. Cette comédie vespérale les ennuyait passablement, et ils eussent préféré, comme l’interprète de M. Tristan Bernard, le repos virgilien de quelque petite maison de campagne en Touraine, ou dans un pays plus chaud (sauf Alexeïeff, aux nostalgies scandinaves). Mais la contemplation des hommes, à travers des barreaux de fer, les avait rendus philosophes, et Messaline elle-même, créature hargneuse et maussade, consentait aux grimaces de la vie, sachant que personne ne vous donne votre viande quotidienne et qu’il faut l’acquérir au moins par le simulacre du travail.
On juge ainsi de leur stupeur quand, poussés à coups de piques dans une vaste cage commune, devant vingt mille spectateurs rutilant d’enthousiasme et de pourpre, César, Messaline Brutus, Néron et Alexeïeff comprirent enfin ce que l’on attendait d’eux. Et leur émotion fut portée à son comble quand ils virent s’irruer dans l’enceinte grillée deux taureaux stupides, aux cornes en bataille, qui se mirent incontinent, et sans la moindre provocation, à faire des manières du dernier ridicule. Les intrus bondirent d’abord d’un bout à l’autre de la cage, mufle bas, comme s’ils voulaient se débarrasser d’un carcan. Ensuite, l’un deux fonça sur César, tandis que l’autre bourrait Alexeïeff de coups de tête dans l’estomac. Le tigre et l’ours, indignés, mais se souciant peu d’un pugilat avec des adversaires manifestement en état d’ivresse, ne ripostèrent pas à ces brimades, et, pour ne pas envenimer l’incident, se retirèrent dans un autre coin. « Le pouvoir, se disaient-ils, sera aux plus sages. » Ce que voyant, les taureaux, étonnés et confus, restèrent cois au milieu de l’aire, battant leurs flancs d’une queue inquiète et contemplant le quintette d’un gros œil interrogateur.
Quelques minutes se passèrent dans ce silence, et Brutus commençait à croire que là se terminerait l’algarade, quand vingt mille spectateurs se mirent uniment à vociférer. Ils criaient : « À mort ! à mort ! » dans une langue gutturale et faisaient des gestes de possédés. Excité par ces manifestations, un personnage en livrée, entre les barreaux, destina un coup de lance à Brutus qui, voulant éviter le choc, donna de tout son poids dans la grille. La grille céda, et Brutus roula dans l’arène.
Alors, un vent de folie passa sur les aficionados. Les fauves, atterrés, les virent s’écrouler dans les gradins par grappes hurlantes. Ils se ruaient vers les issues en crachant au ciel flamboyant des râles d’épouvante et de mort. Des coups de feu éclataient dont les Amériques ne seraient pas atteintes… De larges navajas surgissaient des capes pour se plonger dans des dos ou dans des poitrines, plus particulièrement dans des poitrines de femmes. Les plus grands écrasaient les plus petits, les plus forts piétinaient les plus faibles pour s’enfuir. Du faîte des murailles au sable de l’arène, le sang ruisselait en chaudes cascades, et le sirocco, balayant la mêlée, portait aux montagnes voisines une étouffante odeur de meurtre.
Cependant, les bêtes féroces, hérissées de dégoût, se groupaient devant l’ignoble spectacle. Seuls les taureaux se promenaient dans l’arène évacuée, d’un air arrogant et distrait. Et Néron, les yeux dardés vers la boucherie, murmurait :
« Quelles brutes ! »
C’est du moins ce que rapporte la légende. Mais ce dernier détail ne supporte pas l’examen. Il est invraisemblable que, dans un tel carnage, quelqu’un se soit trouvé qui fût assez de sang-froid pour traduire le jargon très spécial du puma.
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(Henry Kistemaeckers, in L’Auto, cinquième année, n° 1398, mercredi 10 août 1904 ; « Verbrecher, den wilden Thieren überliefert, » gravure sur bois, c. 1852)