Dans cette guerre scientifique, qui emploie des engins si multiples et des moyens si perfectionnés, il n’y a pas un élément de la nature qui ne soit mis à contribution. Que ce soit sur terre ou sous terre, à la surface ou au sein des mers, à travers les airs, dans le monde animé ou inanimé, il n’est pas un être, pas une plante, pas une substance qui ne soit utilisée pour la lutte gigantesque. Imaginez pour un instant qu’un homme de la préhistoire s’éveille de son sommeil tant de fois séculaire… Quel ne serait pas son étonnement devant les prodiges d’invention réalisés par ses arrière-petits-neveux !
 

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Un jour, c’était non loin du Chemin des Dames, je mangeais seul en mon trou souterrain lorsque la sonnerie du téléphone interrompit mon repas. On creusait alors des tranchées et des boyaux en vue d’une attaque prochaine et, un coup de pioche ayant mis au jour un très ancien ossuaire, le colonel m’invitait à examiner cette découverte.

Le Soissonnais, lieu de si fréquents combats depuis Clodion le Chevelu jusqu’à la troisième République, cache sous ses guérets trop de morts des périodes historiques pour qu’on veuille attribuer, légèrement, à la préhistoire les vieux os qu’on y déterre. Néanmoins, le colonel avait tant de plaisir à croire sa découverte du même genre que celles de Néanderthal et de la Chapelle-aux-Saints, que je me fis scrupule d’en paraître douter. Et moi-même, lorsque j’eus rapporté quelques beaux fragments dans ma tanière, je me plus à leur prêter les quelque vingt mille années qui suffisaient à l’hypothèse.

Je songeais : si, comme dans la vision d’Ézéchiel, un souffle vivifiant passait soudain sur cet ossuaire ; si tous ces débris se réarticulaient ; si la poussière redevenait chair et que l’Homme préhistorique se redressât, vivant, portant ses regards étonnés sur la terre où il tomba, sanglant, lors de l’antique carnage, comment verrait-il le carnage actuel ? Dans les gourbis du front, à certaines heures de nuit et aux miaulements de la mort, on s’hallucine facilement. Je n’avais pas formulé cette pensée que déjà l’Homme préhistorique était devant moi : un géant couvert de poils, à la mâchoire carnassière, dont les paupières clignotaient à la lueur de mon quinquet.
 

L’ANCÊTRE DES POILUS M’APPARAÎT

 

Comme la nuit était froide, je m’étais emmitouflé de ma dalmatique en peau de mouton et mon visage sortait à peine d’un passe-montagne en laine velue ; mon costume, vu dans la pénombre, ne marquait la mode d’aucune époque. Aussi l’ancêtre parut-il peu surpris de me voir là. Il promena même sur l’architecture de ma caverne le regard tranquille de quelqu’un qui s’y reconnaît. Cependant, comme, après tout, la vue de certains objets et d’un homme inconnu mettait en son cerveau quelque confusion, il passa sa main sur un front bas et ombragé d’une rude tignasse, et dit en bâillant comme un fauve :

« Je crois que j’ai un peu dormi.

– Un peu, avouai-je avec la même modestie.

– Vous êtes un guerrier de ma tribu ? Le combat est-il fini ? Avons-nous la victoire ? interrogea-t-il, coup sur coup.

– Apparemment j’appartiens à la tribu, quoique d’une classe de mobilisation légèrement plus jeune que la vôtre. Le combat continue et nous serons vainqueurs. Nous sommes forts. »

Le géant regarda avec pitié mes mains ridiculement petites, les comparant aux siennes, deux massues capables d’assommer un bœuf, et rectifia :

« Oui, je suis fort. J’en ai tué vingt, et puis… je ne sais plus… je suis tombé. »

Et, avant que j’aie pu le prévenir, il poussa un retentissant cri de guerre.

« Taisez-vous, dis-je, malheureux ! Vous réveillez les poilus !

– Ah ! oui… les Poilus ! répéta l’Homme avec fierté, acceptant le mot comme un naturel hommage à ceux de sa race. Mais quoi ? Est-ce qu’ils dorment ? Devant l’ennemi ?

– Ceux-ci se reposent. D’autres veillent.

– Je veux voir. »

Il courut vers l’issue de la caverne et je le suivis. Nous cheminions par le boyau creusé dans la terre molle, sous la forêt dépouillée, calcinée, jetée bas par les obus. On était à cette heure avancée de la nuit où les canons semblent céder, comme les hommes, à la fatigue, et où leur mutisme permet d’entendre l’aigre flûte de la bise dans les branches. Il y eut pourtant quelques détonations très sourdes, trop lointaines pour que mon hôte s’en inquiétât plus que d’un orage roulant sous l’horizon. Son attention était entièrement occupée par la tranchée dans laquelle le boyau débouchait, et par la longue rangée des poilus accroupis, recroquevillés, dont il nous fallut enjamber les corps. Les héros de l’Yser, de la Champagne et de Verdun étaient appesantis par le sommeil profond des belles consciences. La boue les avait envahis, ôtant à tout ce qui les touchait la forme et la couleur, ne laissant apercevoir que des barbes hirsutes, des peaux de mouton aux laines agglutinées, des fusils tellement empâtés qu’ils ressemblaient plutôt à d’informes massues. Quelques-uns gémissaient en dormant, ou proféraient des paroles confuses. Et des rats, avec de petits cris, se disputaient les miettes de leur pain gris. Jamais la misère de ces admirables enfants perdus ne m’était apparue si poignante.

Mais mon visiteur la jugeait naturelle : cette misère avait toujours été la sienne, la magnifique misère qui est la noblesse de l’homme, luttant contre le monde, avec des bras fragiles, mais avec une étoile au front. Il regardait les dormeurs de près, espérant retrouver un ami, un parent, quittés la veille. Des millénaires, inaperçus de lui, avaient coulé vainement ; les apparences soudaient le présent à l’insondable passé.
 

QUELQU’UN DE BIEN ÉTONNÉ

 

Nous parvînmes ainsi jusqu’au bord de la « terre-qui-n’est-à-personne, » dans un poste d’écoute où veillaient, silencieuses, quatre statues de boue vivante.

« Chut ! soufflai-je à mon compagnon. L’ennemi est là. »

Le colosse se dressa et regarda par-dessus le parados. Il vit, à la pâle luminosité des étoiles, un horrible plateau, un chaos désertique tourmenté comme une mer ; un singulier enchevêtrement de ronces, quelques cadavres, pas une silhouette mouvante. Mais deux ou trois traînées lumineuses fusèrent dans le ciel et crachèrent de grosses étoiles éblouissantes qui descendaient lentement. Il les prit pour des météores et, pour la première fois, montra de l’effarement.

« Quel présage ! murmura-t-il.

– Présage ou non, baissez-vous vite. »

Il obéit, juste à temps ; car il se fit dans l’ombre une sorte de rire saccadé et des balles sifflèrent. Ni les observateurs du poste, ni moi n’avions bougé. Cela rassura l’Homme.

« L’hyène a chassé les mouches d’un cadavre, » s’expliqua-t-il à lui-même.

L’interprétation m’amusait. L’hyène de l’époque des cavernes, qui n’est plus que poussière, a légué son rire sinistre à un plus redoutable fauve, et les mouches que la mitrailleuse fait s’envoler sont mortelles.

Un grand silence régna. L’Ancêtre fouillait ardemment la nuit, de ses regards plus perçants que les nôtres. Tout à coup, il étouffa un cri et tendit le doigt en avant : « Là ! là ! » chuchota-t-il. La mer de boue paraissait moutonner et rouler des vagues grises. Les observateurs se secouèrent nerveusement. L’ennemi, peut-être ?… La menace de l’ombre ? Une illusion vaine causée par la nuit ? Le colosse cherchait une arme, un caillou. D’instinct, je lui saisis le bras : « Pas vous ! pas vous ! Venez vite ! »

Il faudrait pouvoir dire d’un mot ce qui se passa en une seconde. Les sentinelles avaient fouillé dans une poche et, exécutant le geste que j’interdisais à l’Ancêtre, lançaient des cailloux à pleines mains. Seulement ces singuliers cailloux éclataient, en tombant, comme des tonnerres. Je me glisse, je me faufile, par des crevasses immenses, traînant toujours l’Homme, dont les dents claquent. Parmi les fusées blanches, d’autres montent aux cieux, qui s’égrènent en pluie d’étoiles rouges et, ce signal à peine donné, de grandes voix éteignent tous les aboiements de la mousquèterie ; c’est, au fond de l’horizon, à l’arrière, le roulement continu d’un tambour monstrueux ; au-dessus de nos têtes, des sifflements de dragons apocalyptiques, des souffles de léviathans, des vols d’anges noirs ; à l’avant, vers le lieu que nous quittons, la planète crève et vomit ses entrailles. Je ne sais trop comment nous arrivons enfin à la creute où l’Homme préhistorique et moi pénétrons en trombe. Là, je reprends haleine et, devant le Visiteur affalé, livide, tremblant de tous ses membres, je pars d’un grand éclat de rire. Alors il s’écroule et, sans voix, m’enveloppe d’un regard d’hypnotisé.

Quand il revint à lui, il prit la pose du Penseur de Rodin et médita longuement.

« J’ai dû dormir plus longtemps que je ne croyais, conclut-il enfin.

– Peuh ! répondis-je, un rien ! À peu près vingt mille ans.

– Vingt mille ans ! ! ! »
 

LES ÊTRES ET LES CHOSES SE BATTENT POUR NOUS

 

« Pardonnez-moi, dit-il en tombant à mes pieds. Vous êtes sans doute un esprit… un démon… un dieu…

– Hélas ! en ai-je l’apparence ? Voyez mon corps menu, mes membres grêles. Je ne suis que faiblesse et, d’une chiquenaude, vous m’écraseriez comme un insecte. Au premier abord, vous m’avez méprisé, non sans prétexte : je ne suis pas un guerrier à votre mesure. Au milieu des forces que la guerre déchaîna, je m’abrite dans un terrier comme un gibier traqué, et, tout à l’heure peut-être, un coup de ces tonnerres que vous entendez soufflera ma vie comme on souffle un lumignon. Moins robuste que les hommes de votre génération, je vis, depuis trois ans du moins, tout aussi misérablement qu’eux, et d’une façon tout aussi primitive, couchant sur un grabat, dans des vêtements qui me défendent mal de l’eau et du froid ; je mange des viandes grossières, et si je veux du feu, il m’arrive encore assez souvent de le tirer, comme eux, d’un caillou. Vous avez été trompé d’abord. Et ceux-là, les hommes vêtus de boue que vous avez frôlés, sont-ce des dieux aussi ? Non. Malgré les milliers d’ans qui séparent nos deux existences, l’homme est toujours l’homme, même physiquement plus petit, et la divinité règne toujours au fond d’inabordables cieux. Mais pourtant, continuai-je en m’exaltant, il y a quelque chose de nouveau. Dès l’origine, en vous, dans votre crâne alourdi de chair et d’os, il y avait une flamme, faible et minuscule, mais impériale et divine. C’est elle qui a grandi au souffle des générations, et, bien qu’elle ne tienne pas de place dans l’espace, des mondes naissent ou s’anéantissent maintenant, à sa volonté. Ce qu’il y a de changé, voici : la Nature vous écrasait, vous, les Géants, et elle est l’humble servante de la petite flamme et notre esclave, à nous, les Pygmées.

Eh ! oui. La terre, si vaste qu’il faudrait des milliers d’existences pour en connaître les innombrables aspects, et qu’on creuserait jusqu’à la fin des temps sans en trouver le fond ; les gouffres insondables des mers ; les plaines bleues infinies du ciel ; ses millions de plantes gorgées de sucs qui sont des aliments, des remèdes ou des venins ; tous les êtres animés qui déçoivent la vue par leur petitesse ou l’effraient par leur monstruosité. Tout cela, c’est notre conquête ; tout cela travaille pour nous et, présentement, se bat pour nous. »
 

TOUT L’UNIVERS À NOS ORDRES

 

« Lorsque vous guerroyiez pour la possession d’une caverne, pour un lambeau de nourriture, pour une femme enlevée, vous frappiez d’un poing solide, ou d’un silex emmanché, ou d’un caillou lancé. Mais votre force herculéenne s’arrêtait pourtant au bout de vos bras. La Nature, impénétrable et muette, loin de vous fournir une aide, vous dressait des embûches.

Tout vous limitait. Rien ne nous limite.

Le vent est à nous, l’éclair obéit, la bête est soumise. Ébranleriez-vous, avec toute votre force, le rocher qui couvre cette grotte ? Moi, je pourrais le réduire en poussière sans qu’il y ait à mes tempes une goutte de sueur. Fuyez hors de la portée de mes bras courts, et courez jusqu’au coucher du soleil : ce soir, une foudre lancée par moi vous atteindrait encore au terme de votre course. Nous sommes les maîtres du monde, et quand nous nous battons, non pour un morceau de viande crue, mais pour que, le Mal vaincu, il y ait plus de justice et plus de beauté par le monde, l’univers entier s’émeut de la querelle et prend parti pour le maître qui l’asservit plus étroitement. La guerre n’est, au fond, que l’épreuve où se mesure la capacité de régner sur les choses, sur les êtres, sur les Forces. »
 

LES BÊTES ELLES-MÊMES…

 

« Eh ! quoi ? dit l’Homme, cherchant à ordonner les pensées que mon lyrisme lançait comme des fusées, vous dites que les bêtes elles-mêmes…

– C’étaient vos plus redoutables ennemies, n’est-ce pas ? Nous avons détruit celles que leur férocité rendait impropres au servage et nous avons incliné les autres sous le joug. Si bien que, parmi elles, nous ne comptons plus guère que des domestiques. Si je pouvais vous conduire dans les grandes plaines de l’arrière, vous verriez les massifs animaux, lentement, retourner la glèbe où germera le grain. Un enfant les guide avec une baguette. La chair et le sang d’autres bœufs nourrissent nos guerriers. Savez-vous que notre armée, seule, mange quatre mille bœufs par jour, un million et demi par an, près de six millions en quatre années ? Leur graisse nous éclaire, leurs peaux fournissent les enveloppes de nos pieds, les bretelles de nos armes, les lanières de nos attelages. Et, quant aux os, nous en tirons, entre autres choses, du feu. »

Je pris une allumette dans ma poche.

« Au bout de ce morceau de bois, ce point rouge, le phosphore, sort d’un os.

Ceci est bien peu de chose, continuai-je. Et compterai-je, après les bœufs, combien de millions de moutons sont nécessaires à couvrir ces soldats, vêtus, de la tête aux pieds, de laines filées ? Ferai-je l’étalage de tous les autres animaux qui concourent à leur nourriture, sans oublier les poissons pêchés dans toutes les mers et conservés, pour leurs besoins, à l’abri de la corruption ? Mais ce ne sont là encore que des animaux-victimes.

Je n’ai rien dit de ceux qui sont des compagnons d’armes et des amis. »
 

COMPAGNONS D’ARMES À QUATRE PATTES

 

À ces mots, comme s’il eût répondu à mon appel, Bostock, le chien sanitaire, sortit de dessous le grabat et vint me lécher la main.

« Vous le connaissiez peut-être, celui-là, dis-je à l’Ancêtre. Il était vraisemblablement déjà votre camarade. C’est un héros, plusieurs fois blessé, qui, malgré la nuit et le cataclysme, dans le tumulte infernal, par les solitudes mortelles où le pas de l’homme hésite, guide le sauveteur vers le blessé abandonné qui râle ; parfois même, il étrangla de ses crocs un ennemi acharné sur le mourant. Et voulez-vous voir un autre héros ? »

Nous remontâmes. Nous allions, cette fois, vers des régions relativement plus sûres, vers les routes. À l’abri des replis de terrain, à perte de vue, des convois, profitant de l’heure calme, traversaient l’étendue, avec des bruits d’essieux, des cris, des hennissements. Des centaines d’équipages apportaient les vivres, les munitions. Sans désordre, malgré l’encombrement des voies, des batteries se hâtaient au grand trot vers des emplacements nouveaux, faisant tinter le fer et l’acier et se glissant sans heurts parmi les véhicules de toute sorte. Et ce tumulte ordonné était encore grandiose, magnifique : le triomphant esclavage de l’animalité déplaçant pour l’homme des masses colossales de matières.

« Les chevaux ! les chevaux ! criait l’Ancêtre avec enthousiasme.

– Oui, les chevaux, les grandes bêtes jadis libres, indomptables, ivres d’air, maintenant blanchissant leurs mors d’écume ! Encore ne voyez-vous là que les traîneurs de chars, plébéiens superbes de l’espèce. Que diriez-vous des seigneurs, des combattants qui, derrière l’horizon, attendent l’heure de bondir, dans l’ivresse de la charge, dans l’éclair des sabres, aux cris des cavaliers, et de fouler les bataillons ennemis sous leurs durs sabots comme on foule le raisin au pressoir ! Et voici le troupeau des obstinés, de ceux qui peinent et s’entêtent, les mulets mitrailleurs et leurs petits frères les ânes, si doux, si souffreteux, qui pourtant, par des chemins impossibles et sans se plaindre, une centaine à la file conduits par un seul ânier, vont porter, sous les foudres, des fardeaux plus lourds qu’eux. Des amis qu’on ne vante pas, qu’on calomnie parfois et qui sont de si humbles et de si fidèles soldats de la guerre !

– Reste sans doute à intéresser à la guerre l’oiseau qui vole et l’insecte qui se glisse dans l’herbe. Mais, évidemment, cela est au-dessus de vos forces.

– Point du tout. Le pigeon fut, et est encore à la rigueur notre messager, et, sans s’écarter, il vole tout un jour pour rendre à leurs destinataires les plis confiés à ses ailes. Quant à l’insecte… levez les yeux. »

Dans le ciel tout rose d’aurore, une « saucisse » s’était levée et balançait à la brise matinale sa panse obèse et porcine.

« Savez-vous qui a filé la trame de cette enveloppe translucide ? La larve d’un papillon. Des millions de petits vers ont travaillé à cette machine de guerre, fabriquant chacun un flocon d’un fil si ténu qu’il en faut vingt pour atteindre l’épaisseur d’un cheveu. »
 

LE MONDE VÉGÉTAL À NOTRE AIDE

 

« Tout ce qui vit est absorbé par les nécessités de la lutte, et si nous écoutions frissonner le monde végétal, ce serait bien autre chose ! Ici, nous touchons à l’immesurable et à l’indicible. Pas une plante qui n’ait été cataloguée par nous et utilisée pour ses vertus particulières. Nous faisons croître et perfectionnons les espèces les plus généreuses, et n’en oublions aucune. Nous avons multiplié les grains, les fruits, les racines qui nous nourrissent plus abondamment encore que la chair animale. La terre est couverte par la mer houleuse des épis que nous avons semés dans le vent. Et notre vie, décuplée par l’effort belliqueux, en dévore tellement que nous craignons d’en manquer, que des panses hardies, portées sur les océans tumultueux, nous en apportent encore jour et nuit des extrémités du globe. Notre culture a forcé la vigne, qui jadis épuisait sa sève en des rameaux stériles, à fixer la chaleur du soleil dans des grappes lourdes, et nous en buvons, pour être forts, le suc qui est à la fois le feu de l’astre et le lait de la terre. Pour stimuler nos ardeurs, nous faisons venir des pays brûlants des plantes aromatiques qui font battre le cœur à coups précipités. Tant il est vrai que les régions les plus éloignées de la bataille n’y restent point elles-mêmes indifférentes !

Des prairies vastes comme le ciel sont tondues de leur herbe pour les besoins de nos auxiliaires animaux. Les fibres végétales cèdent à l’envi le fil des vêtements, les toiles des voiles et des tentes, les cordeaux et les câbles, tout ce qui couvre, tout ce qui lie. Je ne veux point parler des innombrables médicaments, dont plusieurs étaient tenus en réserve dans les algues mêmes des abîmes, ni des résines, ni des goudrons. Mais, rien qu’avec le bois des chariots, des fourragères, des fusils, des coffrages et des étais de sapes, des piquets reliant les ronces artificielles devant les tranchées, on reconstituerait les forêts vierges qui bornaient votre horizon.

La guerre a fait tomber la chevelure de la terre ! Et la substance végétale coopère encore à des travaux plus mystérieux, car ma pensée se représente soudain les milliers de tonnes de cellulose, les milliers de tonnes de bois carbonisés, les milliers de tonnes de cette bourre éclatante dont certains arbustes entourent leurs graines frileuses, et les sucres, et les alcools, et les éthers, et tant de produits inertes en soi, dont nous faisons… la foudre. »
 

NOUS AUSSI, NOUS LANÇONS LA FOUDRE

 

« Car, en vérité, il semble que nous passions une formidable armée en revue et nous n’avons encore vu défiler que les auxiliaires et les services annexes. Écoutez le crépitement des fusils et des mitrailleuses, le hurlement des canons. Voilà la guerre elle-même. On ne se bat plus avec les poings ; on lance le tonnerre, comme les dieux. Les ressources de la nature vivante ne nous contentant pas, nous avons capté les forces cachées dans la matière immobile et nous en avons animé d’une vie mystérieuse ce qui avait l’apparence de la mort.

– Faut-il comprendre que vous ayez créé des êtres vivants ?

– Pas tout à fait ; n’exagérons pas ! Mais nous avons fabriqué des monstres artificiels avec les entrailles mêmes du globe. Car nous allâmes chercher à des centaines de mètres au-dessous des plaines et des rivières, des pierres singulières, les métaux, qui, fondus dans les brasiers, moulés, martelés, ont pris toutes les formes que nous avons voulu, se sont muées en muscles et en os de fer et d’acier, en articulations de cuivre, sont devenus des bêtes terribles. »

À cent pas, j’indiquai une batterie de 75 dont nous nous rapprochâmes. Des servants soulevaient les obus qu’engloutirent les culasses aussitôt refermées. Il y eut des éclats de voix, des gestes prompts. Les canons levèrent leurs cous comme pour regarder au-dessus des verdures, et brusquement poussèrent quatre grands cris d’acier, durs, implacables, féroces, simultanés. L’Ancêtre pâlit et chancela. Pendant quelques minutes, il fut sourd.

« Ce qu’ils ont vomi est maintenant tombé à plus de deux lieues d’ici. Quatre foudres ont crevé, couvrant la plaine de débris humains sanglants et méconnaissables. Et ne vous ébahissez pas outre mesure à l’aspect de ces bêtes fauves : ce sont les nains du genre. Il en est de colossaux dont les projectiles creusent des abîmes là où ils tombent. »
 

CE QUE MANGENT LES MONSTRES D’ACIER

 

Le plus ancien Poilu du monde dit simplement, d’une voix un peu tremblante, en montrant un canon :

« La bête marche-t-elle ?

– Parbleu ! Mais pourtant, pas toute seule. On la tire et on la pousse. »

Il eut comme un soupir de soulagement.

« Vos bêtes ne marchent pas !

– Pardon ! celles-ci ne marchent pas seules, parce que nous ne sommes pas intéressés à ce qu’elles marchent : il nous suffisait apparemment qu’elles eussent une gueule. Ce sont nos dragons, nos bêtes à venin. Mais nous avons aussi des chevaux d’acier, dont la fonction est de courir. »

Au-delà des collines, j’indiquai une locomotive courant sur le bleu des lointains. L’Homme préhistorique cligna des yeux dans le jour levant.

« Je ne vois rien, affirma-t-il.

– Je croyais vos yeux si perçants ! Prenez donc les miens. »

Et je plaçai mes jumelles devant son regard. D’abord, il ne sut rien y distinguer, puis, tout à coup, il fit une exclamation et fut près de lâcher l’instrument ; enfin, il le tourna et le retourna avec des gestes nerveux, l’ôtant et le remettant tour à tour.

« Bah ! lui dis-je, ne faites pas attention. Une bagatelle ! Un moyen que nous avons de rapprocher les objets inaccessibles. Mais que voyez-vous ?

– Là ! Là ! tout près, un géant noir qui crache la fumée par sa narine et qui traîne vingt chariots pleins de gens.

– C’est notre cheval d’acier. La fumée est sa respiration. Et voyez quelle force ! Il boit de l’eau. Il mange. Mais, au fait, ce qu’il mange est beaucoup plus vieux que vous-même. Il mange des troncs d’arbres et des herbes qui végétaient des milliers d’années avant votre naissance et dont vous ne soupçonnâtes pas l’existence. Ces végétaux sont si vieux qu’ils se sont changés en une sorte de roche, la houille, que la terre a recouverte avec le temps et que nous avons retrouvée à cinq cents ou mille mètres de profondeur, en creusant des puits. La terre ne cesse de nous en livrer et nous de lui en arracher, car c’est peut-être notre plus inappréciable richesse. C’est la houille qui, brûlant, donne la vie à presque toutes nos machines, encore que maintenant les torrents qui coulent des montagnes lui font concurrence en nous procurant également la force motrice (car nous avons aussi le torrent, le fleuve et la mer pour alliés). Singulière chose que des plantes mortes depuis cent mille ans ou beaucoup plus, fassent aujourd’hui la guerre !

La houille nous fournit quantité de produits, même des parfums, mais on en tire avant tout un air léger qui nous éclaire et nous chauffe, et qui fait flotter dans le ciel les ballons que vous vîtes tout à l’heure. Sans la houille, la guerre, telle que nous la faisons, serait impossible.

Ne croyez pas pourtant que les locomotives soient les seuls animaux-machines du genre qui marche tout seul. Sur toutes ces routes blanches, à perte de vue, vous pouvez d’ici voir filer, avec plus de rapidité que les vents les plus impétueux, d’autres machines semblables à de gros scarabées noirs, qui franchissent quelquefois plus de quarante lieues en une heure. Celles-ci s’alimentent d’une huile tirée aussi des profondeurs du sol, comme la houille.

Et, depuis la guerre, nous avons inventé la machine de combat, l’éléphant colossal, le tank, en un mot, dont vous apercevez là-bas quelques spécimens endormis. Ce Béhémoth d’acier, dans sa marche glissante, grimpe aux collines, franchit les ravins, traverse les tranchées, culbute les défenses, broie les hommes et porte dans ses flancs des orages ! Toujours le métal !

Ils sont d’acier encore, les flancs courbes et les viscères énormes des Léviathans, les vaisseaux qui se combattent sur la surface des océans comme des cétacés gigantesques ; d’acier les traîtres poissons que nous cachons sous les vagues, les sous-marins. »
 

OÙ L’ANCÊTRE RENONCE A COMPRENDRE

 

« Car la mer est en guerre. Je vous dis que les éléments mêmes sont nos esclaves. Le plus léger, le plus impalpable de tous, l’air lui-même a vu violer par nous sa solitude immense. Il porte nos chefs-d’œuvre : des oiseaux de bois, de tissu et de métal, se jouent à travers ses ondes transparentes. Écoutez ces lointains bruits d’ailes. C’est l’heure où les aigles quittent leurs aires pour lutter dans l’azur. Ils vont vers l’ennemi… Et ces oiseaux pondent des œufs terribles, des œufs qui tuent !

– Oh ! comme ils sont loin !

– N’est-ce pas ? Eh bien ! la merveille des merveilles, c’est qu’à cette distance, les hommes qui montent les coursiers de l’air restent en contact avec nous. Ils nous envoient des avis et nous leur envoyons des ordres. Pas une parole de cette conversation singulière ne se perd dans le vaste espace. Depuis beau temps déjà, nous savons, à l’aide de métaux attaqués par une eau corrosive, produire un fluide subtil dont les ondulations transportent la voix à des distances vertigineuses ; nous entendons, d’une extrémité de la terre à l’autre, ce qui se dit. Les frissons de l’espace portent eux-mêmes nos messages.

– Je ne comprends plus…

– Vous ne pouvez pas comprendre. Et que d’autres choses difficiles à saisir ! Peu satisfaits d’employer sous leurs formes naturelles les matières que l’univers nous livre, nous les séparons ou les combinons par une cuisine endiablée que nous appelons chimie, pour leur faire produire des effets inattendus. Je vous ai dit que la fibre de bois et la bourre de coton, substances si bénignes, se prêtaient à des combinaisons d’où sort le tonnerre. Hélas ! faut-il ajouter que le sel de la mer, cette fleur des eaux dont les exhalaisons saines et vivifiantes guérissent les malades en parfumant les souffles du large, a été décomposé pour engendrer les gaz chlorés, vapeurs étouffantes et vénéneuses que la haine projette en grandes nappes sur les champs de carnage pour faire mourir des multitudes !

– L’homme est effrayant ! » dit l’Ancêtre dans un souffle.

J’allais continuer… L’air se plaignit soudain et un souffle géant passa, qui me coucha la face contre terre. L’obus crevait tout près avec une violence qui fit bondir le sol et retentit jusque dans mes os. Quand je me relevai, les oreilles pleines d’un silence extraordinaire, j’étais seul.
 
 

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(Octave Béliard, composition en double page de Henri Lanos, in Lecture pour tous, vingt-et-unième année, 4ème livraison, n° 16, 15 novembre 1918)