Nous avons le plaisir d’entamer aujourd’hui un nouveau feuilleton : Les Voyageurs de la Comète d’Austin Hall. Ce roman de science-fiction, The People of the Comet, est initialement paru en deux livraisons dans Weird Tales, volume II, n° 2 et 3, septembre et novembre 1923 ; il n’a été repris en volume qu’en 1948, chez la prestigieuse Griffin Publishing Company, dans un tirage limité à 900 exemplaires.
Il s’agit ici de la première traduction française, parue dans la revue Carrefour, du 29 juin au 17 août 1949. Au vu du copyright, il semblerait que l’ouvrage ait été prévu pour figurer au catalogue des éditions Stock, mais le volume n’a finalement jamais été publié ; il existe une autre adaptation du roman d’Austin Hall, parue dans la revue belge Bravo en novembre et décembre 1950, sous le titre : La Comète rouge.
MONSIEUR N
LES VOYAGEURS DE LA COMÈTE
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Comme « Carrefour » l’a déjà fait savoir, un nouveau genre littéraire triomphe aux États-Unis : « le science-fiction, » [sic] qui, anticipant peut-être de quelques années seulement, met en jeu dans les romans : robots, avions planétaires et autre créations de demain.
Pour la première fois en France, un science-fiction a été traduit. Ce sont « Les Voyageurs de la comète, » roman de Austin hall, dont « Carrefour » commence aujourd’hui la publication.
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CHAPITRE PREMIER
LE SECRET DU PROFESSEUR
L’excentricité est, prétend-on, une marque du génie. À quoi bon essayer de prouver le bien ou mal fondé de cette croyance populaire ? Bornons-nous à constater que rares étaient ceux d’entre nous qui n’auraient pas appliqué au professeur Mason l’épithète « d’excentrique. » Nous savons tous qu’à la suite d’un accident, le professeur avait le pouce de la main droite deux fois plus gros que celui de la main gauche ; mais nous ignorions pourquoi il le tenait toujours dressé en l’air et le couvait constamment du regard.
Quand il n’était pas trop occupé, le professeur tenait ce pouce à la hauteur des yeux et l’examinait soigneusement comme s’il le croyait doué d’une vie individuelle ou d’une personnalité, ou encore d’affinités sécrétés que seule une étude approfondie et continue lui révélerait. Il portait un petit microscope dans sa poche et il lui arrivait souvent de s’arrêter au milieu de la conversation la plus sérieuse pour appliquer le microscope sur son pouce. Il s’abîmait alors dans la contemplation des lignes et des sillons de cet appendice déformé.
À ces moments-là, son regard méditatif se perdait dans le vague et il semblait si loin que les questions de la plus haute importance ne pouvaient le ramener sur terre. Cette excentricité revenait cher : elle lui coûtait non seulement des amitiés, mais encore le respect de certains messieurs graves et respectés, ses collègues… J’ai entendu un de ces derniers déclarer :
« Quoi ? le professeur Mason ! ce vieux toqué ! S’il n’est pas fou, il est tout simplement grossier. Il ne pense qu’à son pouce. Hier soir, nous commencions une discussion sur la fréquence des orbites paraboliques des comètes ; j’en étais justement arrivé au rapport entre les fréquences des trajectoires paraboliques et elliptiques, lorsque, soudain, voilà le microscope qui sort ! Parfaitement ! En plein au milieu de ma phrase ; au moment où la conversation devenait vivement intéressante. Pendant une heure, ce grand imbécile a contemplé son pouce. Il ne s’est même pas aperçu de mon départ. Il y est peut-être encore, à cette heure-ci.
– Cependant, risquai-je, il doit avoir ses raisons. Il y a des raisons à tout, vous savez, et le professeur Mason n’est pas tout à fait un imbécile.
– Ah ! vraiment ? Alors, c’est peut-être moi, l’imbécile ?
– Vous dites que vous parliez de comètes ?
– Oui, surtout de la fréquence des orbites paraboliques. Mais, dites-moi, quel rapport y a-t-il entre un pouce et une comète ? »
Naturellement, je ne pouvais répondre à pareille question. Qui l’aurait pu, même en notre époque où les sciences abstraites sont au premier rang ? Je pouvais encore moins me douter que le vieux professeur avait découvert dans son pouce ce qu’il considérait comme un des plus grands secrets de la philosophie matérialiste.
Vraiment, le professeur n’a rien d’un imbécile. Les communications d’un homme de sa valeur valent la peine d’être prises en considération. Personne ne l’a jamais accusé de manquer d’esprit scientifique. Cet homme aime les faits et il ne les habille ni de romanesque ni de visions ; il est scientifique jusqu’au bout des ongles et il a l’esprit pratique. Bien entendu, personne ne s’imaginait ce qu’il avait découvert dans son pouce, et nous ne pouvions deviner qu’il s’agissait d’une comète.
Le hasard de cette conversation avec un ami éveilla me curiosité et me rappela qu’il n’existe aucune loi régissant les coïncidences. Une coïncidence est un fait – et, comme tel, elle n’est soumise à aucune loi ni raisonnement, ni formule toute faite ; c’est une entrée isolée provenant de l’abstrait.
C’est seulement quelque chose qui arrive. Je considérerai comme une coïncidence que mon ami se soit heurté au sujet de la comète, cher au vieux professeur, car, il faut bien le dire, j’avais été moi-même offensé et délaissé par le savant exactement de la même façon, et cela par trois fois au cours des deux semaines précédentes. Voir le vieux professeur sortir son microscope et examiner son pouce au moment le plus passionnant de la conversation ne pouvait que glacer les élans de l’amitié.
Toutefois, je n’avais pas remarqué un point particulier avant d’entendre les protestations de mon ami, et je me répétai sa question : « Quel rapport existe-t-il entre un pouce et une comète ? »
Car là résidait précisément la coïncidence. Je me souvins que chaque interruption survenait dans nos conversation à la suite d’une digression sur les comètes. Une simple allusion à Halley ou Donati, et hop ! le microscope sortait de sa poche. Je revois le vieil homme, le regard fixe, l’attention rivée à l’instrument, les rides de son front profondément marquées sous les mèches grises. Son attitude avait quelque chose d’inquiétant et de mystérieux, d’étrange et de lointain, comme s’il contemplait un secret aussi intangible que les mystères nébuleux de la Voie Lactée.
Un homme regardant pour la première fois dans un microscope ne peut avoir une expression de stupéfaction plus grande que celle qui se peignait sur le visage du professeur. Cette atmosphère étrange dont s’entourait son geste vous donnait le frisson. Peut-être, après tout, le malaise qu’on éprouvait provenait-il uniquement du silence. En effet, on se trouvait isolé dans un vide où ne résonnaient que le tic-tac de l’horloge et les faibles bruits de la nuit. On se sentait tout à coup ridicule, assis là tout seul ; le vieil homme vous ignorait comme si votre compagnie lui était insupportable et que, porté par les ailes d’un mot magique, il se laissait enlever dans un autre monde. Rigide comme une statue, froid comme l’acier, il demeurait immobile, pour ainsi dire en transes. Sa vie semblait avoir disparu dans un souffle, éteignant sa personnalité. Sa barbe argentée immobile, sans un frémissement, effleurait la table. Ses yeux, semblables à ceux d’un chat, fixaient son pouce sans un cillement. Au bout d’un moment, on se sentait importun, on partait.
La dernière fois que cette mésaventure m’était arrivée, j’avais rencontré Mrs Mason. Elle sortit sur le seuil au moment où je partais ; serrant ses mains l’une contre l’autre, elle s’écria : « Docteur Howard ! »
C’était une jolie vieille dame toute menue, le visage empreint de bonté, une de ces vieilles dames qui vous rappellent votre grand-mère au temps de votre enfance, une vieille dame très aimable. Ce soir-là, je la vis très soucieuse. Quelque chose l’angoissait.
« Qu’avez-vous donc, Mrs Mason ?
– Oh, docteur Howard, je ne comprends pas ce qui arrive à mon mari ; pourriez-vous me le dire ? »
Je connaissais le douce vieille dame depuis mon enfance. Elle paraissait profondément troublée et je me sentis rempli de compassion à son égard. De plus, ses paroles confirmaient mes soupçons.
« Qu’est-il arrivé au professeur Mason ? » demandai-je.
Elle se tordit les mains.
« C’est précisément la question que je voulais vous poser, répondit-elle. J’espérais que vous le saviez. Il s’agit de son pouce. Il se passe quelque chose avec ce pouce. C’est terrible ; il persiste à faire ce geste… comme cela. »
Elle me conduisit à la porte.
« Là ! Regardez. Le voilà justement en train de le faire. Il est absorbé par ce pouce, comme il l’était par les comètes. »
Elle réussit à m’alarmer. J’avais d’abord pensé qu’il s’agissait de surmenage : le professeur atteignait l’âge de la retraite et, sa vie durant, n’avait jamais cessé d’étudier. Je résolus d’en parler à mes collègues et d’envoyer ma femme tenir compagnie à Mrs Mason.
Toutefois, un aspect de la question me préoccupait. La critique formulée par mon ami à l’encontre du professeur éveillait en moi des pensées qui devaient porter à réfléchir. Je constatai qu’au mot « comète » correspondait chaque fois le même comportement mystérieux chez le professeur. Naturellement, je ne pouvais pas imaginer qu’il existât là une affinité ou même une loi… enfin, vous m’avouerez qu’aucun être au monde ne pourrait croire qu’il existe une loi réglant les rapports d’un pouce et d’une comète !
Décidé à agir, je résolus de rendre visite au professeur, de l’engager dans une discussion sur les comètes – à propos, il se trouve qu’il est justement spécialisé dans leur étude – et, s’il retombait dans sa folie, de le contraindre à divulguer son secret. En quelques minutes, j’enfilai mon manteau et me dirigeai vers l’observatoire. La nuit était splendide. Je regardai du côté de la vallée, sentant, sans la voir, cette brume que je savais s’étendre à mes pieds comme un océan. Une faible brise soufflait ; au-dessus de moi, les étoiles, auxquelles j’avais consacré ma vie et mes recherches, brillaient dans l’immensité.
Mes nombreuses connaissances dans ce domaine étaient fort insuffisantes et j’avais pour seule certitude la conviction que leur secret nous demeurerait toujours inconnu. Construire des télescopes et des miroirs, fouiller les profondeurs du firmament ne nous conduira peut-être jamais à découvrir ce que nous cherchons. J’étais bien loin de me douter alors que le vieux professeur s’était posé le problème de l’Univers et en avait trouvé la solution… dans son pouce !
Je le trouvai, comme je l’avais supposé, dans l’observatoire, ou, plus exactement, il en sortait juste pour se rendre à son bureau. Il me salua aimablement. Il ne présentait vraiment aucun signe de dérangement mental ; son regard laissait paraître un peu de malice souriante. Ce soir-là, il était humain et appelait l’affection. Je retrouvais mon vieux professeur tel que je le connaissais. Néanmoins, il tenait son pouce en l’air comme si son extrémité supportait un objet invisible.
Il commença par parler de choses et d’autres, bornant la conversation à des lieux communs. Il semblait conscient des impolitesses qu’il avait commises et désireux d’éviter toute référence au sujet qui provoquerait son aberration. Une ou deux fois, il jeta un furtif coup d’œil vers son pouce, puis il plaça sa main sur la table – le pouce en l’air.
La décision m’incombait. Après tout, pensai-je, un scalpel fait saigner ; il est brutal mais nécessaire. J’allais entreprendre de la chirurgie psychologique. Je me jetai dans une discussion sur les comètes.
J’avais deviné juste. Le regard du vieil homme se remplit d’une vague tristesse, d’un désespoir qui confinait à l’angoisse. Peut-être ressentait-il simplement une crainte silencieuse d’offenser quelqu’un. Il semblait sans défense… Tout à coup, sans hésiter, hop ! il sortit le microscope.
Voilà justement ce qu’il me fallait. je voulais connaître ses raisons. Étant le plus jeune et le plus fort, j’allais les connaître. Je m’approchai et lui arrachai l’objet. Le vieil homme me fit pitié ; il me regardait surpris, suppliant, presque effrayé ; il parla enfin :
« Docteur, je veux mon microscope. »
La douceur insistante de sa voix faillit me faire lâcher prise. Par un effort, je me ressaisis.
« Mon cher professeur, dis-je, je vous le rendrai dans un moment. Mais vous devrez d’abord répondre à ma question.
– Votre question ?
– Simplement ceci : quel rapport existe-t-il entre un pouce et une comète ? »
Abasourdi, il se leva à moitié de sa chaise ; dans ses yeux, la crainte se changea en joie.
« Alors, vous aussi, s’écria-t-il, vous vous en êtes aperçu ? C’est un fait, j’en jurerais. Il en est ainsi… C’est un fait. »
Il se rassit ; ses yeux gris ne bougeaient plus, son regard paraissait me traverser pour se perdre dans le mystère de la nuit et des étoiles.
« Qu’est-ce qui est un fait ?
– Qu’un rapport existe entre un pouce et une comète.
– Allons, allons, dis-je, ce n’est pas une réponse ; c’est justement la question que je vous pose. Je voudrais que vous m’indiquiez pour quelle raison vous examinez votre pouce au microscope, ce que vous y découvrez, et son rapport avec une comète. »
Il détourna les yeux, regarda son pouce dressé en l’air devant lui ; il l’étudia soigneusement.
« Me croiriez-vous si je vous le disais ?
– Pourquoi pas ?
– Parce que ma découverte, si elle est vraie, nous transporte bien au-delà de ce que vous pourrez connaître dans un million d’années avec vos télescopes. »
(À suivre)
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(Austin Hall, traduit de l’américain par Lola Tranec, in Carrefour, sixième année, n° 250, mercredi 29 juin 1949)