Par quel caprice de la conversation tous ces gens bien portants et gais, ces chasseurs aux poumons dilatés par le grand air d’une heureuse journée en étaient venus à parler d’ectoplasme, de lévitation, de manifestations fantomatiques ?

Peut-être étaient-ils las de vanter leurs beaux coups de fusil et leurs chiens, peut-être aussi subissaient-ils inconsciemment l’influence du lieu, une vieille demeure rustique perdue au cœur de la Bretagne entre des landes et des bois, et qui ne rouvrait guère qu’une fois l’an, en septembre, pour accueillir les nemrods amis de Largillière ? Je me trouvais là par hasard, car je ne chasse guère, et si j’avais pris un fusil ce jour-là, c’était par pur esprit d’imitation, sans espoir de rien ajouter au tableau, et aussi parce qu’exercer mes muscles ne me déplaît pas.

Devant la cheminée à hotte où craquait un feu de bois, car la soirée était fraîche, au milieu de la fumée des cigarettes et des pipes, suites nécessaires d’un repas froid, mais copieux et bien arrosé, nous causions donc de médiums et de revenants. C’était d’ailleurs pour plaisanter, car, sur six que nous étions, il y avait juste Guillou qui ne disait pas grand-chose et Largillière qui n’avait rien dit encore ; ce fut seulement lorsque l’un de nous prononça le nom de François Le Cam qu’il sortit de sa rêverie.

« Un type étrange, observait Guillou. Et un fameux braconnier. Ça ne l’a pas empêché d’être tué dans un accident de chasse comme le premier chrétien venu…

– Les paysans prétendaient qu’il avait le pouvoir de se changer en chien noir, interrompit quelqu’un en ricanant.

– Des bêtises ! s’écria Largillière. Mais ce qui est certain, c’est qu’il m’a rendu le témoin d’une scène que je n’oublierai jamais, vivrais-je cent ans… »

Ce fut dit d’un tel ton que, déjà pris au filet du merveilleux, les hommes, grands enfants, tournèrent vers leur hôte des faces avides.

« Cela vous paraîtra fou… et à moi aussi, continua Largillière, mais cela est. Enfin, voici :

Je chassais souvent avec Le Cam, en compagnie de qui on ne revenait guère bredouille. Je n’avais cure des histoires que les bonnes gens de l’Argoat racontaient sur lui. Pour eux, c’était un sorcier. Moi, je le trouvais un peu taciturne, un peu bizarre, si vous voulez, mais, la chasse ouverte, nous nous entendions à merveille… Entre nous, il n’était jamais question que de lièvres et de perdreaux. Un jour pourtant, après une pleine matinée dans les landes et les bois, comme nous venions de casser la croûte au pied d’un frêne, sur les midi, je vis Le Cam, au moment de quitter la place, se tourner vers l’arbre. Il le toisa des yeux, hocha la tête et dit :

« Demain, à cette heure-ci, je ne voudrais pas être dessous. »

Et comme, intrigué, je l’interrogeais, il sourit drôlement et siffla les chiens. Je n’eus pas le loisir d’insister, parce que mon vieux Stop « rencontra » presque aussitôt, et nous reprîmes la chasse jusqu’au soir. Mais le lendemain, vers onze heures et demie, un orage terrible éclata. J’étais sorti seul ; je rentrai trempé. L’après-midi, Le Cam vint me prendre et, tout en battant les buissons, il m’amena sur le terrain de chasse de la veille. La foudre avait fendu en deux le tronc du frêne…

Si stupéfait que je fusse, je n’en voulus rien laisser paraître.

« Le hasard vous a bien servi, maître Le Cam, » lui dis-je.

Ma réflexion ne lui plut pas. Les sourcils froncés, il posa sur moi un de ces regards insoutenables qu’il avait parfois.

« Vous croyez ? C’est pourtant pas grand-chose pour moi, monsieur Largillière, de dire : le tonnerre frappera ceci ou cela… Et, tenez, il y a à la ferme de Keranbas un jeune domestique de retour du service militaire et qui parle comme vous. Je lui ai assuré l’autre jour que je lui ferais voir le diable. Il s’est moqué de moi… Eh bien, si vous voulez, je vous ferai voir le diable dès ce soir, à lui et à vous. »

La proposition m’amusa. Je suggérai à Le Cam de tenter l’expérience chez moi. La chose fut convenue.

Il pouvait être huit heures lorsque s’amenèrent ici même mon sorcier et son incrédule. Le Cam me dit à peine bonsoir, plaça tout de suite trois chaises l’une à côté de l’autre, le dossier tourné vers le foyer sans feu, et posa la lampe pigeon sur le manteau de la cheminée. Après quoi, il baissa la lumière, s’assit sur le siège du milieu et nous commanda d’occuper les deux autres. Je m’assis à sa droite.

Ces préparatifs très simples, comme vous voyez, n’avaient rien d’impressionnant en soi, et pourtant l’air étrange, nerveux, de mon sorcier produisait en moi une sorte de malaise. Le jeune homme, qui d’abord avait affecté de rire, se taisait aussi.

Quelques minutes s’écoulèrent, troublées par le craquement de la chaise de Le Cam qui s’agitait. Je le surveillais du coin de l’œil ; dans la pénombre, je croyais constater des contractions de ses traits. Il poussait des soupirs entrecoupés de mots bizarres, incompréhensibles, comme on en laisse parfois échapper en rêve.

Un quart d’heure environ passa…

De plus en plus haletant, le sorcier se trémoussait, gémissait, lorsque, brutalement, il se leva, poussa un cri rauque et se laissa retomber sur son siège, en apparence immobile…

C’est alors qu’en face, là où le fond de la cuisine se noyait dans l’ombre, se forma une sorte de fumée blanchâtre peu à peu épaissie, puis lentement ramassée selon la forme d’un corps. Et, tandis que je sentais la chaleur se retirer de mon visage, des fourmillements à la racine de mes cheveux, je distinguai, oui, je distinguai une tête, la tête d’une sorte de bélier humain aux yeux moqueurs et cruels, aux bras d’anthropoïde croisés sur des genoux pointus, bref un monstre accroupi entre sol et plafond, au milieu d’un halo vaguement rougeâtre. Horrifié, je ne pouvais détacher mes regards de cette apparition. Je ne sais combien de temps elle persista… Peut-être un quart d’heure, peut-être une minute… Très lentement, elle se mit à pâlir, à se résorber en fumée, comme au début, avant de se dissiper tout à fait. Quand, à sa place, il n’y eut plus que l’ombre, je me souviens que je me frottai les yeux… D’un effort, je quittai mon siège et, saisissant d’une main encore toute tremblante la lampe, j’en projetai la clarté sur le visage de Le Cam.

Jamais face d’homme ne m’apparut plus défaite. La sueur ruisselait de son front à ses joues sans couleur. Il avait les narines pincées ; sa bouche sans lèvres laissait passer un souffle court, rauque. Je le touchai à la joue en l’appelant. Ses yeux mi-clos s’entrouvrirent, battirent deux ou trois fois ; il poussa un grand soupir et se redressa un peu… Une demi-minute plus tard, il avait complètement retrouvé ses esprits.

Quant au jeune homme, il montrait un visage luisant de moiteur et sa mâchoire inférieure tombante lui donnait l’air hébété.

Le premier mot de Le Cam fut pour demander un verre d’eau, le second pour me dire bonsoir. Il ne fut question de rien d’autre. Il avait vu nos traits : il pouvait être satisfait de sa victoire en s’éloignant dans la nuit.

Je sus gré à mon compagnon de rester près de moi, bien que j’en devinasse la raison égoïste. Nous nous allongeâmes l’un près de l’autre sur mon lit de campagne, incapables de dormir, mais également muets sur le sujet de notre hantise jusqu’à ce qu’il fît grand jour. »

Largillière s’étant tu, le silence persista un moment parmi les auditeurs. Enfin, une voix s’éleva qui voulait être délivrante :

« Pour une hallucination, vous conviendrez que c’en est une. »

Notre hôte ne répondit pas, et ce fut Guillou qui trouva la seule solution acceptable :

« Si maintenant on buvait un coup ? » s’écria-t-il.
 
 

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(Joseph-Émile Poirier, « Contes de l’Avenir, » in L’Avenir, sixième année, n° 1937, lundi 2 juillet 1923 ; repris sous le titre « Un Sorcier » : « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-et-unième année, n° 7199, jeudi 28 août 1930 ; « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-huitième année, n° 9825, jeudi 25 septembre 1930. Illustration de Virgil Finlay)