Les astronomes avaient dit  : « Le 18 mai, la terre passera dans la queue de la comète et tous les humains seront asphyxiés. » Alors, en grand secret, M. René Linspiray acheta la grande cloche qui servit à construire le Métro sous la Seine, et il s’y enferma le 17 mai à onze heures du soir avec sa femme, ses trois filles et leur chien. Il mit aussi quelques provisions, mais n’osa inviter personne à la plongée, dans la crainte du manque d’air. La famille vécut là anxieusement vingt-quatre heures, point trop à l’aise, en priant et en dormant, car, à cause de l’économie d’air, on n’osait allumer ni lampe ni bougie.

Quand le chronomètre sonna la vingt-quatrième heure et que le milieu de la nuit marqua le passage du 18 au 19, René Linspiray, aidé de Renée, d’Anastasie et de Marie, ses trois filles, fit jouer le système élévateur qui remit à flot la grande cloche.

Une terrible inquiétude faisait trembler les immergés quand ils revirent le ciel et purent contempler la terre. « Sommes-nous seuls ici ! Seigneur miséricordieux, avez-vous épargné quelques justes ? »

Ils sautèrent sur la berge. La grande comète lumineuse se mirait dans l’eau ; elle incendiait la ville endormie de son panache et annulait la lune et les étoiles.

Aucun bruit ne troublait une paix profonde. Le roulement des tramways, les sifflets de chemin de fer, les courses des chevaux sur les pavés sonores, avaient cessé.

De plus en plus hérissée de la peur de comprendre, la famille s’avançait vers sa demeure sise près de l’église de la Madeleine. Elle avait abordé à l’abreuvoir de la Concorde. L’immense place était déserte ; nulle part un bec de gaz ou d’électricité ne brillait ; mais, grâce à la comète, – bien qu’elle fût en fuite, – on voyait fort clair. Au coin de la rue Royale, sous les arcades, il y avait un entassement sombre. M. Linspiray appuya sur le bouton de sa lampe électrique et eut un cri d’horreur. C’était un amas d’hommes, de femmes, d’enfants et de bêtes. On aurait dit qu’ils s’étaient tous jetés les uns contre les autres pour se protéger mutuellement. Ils avaient les yeux chavirés, les mains crispées, le visage taché de bleu. « Asphyxiés ! gémit Mme René Linspiray. Nous voilà seuls sur la terre. »

Les boutiques étaient ouvertes ; derrière les comptoirs, des personnages étaient restés assis, mais leurs visages avaient tous le même aspect sinistre.

Les derniers survivants errèrent toute la nuit, sans songer à rentrer chez eux, en proie à une indicible anxiété. Toutes les maisons étaient ouvertes, les magasins emplis de clients. Les uns tenaient encore leurs paquets ficelés, les commis étaient tombés sous les ballots qu’ils portaient ; les caissiers, la main dans leurs tiroirs remplis d’or, d’argent, ouverts, béants, restaient morts à leur poste. Toute une compagnie de soldats était restée dans la rue, encore en rang, allongée sur le sol.

Le jour se leva au milieu d’une scène d’épouvante sans nom. Affolés, les cheveux dressés, pâles comme leurs frères inanimés, les malheureux survivants erraient en proie à une douleur surhumaine. Ils visitèrent toutes les gares ; quelques trains, encore sous pression, recelaient des voyageurs écroulés dans leurs wagons, des chauffeurs roidis à leur machine.

« Est-ce donc ainsi par toute la terre ! »

Ils allèrent se réfugier en la cathédrale de Paris. Au chœur, on aurait dit que les chanoines priaient encore agenouillés dans leurs stalles ; mais, vaine illusion, ils ne respiraient plus.

Alors, devant l’autel où se consumaient les derniers cierges, le père éleva sa voix tremblante :

« Mon Dieu ! mon Créateur ! écoutez la voix de vos derniers enfants. Seuls, au milieu d’un pareil désastre, inspirez-nous. »

Alors, du tabernacle une voix franchit la porte et un timbre inconnu, jamais entendu par aucun des humains de cette génération, prononça :

« J’ai voulu régénérer la perversion des hommes ; tout ce qui arrive fut prédit. Je t’ai sauvé, mon fils, pour garder un peu de ta race. Tu suivras désormais la voie où je te pousserai, et tu auras la gloire de voir recommencer une autre humanité. Retourne, pour vingt-quatre heures, dans ton asile sous l’eau ; je vais faire pleuvoir une averse de feu qui purifiera la terre. Ensuite, tu travailleras pour vivre et prospérer. »

La voix se tut. Les cinq survivants, abîmés sur les dalles, sanglotaient. Mais un immense espoir montait de leur cœur visité par la grâce.

Ils obéirent. Ils ne se demandaient plus : « Qu’est-ce que nous allons devenir ? » Ils se disaient : « Dieu nous inspirera, » et ils comptaient avec une foi absolue sur la divine Providence.

Vingt-quatre heures plus tard, ils ressortirent de l’onde.

Cette fois, le soleil éclatant inondait une scène inexplicable pour ces Parisiens. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Ils se croyaient sur une autre planète. Où était Paris ?… Devant eux, ils voyaient une plage ; la mer calme et paisible caressait des dunes ; quelques petits îlots semblaient émerger des flots comme s’ils étaient la pointe d’un amas de ruines. La Seine se mêlait à l’Océan ; aucun pont ne demeurait suspendu sur ses eaux. La terre baignée de cendres humides reverdissait par endroits, comme fertilisée.

Stupéfaits, les malheureux Terriens envoyèrent au ciel un appel fervent. Mais le ciel demeura sourd. Dieu avait parlé ; Dieu se taisait maintenant pour quelques mille ans !

René et les siens se mirent en quête d’un abri. Leur cloche échouée leur en servit. Sur la rivière surnageaient quelques caisses provenant on ne sait d’où ; ils les recueillirent et y trouvèrent des outils, des semences, des habits. Dans l’eau nageaient des poissons ; mais l’air était désert et la campagne n’offrait la trace d’aucun animal.

Des larmes noyaient les yeux des jeunes filles, qui ne pouvaient comprendre l’avenir… mais leur foi restait inébranlable. Dieu avait dit : « Vous serez la graine d’humanité ! »

Et plusieurs mois passèrent. Du blé splendide mûrissait, des arbres montraient une vigueur merveilleuse, le travail quotidien fortifiait les travailleurs ; souvent, à présent, un sourire passait sur leurs lèvres et toujours ils priaient, fervents et croyants. Un soir, à leur grande stupeur, ils virent émerger des flots un long fuseau d’acier. Il rabattit son capot et trois jeunes hommes parurent.

À la vue d’autres êtres humains, une joie immense pénétra les uns et les autres. Les nouveaux venus s’expliquèrent : « Nous sommes trois matelots, dirent-ils ; nous faisions une manœuvre sous-marine le 18 mai et nous devions rester deux jours en plongée d’expérience. Vous dire notre stupeur quand nous revînmes à flot serait impossible. Depuis ce jour, nous errons. Nous avons parcouru des mers et des espaces que nous ne saurions reconnaître ; partout, nous avons vu la solitude immense ; aujourd’hui, enfin, nous apercevons des frères ! Dieu soit loué ! »
 
 

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(René d’Anjou, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-septième année, n° 46, mardi 15 février 1910 ; Nicolas Canu, « Le Déluge, » huile sur toile, 2012)