Une nombreuse et brillante société s’était réunie chez M. B…, le rendez-vous habituel du monde fashionable et lettré. On remarquait surtout un jeune homme physicien allemand, nouvellement arrivé à Genève, déjà célèbre par ses expériences chimiques.

On vint à parler des inventions extraordinaires qui agrandissaient chaque jour le domaine de la science et de l’industrie, depuis les chemins de fer jusqu’aux machines à vapeur, depuis le galvanisme jusqu’aux découvertes fossiles de Cuvier ; ce qui faisait espérer qu’un jour on voyagerait de notre terre à la lune au moyen des aérostats, aussi facilement que de Paris à la Guadeloupe, traversée qui autrefois semblait aussi extraordinaire.

« Pourquoi pas ? dit le physicien ; rien n’est impossible, et l’essai que je viens de réaliser me le prouve encore mieux. »

Un mouvement général de curiosité se peignit sur tous les visages.

« Qu’est-ce ? demanda-t-on de toutes parts, avec cette avidité du nouveau qui nous dévore.

– Probablement, monsieur a trouvé le mouvement perpétuel, interrompit, avec un sourire sardonique, un élégant qui faisait métier de douter et de railler de tout.

– Il n’y a rien que de très simple, répondit le physicien, sans remarquer le ton du jeune homme ; j’ai appliqué le système de l’électricité aux cordes d’un violon dont le son seul produit, par ce moyen, une commotion galvanique sur les objets qu’il frappe. Je l’ai déjà éprouvé sur une plume et sur une chaise que l’action de la musique a fait mouvoir à mon gré, et je ne doute pas qu’il n’ait le même pouvoir sur une personne vivante.

– Oh ! s’écrièrent à la fois tous les assistants, montrez-nous votre violon électrique.

– J’y consens, mais à une condition, c’est qu’un de vous consentira de me servir de point de contact, et je ne crois pas pouvoir mieux convaincre monsieur, ajouta-t-il en désignant l’interlocuteur malencontreux, qu’en le choisissant lui-même pour l’épreuve. »

Tout le monde applaudit à cette malice ; et, à son grand déplaisir, M. le sceptique se vit forcé d’accepter son rôle.

« Au moins, dit-il, vous promettez que je ne cours aucun danger : car je me défie de tous vos essais d’électricité ; si vous alliez me casser un bras ou une jambe ?

– Comment ! vous avez déjà peur, lui crièrent ses amis, satisfaits de cette occasion d’humilier son amour-propre.

– Je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’a rien à craindre ; laissez-vous conduire, voilà tout. »

À ces mots, le physicien courut chercher son violon. Il reparut bientôt avec l’instrument merveilleux sur lequel se fixèrent tous les regards avec une espèce d’effroi. On s’attendait à lui voir une forme bizarre. À l’étonnement général, c’était un violon ordinaire, seulement usé et vieilli par tous les bouts, ce qui lui fit perdre beaucoup dans l’opinion publique.

Le physicien plaça le jeune homme en face de lui, de manière à ce que tous les sons fussent conduits directement à son haleine par la colonne d’air mêlée au fluide. Il lui recommanda de rester immobile, et se mit à préluder comme un homme qui s’inspire ; ce furent d’abord des notes faibles, inachevées, mourantes, semblables à des bruits vagues ou des feuilles tombantes, des accords voluptueux qui répandaient une douce langueur, et dilataient les organes ; puis, les sons devinrent plus rapides, plus vifs, plus saccadés, comme des flots que l’orage amoncelle sourdement contre les rochers, ou comme les branches de peupliers qui crient sous le vent d’automne ; on aurait dit aussi le givre tombant par une froide pluie de novembre.

Toutes les dames en avaient mal aux nerfs et le suppliaient déjà de s’arrêter ; quant au jeune homme, il pâlissait à vue d’œil, mais il était roide et silencieux ; on l’aurait pris pour une statue funèbre. Bientôt, la musique s’élança, brillante et mélodieuse comme un orchestre aux cent voix ; les cordes sonores semblaient se multiplier sous les coups de l’archet ; c’étaient des soupirs étouffés, de la joie et des pleurs, de la douleur et de la volupté ; les grincement de l’enfer et les concerts des anges ; hymne sublime et immense, où tout se fondait par d’étranges symphonies.

L’auditoire entier, suspendu dans l’attente, était presque ensorcelé par un charme irrésistible.Tout à coup, un oscillement convulsif saisit les membres du patient, et il se prit à danser en grimaçant malgré lui. Des hourras accueillirent cette nouvelle espèce de danse, et chacun se mit à battre la mesure pour accompagner le malheureux qui suffoquait ; le physicien rayonnant redoubla de vitesse, et arracha des notes stridentes au morceau de frêne. Le jeune homme dominé par le pouvoir infernal dansait toujours, et suivait les impulsions de l’électricité ; la sueur découlait de son front ; sa peau se crispait ; il demanda grâce. Les jeunes gens, que cette scène amusait, criaient : « Encore ! encore ! » Le physicien, content de se venger un peu de son fat, continua l’air magique ; celui-ci était dans un état affreux, et faisait de vains efforts pour résister, pressé de plus en plus par le diabolique solo ; enfin, à la prière des assistants, le physicien s’arrêta et déposa le redoutable violon, plus merveilleux que celui de Paganini.

Mais, ô surprise ! le jeune homme dansait encore, comme si la musique n’avait pas cessé. Le physicien se hâta de lui donner des spasmes pour le décourager : inutiles efforts ! ses nerfs délicats étaient trop fortement attaqués ; le fluide le gouvernait à son gré ; le magicien commença à se repentir de son imprudence ; il ouvrit la fenêtre pour qu’il pût respirer, et lui fit des aspersions d’eau qui l’irritèrent davantage. Alors, l’effroi s’empara de tous les esprits ; le médecin appelé déclara qu’il craignait qu’une crise de folie ne succédât à ces convulsions, parce que le cerveau était visiblement enflammé, et qu’il fallait attendre l’épuisement.

Cependant, les joues hâves du malheureux se creusaient à chaque moment, des râles sourds s’échappaient de sa poitrine haletante, ses yeux paraissaient sortir de leur orbite ; on tremblait qu’il ne se brisât le front sur les murailles ; nulle force ne pouvait le contenir et ses bonds étaient effrayants.

Le physicien, désespéré, le saisit avec vigueur et l’embrassa étroitement pour se rendre maître de sa frénésie ; ils luttèrent ainsi quelques minutes, puis, comme un éclair, l’un des deux fut lancé par la croisée, et le spectre reprit sa danse. Le pauvre Allemand avait payé cher sa cruelle expérience. Après une pareille leçon, personne n’osa plus s’approcher du malade ; il dansa toute la nuit, et les premiers rayons du jour bleuirent sur une forme de squelette étendu à terre, roulé dans les rideaux qu’il avait arrachés, comme dans son linceul.

Dans cet état d’anéantissement, on lui prodigua tous les secours possibles. Lorsqu’il revint à lui, il était plus calme ; mais, de temps en temps, le même tremblement fébrile agitait son corps ; il n’y avait plus d’espoir de guérison.

Il expira au bout de trois jours ; et l’on raconte que, dans sa bière, son corps remuait encore par intervalle. Personne ne voulait l’enterrer.

Le bruit se répandit que le diable s’était emparé de son âme.

La jeune fille avec laquelle il était fiancé devint folle, et fut ensevelie le lendemain auprès de la fosse de son amant.

Priez pour eux !
 

(Courrier de l’Ain.)
 
 

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(Anonyme, in Journal du Commerce de Lyon, onzième année, n° 1607, vendredi 28 mars 1834)