L’astronome Michel Bartay arpentait son cabinet de travail en proie à une surexcitation d’halluciné.

C’était ce soir… ce soir, dimanche 16 janvier, la fin du monde ! il en avait la certitude… elle s’étalait là, monstrueuse, inexorable, sur une feuille de papier où des chiffres, avec une évidence tragique, la lui criaient…

Un long frisson martyrisa sa chair : oui, ce soir, à 23 h. 07, un cataclysme planétaire restituerait la Terre au néant…

Deux mois plus tôt, une nuit, tout son être s’était gonflé d’une allégresse triomphale… L’œil collé à sa lunette, il avait vu surgir un astre nouveau dans les plaines célestes dont la topographie lui était aussi familière que les sentiers de son pays natal… C’était un point brillant, ourlé d’un nimbe… Bientôt le point grossit, se précisa, et le savant distingua une comète gigantesque comme, de mémoire d’homme, on n’en avait vu resplendir au firmament. Vertigineuse vagabonde surgie de l’infini, elle accourait, secouant dans l’immensité sa chevelure fulgurante…

Cette découverte avait fait de l’astronome un homme célèbre du jour au lendemain ; son nom fut clamé aux quatre coins du monde et il reçut la visite d’une multitude de reporters à qui il parla de « sa » comète, avec la proximité et la fierté d’un père qui ne tarit pas sur les mérites de son enfant. Aussi, chaque nuit, des millions d’êtres contemplaient-ils avec une curiosité un peu inquiète cette étoile formidable qui étincelait dans la nue comme une pièce d’artifice gratuite et permanente.

Mais, un jour, le savant tressaillit et un prodigieux émoi étreignit son cœur… Là… là… de ses calculs, surgissait une chose effroyable ; au point extrême de sa course parabolique autour du soleil, la comète tournerait, sa queue balayerait l’espace ; et la Terre, soumise aux lois implacables de sa révolution, la Terre que la fatalité poussait sur le passage du météore, trouerait comme une balle cette crinière de feu… L’astronome avait tout de suite procédé à l’analyse spectrale… Horreur, elle avait dénoncé la présence d’hydrogène en combustion, d’hydrocarbures, d’oxyde de carbone, gaz dont la morsure enflammée et la nocivité ne pardonneraient pas… C’était l’anéantissement de la Terre dans cette collision de mondes…

Michel Bartay avait clamé son angoisse dans les journaux… Il avait donné des chiffres, étalé des preuves… Mais le public s’était moqué de lui, le prenant pour un fou… Des chansonniers avaient rimé des scies sur son nom ; des humoristes l’avaient ridiculisé…

Mais, insouciant de ce persiflage, il continuait de crier sa prophétie terrifiante…

Et c’était ce soir, dimanche 16 janvier, à 23 h 07, que le cataclysme aurait lieu. Il en avait calculé la date et la seconde avec une précision cruelle, avec la même exactitude que Le Verrier avait découvert, au bout sa plume, la planète de Neptune… Il n’y avait aucun doute ; la science ne pouvait se tromper : la Terre, soumise aux lois éternelles des constellations, fonçait sur le chemin obscur de sa perte, roulant dans son char énorme toute l’Humanité condamnée à mort…

Le savant s’arrêta, et alla inspecter par la fenêtre le ciel où, dans les ténèbres glacées, les étoiles palpitaient d’une vie infinie… il frissonna…

« J’ai froid, murmura-t-il… ce feu ne tire pas, » et il secoua la grille de son poêle…

Il se dirigea vers son bureau et s’assit… Il regarda son chronomètre… 22 h. 35… Il fut pris d’un tremblement… lui seul peut-être souffrait parmi tous les hommes, car lui seul connaissait l’horreur de son destin… Toute sa vie se révoltait, tous ses instincts se dressaient contre les forces inéluctables qui allaient le briser…

Il prit sa tête entre ses mains… Une question lui rongeait le cœur, à laquelle il ne pouvait répondre : Comment cela se passerait-il ? La Terre flamberait-elle comme une gigantesque torche, ses océans soudain transformés en chaudières, toute sa vie éructée en une prodigieuse et déchirante clameur ? ou les gaz délétères empoisonneraient-ils préalablement tous les êtres ? Il ne savait, mais il imaginait la planète, frappée d’une stérilité éternelle, continuant sa course aveugle, ne gardant en souvenir du passage de l’homme, qu’un peu de poussière impalpable à sa surface ; et il évoquait les temps sans nombre pendant lesquels la lune et le soleil illumineraient alternativement la désolation infinie de la Terre, désormais toute semblable à ces mondes défunts dont il avait scruté, à la lunette, la vie minérale, et où il avait épié, en vain, un frémissement…

À ce moment, une chanson joyeuse, où s’entremêlaient quelques voix claires, monta de la rue…

« Les malheureux ! les malheureux ! » murmura le savant…

L’Homme ! C’était donc la fin de l’Homme ? C’était donc là l’aboutissement de cette longue ascension de l’être vers la possession du monde dont la science, sans cesse, élargissait et illuminait les horizons ? Ah ! que de millénaires révolus depuis l’apparition, sur la surface du globe, de la première cellule vivante ! Par quelles larves monstrueuses avait-elle passé, au travers de quels batraciens colossaux avait-elle successivement évolué, quelles formes formidables l’avaient véhiculée jusqu’à ce qu’elle s’épanouît en l’organisme harmonieux et perfectionné de l’Homme ?… Sans doute, lui, Michel Bartay, avait en soi un peu de ces reptiles et de ces félins, et, au souvenir de cet héritage, il se sentait remué au plus profond de sa chair…

Il revoyait les premiers hommes, hordes mornes et malhabiles, bestiales créatures perdues dans les flots des savanes, dans l’océan de forêts où elles étaient en proie à la perfidie des bêtes et à la brutalité des éléments. Il les voyait hirsutes et difformes, n’ayant pour se défendre pendant le jour qu’un bâton noueux ou qu’un silex ébréché, et se blottissant dans les ténèbres cruelles et les pénombres insidieuses sous la sauvegarde du feu aux dents rouges et dévoratrices…

Puis c’était le lent cheminement de l’Humanité, guidée par cette sorte d’instinct supérieur qui devait s’appeler l’intelligence, vers plus de bien-être et de bonheur… Peu à peu, les crânes obscurs s’éclaircissaient… Voici l’homme des dolmens, celui des palaffites… celui qui sait travailler le fer et modeler l’argile… les vaisseaux sillonnent les mers… les villes naissent, et, après des milliers d’années de tâtonnements, de luttes, c’est le débordement orgueilleux de cette cité trépidante où l’électricité resplendit, où la vapeur halète, et sur laquelle l’aéroplane vertigineux…

Onze heures sonnèrent… L’astronome sursauta… Dans quelques minutes… dans quelques secondes, il ne resterait plus rien…

Rien ? Onze heures cinq… Soudain, il ressentit une douleur à la tête…

« C’est le commencement ! » pensa-t-il.

Un silence effrayant semblait déjà engloutir le monde… La pesanteur de son front s’accentuait… Il murmura :

« C’est l’empoisonnement par l’oxyde de carbone !… J’aime mieux cela ! »

Ses membres s’engourdissaient… Il voulut se lever de son siège… il y retomba pesamment.

« C’est la fin… la fin… bégaya-t-il… Je l’avais bien dit !… Je l’avais bien dit !… »

Et, tandis qu’un immense orgueil mêlé à une terreur sans nom dilatait sa poitrine, il sombra dans le néant…

… Lorsque le lendemain soir, le concierge de la maison, inquiet de n’avoir pas vu l’astronome de la journée, se décida à pénétrer dans l’appartement, il trouva son locataire étendu roide sur le tapis, asphyxié par sa salamandre qui avait un mauvais tirage… Il retourna le corps… puis, saisi d’épouvante, dévala l’escalier en clamant :

« Monsieur Bartay s’est suicidé… Au secours ! au secours !… »
 
 

 

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(Pierre Nezelof, « Contes de l’Avenir, » in L’Avenir, quatrième année, n° 1043, mercredi 19 janvier 1921 ; « Monsieur Babinet, prévenu par sa portière de la visite de la comète, » gravure d’Honoré Daumier, in Le Charivari, vingt-septième année, mercredi 22 septembre 1858 ; John Everett, « A Comet, » huile sur papier, sd)