CHAPITRE IX

 

LA FACE INCONNUE DE L’UNIVERS

 
 

Le grand Zin m’en avait dit assez pour m’inciter à réfléchir durant ma vie entière. La comète prenait à mes yeux un sens particulier. Je voyais ma théorie confirmée.

Je contemplai le sentier au flanc de la colline : là résidait le secret de toutes choses. Je désirais tant y monter et actionner la manette. Je bouleverserais la cohésion de la comète et elle ne serait plus qu’un ion affolé !

Qu’arriverait-il ? Quelles en seraient les conséquences ?

Je n’étais pas seul à y penser.

« Tous les hommes sont-ils donc astronomes ? demandait Sora. Tous les hommes rêvent-ils des étoiles ? Passent-ils tout leur temps à essayer de percer leur mystère ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce que mon père était astronome. C’était le seul homme que je connus avant ton arrivée. À présent te voici, et les étoiles sont également ton unique pensée. Oh ! je voudrais savoir à quoi elles ressemblent !

– Quoi ?

– Les étoiles. Elles doivent être si belles ! Je voudrais tant les voir. Je voudrais me trouver à Zar ou sur la Terre. C’est inouï d’y penser : Zar est quelque part à des centaines de milliers de kilomètres, ta propre Terre est à des milliers de kilomètres d’ici. Et il faut que je reste dans cette vieille comète ! Je la déteste ! Elle n’a rien d’autre à m’offrir que cet anneau terrifiant et son affreux coma. J’aspire à connaître les étoiles ! »

J’essayai de lui parler des étoiles. Je lui décrivis les cieux ; elle restait alors immobile et rêveuse, les yeux étonnés, l’imagination vagabondant dans ces lieux féeriques.

Je la quittai pour pénétrer dans la maison. Je voulais regarder l’enregistreur de position de la comète. Je l’avais suivi de près jusqu’alors. Après les yeux de Sora, c’était bien l’objet le plus captivant du noyau. J’aimais observer le pointage de la course de la comète dans l’Infini. Sora ne me suivit pas. Je trouvai un parchemin écrit en zarien ; j’essayai de le déchiffrer.

Brusquement…

Ce fut si soudain… Un tremblement, un gémissement, un grondement sourd…

La maison frémit tout entière. Je tombai à terre et roulai contre le mur. Des explosions continues, terrifiantes, m’assourdissaient.

Puis le silence. Un silence mortel.

Le lac ! Il avait dû se déverser dans l’anneau. Ce ne pouvait être que cela. Je pensai à Sora et me précipitai dehors.

Elle descendait en bondissant le sentier de la montagne, ses cheveux blonds flottant au vent, son corps de sylphe volant comme une plume. La montagne croulait. D’énormes roches culbutaient autour d’elle. Elle les évitait, sautait entre elles et descendait toujours…

Je me précipitai au-devant d’elle. Enfin, elle atteignit la plaine et je la reçus, pantelante, dans mes bras.

« Sora, Sora, qu’as-tu fait ? »

Elle me jeta les bras autour du cou et désigna le sommet de la montagne.

« Oh ! Alvas, s’exclama-t-elle, j’ai fait ce que mon père a dit. Il est mort sans avoir accompli le geste qu’il désirait. À cause de moi. Tu es astronome aussi. L’amour n’est que sacrifice. Je t’aime ; tu veux connaître le secret des étoiles, et moi je désire tant les voir ! Je hais cette comète. Entrons vite dans la maison et faisons ce que mon père prescrivait. Buvons le contenu des fioles. »

Le noyau ne formait plus qu’un mur opaque et cramoisi. Le coma se figeait au-dessus de nous comme une mare de sang épais. Nous étions au centre d’un phénomène inconnu de tout être humain ! La comète devenait folle. Nous étions emportés à une vitesse suprême, supérieure à celle de la pensée. Pas de temps à perdre.

Nous nous précipitâmes dans la maison, saisîmes les fioles ; la lumière fit scintiller le liquide. Je me rappelle confusément le mécanisme d’horlogerie et l’indicateur dont l’aiguille progressait par bonds, comme saisie de folie… Je nous revois, Sora et moi, levant la fiole dans un même geste. Nous nous tenions embrassés…

J’ignore totalement combien de temps s’écoula et ce qui arriva ensuite. Quand je repris mes esprits, je tenais toujours Sora dans mes bras ; son visage effrayé se levait vers le mien. De son doigt pointé en l’air, elle désignait le ciel… ou du moins l’endroit où le ciel aurait dû se trouver.

Un toit immense, translucide, nous recouvrait. Sa convexité s’appuyait sur d’énormes falaises rosâtres. À l’examen, il semblait osciller. Je me retournai. Un large espace, semblable à un golfe, s’ouvrait devant moi. Le sol teinté s’étendait jusqu’au bord de cet abîme. Je relevai la tête : je touchai presque le toit. Descendait-il sur nous ou grandissions-nous de seconde en seconde ?

Sora poussa un cri. D’instinct, je la saisis dans mes bras et courus vers le bord de l’abîme. Sous mes pieds, le sol rose, creusé de sillons, était cependant lisse comme du verre. Jamais je n’avais vu matière aussi bizarre. Au bord même, je m’arrêtai et jetai un regard en arrière.

Le toit acheva de descendre et se posa enfin devant nos pieds, devenant ainsi un plancher semblable à un vaste plateau.

Un regard jeté vers le golfe me fit frémir. Quel chaos ! Malgré mon expérience et mon mépris du danger, j’en ressentis un frisson inoubliable.

Le bras de Sora se serra autour de mon cou.

Nous grandissions.

Nous n’avions pas le choix ; l’abîme m’effrayait trop. Nous grimpâmes sur le plateau. Je posai les pieds sur sa surface lisse et courut vers le centre.

Cependant, nous n’y trouvâmes pas le salut. Tout continuait à diminuer autour de nous. L’étrange matière que nous avions prise pour un toit, ensuite pour un plateau, se rétrécissait toujours. Du moins en avions-nous l’impression.

En réalité, je savais bien que nous grandissions à une allure extraordinaire. En quelques secondes, le plateau devint si petit que je gardais à peine mon équilibre. Tout autour de nous se dessinaient d’incompréhensibles profondeurs. Pour éviter une chute, je dus m’asseoir à terre, puis me tenir à califourchon sur le plateau. Je plaçai Sora devant moi et la tint serrée. J’essayais de comprendre notre aventure. Sora poussa encore un cri. Elle regarda en l’air et s’exclama :

« Oh ! Alvas, qu’est-ce donc ? Oh ! Qu’est-ce là ? »

Quelle merveille ! Nous avions devant nous deux cercles brillants, chatoyants de coloris splendides. Je regardai, fasciné. Les doigts de Sora me serraient le bras. Je l’entendis réprimer une exclamation. Des yeux ? Les merveilleuses lumières étaient des yeux ! Les yeux d’un être humain ! Je voyais un visage.

Un bruit soudain brisa le silence. Un coup de tonnerre, un rire effrayant. Le plateau bougea et nous traversâmes les espaces. Nous avions du mal à conserver notre équilibre, mais j’eus le temps d’observer autour de moi.

Nous étions sur un pouce dont nous chevauchions l’ongle. Il nous transportait à travers une pièce. Le rire résonna de nouveau. Nous sortions de sous le pouce ! Voilà ce que j’avais pris pour un toit !

L’abîme se remplit. Je remarquai une vaste surface plate sous moi. Le pouce nous tenait au-dessus d’une table. Nous nous trouvions dans une pièce immense, pleine d’hommes, d’objets énormes, inconnus. Tout le monde parlait et remuait en même temps. Quel bruit assourdissant !

Et nous grandissions toujours !

Enfin, nous fûmes assez grands pour sauter sur la table. Je pris la main de Sora dans la mienne et me dressai.

Nous commencions à comprendre notre entourage. Des hommes barbus, de haute taille, splendides et majestueux, se penchaient sur nous. Dans leurs yeux, je lus la stupéfaction. Nous étions aussi miraculeux pour eux qu’eux pour nous. Tenant toujours Sora, je fis un geste circulaire, les invitant à s’asseoir.

Ils comprirent. Là ! C’était mieux ainsi.

« Oh ! Alvas, quelle est donc cette pièce ? Qu’est-ce qui pend là, au plafond ? »

Je suivis son regard. Nous étions dans un observatoire !
 
 

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(Austin Hall, traduit de l’américain par Lola Tranec, in Carrefour, sixième année, n° 256 et 257, mercredis 10 et 17 août 1949)