Julius Leroy se laissa tomber sur une chaise, stupéfait de ce succès brusque, vainement poursuivi deux ans. Réalisée, cette merveille dont l’espérance lui était pourtant familière, lui apparut tout à coup inadmissible et insensée. Il contemplait son garni médiocre de petit employé, le lit défait, le canapé défoncé, la tapisserie sale, décor historique et banal d’un événement prodigieux. Pourtant, sur le marbre fendu du lavabo, dans un morceau de journal, brillaient, d’un éclat de grenats, les petits cristaux de la pierre philosophale et, sur le réchaud à gaz, tout au fond de la capsule de porcelaine d’un rouge sombre encore, se figeait un petit culot de métal jaune, scintillant.

Il avait réalisé le vieux rêve des alchimistes. Atteint, ce rêve qui l’avait soutenu dans ses luttes lui manquait soudain ; il était riche, incalculablement ; il était le maître de l’or, maître du monde ; il désira, pour cette puissance inouïe, un but digne d’elle, et il s’avisa qu’il n’avait jamais clairement imaginé le lendemain de son triomphe et son devoir nouveau. Il se sentit inférieur à son destin fabuleux.

Deux mois plus tard, de l’or fabriqué en secret, il avait acheté un laboratoire et il y accumulait des lingots hâtivement ; il s’interrogeait encore sur son avenir ; il ne trouva qu’un emploi de sa puissance : donner.

Et la nouvelle stupéfiante éclata alors sur le monde. La grève générale menaçante acculait les Chambres au vote ruineux d’une loi sur les retraites ouvrières. Au milieu d’une séance, le ministre des finances annonça soudainement qu’un particulier avait, une demi-heure auparavant, offert les six cents millions nécessaires à l’État, et que la Banque de France venait de recevoir deux cent cinquante tonnes d’or en dépôt. Pendant quelques minutes, la Chambre fut folle et, le lendemain, le pays sembla délirer.

Vingt minutes après la séance de la Chambre levée en signe d’allégresse nationale, l’hôtel de Julius Leroy avait été envahi par les reporters ; à sept heures, il y avait dix mille personnes avenue des Champs-Élysées, sous ses fenêtres ; un peloton de la garde républicaine tentait en vain d’établir un service d’ordre. L’hôtel fut emporté d’assaut par la foule qui s’écrasait dans les escaliers et jusque dans les chambres ; tout le monde voulait voir J. Leroy, lui parler ; on emporta des fragments de journaux qu’il avait lus, des crayons qu’il avait maniés, des débris de son mobilier saccagé par la poussée de la foule ; il dut tous les quarts d’heure se montrer au balcon d’où il vit Paris illuminé ; il lui fallut mettre le revolver à la main pour défendre la porte de son laboratoire ; il faillit être étouffé par la cohue et reçut ainsi les ministres et le Président de la République. On ne put le dégager, refouler ses admirateurs et fermer l’hôtel qu’à une heure du matin. Julius Leroy n’avait pas soupé et tombait de fatigue ; il avait refusé de livrer son secret, mais il avait promis de donner, pour toutes les œuvres, inépuisablement.

Huit jours plus tard, il était le Roi de Paris, le Roi du monde. Le vertige de l’or innombrable, infini, fabuleux, tournait toutes les têtes, au fond des villages sibériens comme dans les bourgades des Cévennes, et, jusque sous les tentes du désert, des Touaregs prononçaient son nom. Son portrait était dans toutes les maisons. Le gouvernement inaugurait sa statue place de l’Opéra ; on copiait ses toilettes ; il était de bon ton d’imiter une légère boiterie dont il souffrait. Trois arrondissements l’avaient élu député sans qu’il fût candidat. Le secrétaire de l’Académie des sciences avait démissionné pour lui offrir son fauteuil ; on répétait ses mots, et, quand il entrait à l’Opéra, la salle était debout.

Lui donnait, donnait toujours, fondait des prix, soutenait toutes les œuvres, subventionnait le Trésor ; il avait dû s’entourer d’un véritable ministère pour recevoir des milliers de quémandeurs et répondre à des millions de lettres. Un torrent d’or jaillissait sur le pays.

Travaux publics, expéditions coloniales, réfections d’armements, créations d’écoles, œuvres d’assistance publique, grandes entreprises commerciales, il commanditait tout et c’était dans la France entière, sous l’afflux des commandes publiques et privées, un élan de production, une apogée de prospérité sans exemple.

Maître de quiconque attendait son succès ou son salut de cette libre munificence, chef de parti, arbitre des partis, lui vivait, puissant et solitaire, isolé de tous par le labeur secret qui devait suffire aux besoins d’une nation et qu’il voulait accomplir seul.

Il ne jouissait point de sa popularité, de ses richesses inouïes ; il n’en avait point le temps et ne l’osait plus. Tous l’espionnaient. Les femmes, qui s’offraient à lui, épiaient ses rêves ; il surprit l’une d’elles qui, le croyant endormi, essayait d’ouvrir la porte à secret de son laboratoire ; il dut se recruter une garde.

Cependant, le torrent d’or inondait le monde. Malgré les importations croissantes de l’étranger, la hausse constante de tous les produits semblait le signe d’une prospérité sans exemple. Des industriels, des négociants cédaient leurs maisons, enrichis en quelques mois.

Mais bientôt, le renchérissement des matières premières surprit ; il y eut des plaintes ; la rente, après des mois de hausse, commença à baisser continûment et toutes les valeurs avec elle. La vie devenait chère ; les fonctionnaires se plaignirent ; beaucoup de rentiers vendirent leurs titres dont le revenu devenait dérisoire dans cette hausse générale des prix ; les ouvriers, malgré les élévations de leur salaire, prétendaient ne plus pouvoir vivre ; des grèves éclatèrent.

Un économiste signala que tout cela venait de la multiplication de l’or ; il faillit être écharpé ; Julius Leroy était encore l’idole de la foule ; il donna aux grévistes ; il soutint les patrons.

Mais la hausse impitoyable continua ; toutes les prévisions étaient bouleversées ; à un mois d’intervalle, les contrats devenaient inexécutables. Tout commerce ne fut plus bientôt qu’une spéculation fiévreuse et incohérente. Il y eut des faillites, des suicides sensationnels ; à ses rares sorties, des veuves, des orphelins insultèrent l’alchimiste.

On commença à l’accuser publiquement de vouloir la ruine du pays ; mais la plupart des journaux le défendaient encore pour les largesses passées, et surtout pour celles qu’ils attendaient encore de lui.

Il y eut des bagarres. Des exaltés parlaient de le tuer pour anéantir avec lui son secret funeste. Il s’aperçut qu’on cherchait à l’empoisonner ; il ne sortit plus.

Il vécut seul avec une maîtresse d’autrefois : un petit trottin de modiste qui l’avait aimé pauvre et dont il était sûr.

Il fit, de son palais de l’avenue des Champs-Élysées, une forteresse. On ne l’approcha plus. Il fut prisonnier de sa sûreté, comme Abdul-Hamid. Il s’entêta à réparer avec de l’or les désastres dont on l’accusait. Le charbon était à 150 fr. la tonne ; un poulet se vendait dix-huit francs ; en un an, dix milliards avaient plu sur le pays.

La frappe de l’or devint le grand problème politique. Après les élections, la gouvernement nouveau la suspendit malgré une opposition acharnée. Ce fut l’effondrement de toutes les œuvres entreprises depuis dix mois sans autre capital que la manne inépuisable escomptée par les promoteurs, l’abandon des projets immenses ébauchés par l’État. La révolution commença ; l’or tomba à 500 francs le kilo : c’était la ruine de tous ceux qui détenaient des lingots ; ils recoururent aux monnaies étrangères, et l’Europe, dont la France drainait depuis dix mois les produits, s’alarma ; les Cours d’assises ne jugèrent plus que des faux-monnayeurs. Des intérêts si énormes étaient en jeu que l’action judiciaire en était entravée. Le parti de l’or s’arma ; la guerre civile était imminente.

Julius Leroy était épouvanté de son œuvre ; mais, il était trop tard ; et la colère croissante de ce peuple dont il avait voulu être la Providence l’emplissait d’amertume ; les menaces, les attentats surexcitaient en lui un instinct de lutte sauvage et la réclusion l’exaltait.

Le pain devint si cher qu’on vit venir la famine. Un jour, sa pauvre petite maîtresse, son seul amour, sa seule joie, était sortie de l’hôtel. On reconnut sa voiture ; ce fut une émeute. La foule soudain vit rouge. L’enfant fut arrachée du coupé, étranglée, piétinée, mise en pièces ; on promena sa tête dans Paris.

Ce fut la guerre civile ; le jury acquitta les meurtriers. Julius Leroy était venu témoigner à l’audience, escorté d’une foule armée. Il faillit être tué vingt fois, et, fou de désespoir, il jura d’exterminer ce peuple de sauvages, assassin d’une enfant de dix-huit ans.

Il publia son secret et, désespérément, follement, dans l’épouvante du lendemain, tout le monde en cachette fit de l’or. Les gouvernements démonétisèrent l’or et firent de l’argent l’étalon légal. Ce fut par toute l’Europe un bouleversement terrible de toutes les fortunes. Alors, implacablement, Julius Leroy révéla que la « pierre au blanc » transmuait les métaux en argent.

L’inondation d’or et d’argent continua sans merci, dévastatrice et irrésistible comme l’antique déluge des quarante jours, dans l’émeute quotidienne et la famine grandissante.

Et, soudain, ce fut l’effondrement dans l’épouvante, et l’agonie d’une race. Le chiffre ancien des impôts ne représentait plus que des ressources infimes, qu’on ne pouvait augmenter dans la débâcle financière du pays. Un emprunt tenté échoua. L’État suspendit ses paiements ; dépenses nationales, dette publique, pensions, traitements, tout fut supprimé en un jour et, du même coup, sautèrent les dernières banques qui luttaient encore et la moitié des financiers européens. En un jour, tous les services publics s’arrêtèrent. Il n’y eut plus de postes, plus de chemins de fer, plus de justice, plus de fonctionnaires, plus de gendarmerie, plus d’armée, plus de commerce, plus de travail, plus de pain, et pour endiguer cette anarchie, les armées étrangères franchirent librement les frontières.

Deux millions d’hommes se ruèrent les uns sur les autres, dans une folie désespérée. La garde de l’alchimiste disparut dans l’assaut de l’émeute et, le soir, après une journée de carnage, Julius Leroy, affreusement mutilé et crucifié, vivant encore, au faîte de son palais, regarda mourir, sous le ciel rouge, dans Paris en flammes, le peuple qu’il avait vaincu.
 
 

 

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(Édouard d’Hooghe [sixième prix du Concours littéraire du Journal], in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, onzième année, n° 3459, vendredi 21 mars 1902 ; repris dans Le Réformateur, journal politique, satirique et des réformes nord-africaines, première année, n° 4, dimanche 12 juin 1904. Félicien Rops, « La Tentation de saint Antoine, » pastel et gouache, 1878)