III
Mon hôte m’avait dit :
« Puisque vous voulez bien collaborer avec moi, je tiens à vous faire débuter par le commencement logique. Laissons le compsognathe de côté. Il vous faut d’abord savoir comment on procède pour extraire les ossements et les empreintes. Aujourd’hui, vous m’aiderez à ajuster les bras de l’iguanodon, pour en finir avec lui ; et demain nous gagnerons la caverne. »
C’était donc une caverne. Je n’avais pas fait de remarque ; et maintenant, dans l’orangerie, montés sur une échelle, nous fixions à son éclisse de fer un humérus monstrueux.
Le jardinier se montra.
« Je n’ai pas besoin de vous, Thomas, fit Gambertin ; monsieur vous remplace. »
Le vieux serviteur, avec son rictus madré, sortit.
« C’est mon auxiliaire habituel, une vraie brute. Il en est encore à voir, dans les fossiles, des produis de luxe de la terre, des créations inutiles de forces mal orientées, quelque chose comme un ouvrage de dame…
Prendre ça pour des squelettes ! jamais ! Il n’est pas superstitieux, lui ; on ne lui en fait pas accroire si facilement ! Que Lucifer se cache la nuit derrière les arbres, ça, c’est indiscutable ; mais qu’un os soit un os, quelle farce ! »
Gambertin boulonnait la main droite de l’animal.
« Eh bien, Dupont, que vous semble de cette menotte ? Voilà, n’est-ce pas vrai, un pouce que le voisin ne possède pas ? »
En effet, les deux sauriens, pareils de taille et de silhouette, se différenciaient en ceci : le mégalosaure était doué de cinq doigts égaux à chaque patte, et le pouce de l’iguanodon, déparant une véritable main, se terminait par une longue phalange pointue, d’aspect formidable.
– Quel poignard !
– Et encore, fit Gambertin, les griffes manquent.
– Ce géant devait être la terreur de son temps ?
– Détrompez-vous ; l’iguanodon, une manière de vache pour le tempérament, n’attaquait point ses contemporains ; il se défendait contre leurs assauts. Montez jusqu’à son crâne, examinez ses dents… elles sont d’un ruminant inoffensif.
– Le devant en est dépourvu, dis-je du sommet de l’échelle.
– C’est, répondit Gambertin, que le bec fait défaut. La corne ne résiste pas à la décomposition.
– Le bec ?
– Mais, oui, un bec d’aigle, fait ainsi, vraisemblablement… »
Et, sur la muraille, du bout de son tournevis, Gambertin esquissa une figure. Il reprit : « Ils ont une autre différence. »
En effet, le colosse reposait sur des serres trapues, particularité non partagée avec le mégalosaure. Celui-ci possédait quatre pattes identiques.
« L’un est ornithopode, et l’autre théropode, expliqua mon professeur.
– Vous avouerez, lui dis-je, qu’à part le nez et l’extrémité des membres, ils se ressemblaient comme deux frères.
– Je vous le concède, deux frères, mais Abel et Caïn. Élevez-vous jusqu’à l’autre mâchoire… »
J’escaladai de nouveau l’échelle.
Le mégalosaure ouvrait une gueule de caïman, hérissée de crocs sanguinaires.
« Oh, oh, voilà qui change tout !
– Croyez-moi, Caïn mégalosaure a souvent dévoré Abel iguanodon. Et c’est peut-être de là que ce mythe est parti, qui le sait ? »
C’est en échangeant de tels propos que nous achevâmes de monter l’iguanodon.
Le lendemain fut une journée plus fatigante.
Dès l’aube, notre petite caravane s’était enfoncée à travers les bois. Nous suivions, sous les feuilles naissantes, un chemin de gazon. « Nous, » c’est-à-dire Gambertin, Thomas, quatre solides paysans, le maigre Saurien traînant un énorme tombereau, et moi.
Didyme et ses compatriotes conversaient obscurément, Saurien soufflait en déplaçant avec effort le poids du tombereau vide, et Gambertin marchait sans rien dire.
Sous cette latitude, la chaleur, en 1900, fut tropicale. Au commencement de ce mois d’avril, on souffrait déjà. Aussi avancions-nous sans hâte.
Livré à mes réflexions, je ne m’approchais pas des montagnes suspectes sans une sourde appréhension. Il me parut que ces bois, en fête de renouveau cependant, présentaient quelque chose… d’indéfinissable, mais de lugubre à coup sûr. Il manquait un élément, me semblait-il, aux réjouissances du printemps.
Cet élément, – je le reconnus à force de chercher et je m’étonnai de ne l’avoir point remarqué tout de suite, – c’était la présence babillarde et agitée des oiseaux. Quel lieu funèbre qu’une forêt silencieuse !
Je fis part de ma surprise à Gambertin. Il me répondit :
« C’est ainsi dans toutes les régions volcaniques. Les animaux craignent les convulsions sismiques et devinent l’endroit où elles sont possibles. J’ai bien des fois constaté cette loi de conservation ; la campagne de Naples et l’île de Capri en sont tout endeuillées. Mais vous voyez que l’instinct persiste à redouter des périls passés depuis longtemps.
– Dites donc, Gambertin, vous êtes sûr que nous ne courons aucun danger ? Est-ce à cause de la parenté qui m’attache aux oiseaux, je ne suis pas rassuré… »
Il se mit à rire, puis :
« On ne sait jamais, » dit-il.
Et il entonna une vieille chanson locale.
Un homme énergique, ce Gambertin. J’ai toujours aimé la compagnie d’un garçon hardi, autoritaire même. Il remplaçait Brown près de moi, et je l’admirais.
Notre sentier montait une faible pente. Il déboucha bientôt dans un clairière. Une haute muraille de rochers la bornait et s’étendait au loin, à droite et à gauche, arrêtant net la forêt dont les peupliers affleuraient sa crête de leurs dernières branches. Devant nous, au-delà, les rochers continuaient en escalades abruptes, montant vers les cimes grises toujours reculées au bout de l’espace.
La caverne béait au flanc de la muraille comme une prodigieuse bouche entrouverte.
Des blocs cyclopéens, au cours de l’avalanche d’autrefois, avaient roulé plus avant que les autres et, profondément enracinés, parsemaient l’éclaircie.
Les torches allumées, nous entrâmes tous, y compris Saurien, sous une voûte élevée et tortueuse, au sein des laves.
Gambertin me dit :
« Observez que la déclivité du terrain persévère. Nous nous promenons encore sur le fond de l’ancienne mer, très faiblement relevée vers la rive, comme une cuvette. Par hasard, les rochers ont laissé des vides sous leur amoncellement ; nous sommes dans l’un de ces vides, et ces couloirs, dont voici les entrées à toutes les hauteurs dans la paroi, sont aussi des interstices non comblés. »
Nous arrivâmes dans une salle immense et circulaire, dont le sol était à demi défoncé. Plusieurs trous noirs percés dans la muraille, tout autour, trahissaient autant de ramifications souterraines.
« Gare aux fossés ! » recommanda Gambertin.
Quand j’eus parcouru le carrefour, il me fut impossible de reconnaître la fente par où je m’étais introduit avec mes guides. Il fallut qu’on me la désignât.
« C’est ici que je fouille, annonça Gambertin. Encore une fois, prenez garde aux tranchées.
– J’espérais, dis-je en m’épongeant le front, j’espérais mieux de votre grotte ; la fraîcheur n’est pas sa vertu dominante. On se croirait toujours dans les bois…
– Dame, vous pensez bien que, dans ces parages volcaniques, le feu intérieur est assez près de la surface. Et nous ne faisons pas précisément le nécessaire pour le fuir : nous allons à lui… ou du moins à la cheminée du cratère obturé. Parbleu ! Mais ne craignez rien, plus de quinze kilomètres nous en séparent.
Cette chambre, reprit-il après un silence, marque l’extrême limite du territoire jurassique, et les galeries opposées à celle qui nous amena s’enfoncent horizontalement. Elles doivent parcourir l’ancienne plage de schiste.
– Vous ne les avez donc pas explorées ? demandai-je.
– À quoi bon ? Schiste sous les pieds, lave aux alentours, c’est de la matière stérile. »
Ma timidité se risqua dans l’ombre d’une faille. L’inconnu me frôlait de sa robe ténébreuse ; l’accès de cette nuit vierge me tentait follement ; j’y soupçonnais des fantasmagories, et les cheveux me picotaient le cuir.
« Taisez-vous, fis-je à voix basse ; j’entends… du bruit… j’entends un ruisseau… très petit ou bien à une distance considérable…
– Je sais, dit Gambertin ; voilà du reste un phénomène extrêmement banal. D’où croyez-vous donc que viennent les sources ? Allons, rêveur, à l’ouvrage ! »
Le travail occupa mon besoin d’action. Je saisis une bêche, la manœuvrai tant bien que mal, et bientôt l’indifférence me vint à l’égard des menaces environnantes, – de toutes ces entrées ouvertes sur la conjecture, qui, après tout, étaient peut-être des issues… mais, raisonnablement, qui aurait pu sortir par là ? Je bêchai donc avec zèle tout en écoutant Gambertin.
« Suivez mes indications, disait-il. Cet os, dont vous apercevez un fragment noyé dans le sol, est l’indice d’un grand squelette. J’y vois, pour ma part, une côte. Nous allons d’abord isoler le cube de terre où repose tout l’animal, puis, sans briser le fossile, nous diviserons ce cube en mottes numérotées, susceptibles d’être emportées une par une sur la voiture. Chez moi, la masse sera rétablie dans son intégrité au fur et et à mesure des arrivées. Il ne nous restera plus qu’à gratter l’enveloppe pour mettre à nu les ossements fragiles. Afin d’éviter leur pulvérisation, nous les badigeonnerons de blanc de baleine dès leur apparition… Ce n’est pas bien malin. »
Sans s’interrompre de professer, Gambertin mettait à creuser une impétuosité de taupe. Je voyais sa forme fluette se démener à la lueur des torches comme celle d’un gnome. Son lorgnon miroitant jetait des regards de feu.
« Qu’y a-t-il ?
– Il y a que vous me portez bonheur. Nous avons affaire à un ptérodactyle, et d’une jolie envergure ! Je craignais tant que ce fût encore un iguanodon !
– Pourquoi cela ?
– Parce que je ne tiens pas à posséder plus d’un représentant de chaque famille, et que ce coin regorge d’iguanodons. À mon avis, toute une tribu fuyant l’éruption a dû s’engager dans une zone sournoise du marais et s’y enliser, comme à Bernissart.
– Va pour un ptéro… machin, haletai-je entre deux efforts. Quelle est cette bestiole ?
– Tiens ? tiens, vous adoptez le ton bravache, à présent ?
– Moi ? Ai-je donc tremblé, à votre connaissance ?
– Suffit ; ne vous en défendez pas, j’ai passé par là. Quant au ptérodactyle, c’est le premier être volant, un saurien de l’air, une fin d’iguanodon et un commencement de chauve-souris, qui vous procurera de belles surprises.
– Mais encore, racontez-moi…
– Bah ! Dépêchons-nous. Moins vous perdrez de temps, plus tôt vous serez renseigné… »
*
Nous revînmes à la caverne trente jours de suite, environ jusqu’au douze mai ; et quand la tâche fut interrompue, elle n’était qu’aux deux tiers entamée. Voici pourquoi.
La chaleur s’aggravait sans cesse. L’air des nuits même brûlait. Le voyage quotidien devenait donc épuisant, et Saurien, famélique, tournait au spectre d’Apocalypse. D’autre part, l’intérieur de la grotte n’était plus tenable ; la température y montait aussi de jour en jour, encore plus vite qu’au dehors, et il y régnait une insupportable humidité.
Gambertin restait calme. Il expliquait le fait par un regain d’effervescence des matières en ignition, anodine fureur du volcan sénile. En effet, en s’avançant par les corridors de lave et schiste, on sentait à chaque pas l’atmosphère s’embraser davantage. Une fois, brandissant une torche, je m’y aventurai assez délibérément, résolu à pousser une reconnaissance jusqu’au premier embranchement, lorsqu’un roulement de tonnerre étouffé me fit revenir en arrière. Au fond, je ne fus pas fâché de saisir ce prétexte.
« Vous avez entendu l’orage ? demandai-je.
– Oui, cela va nous rafraîchir très heureusement. »
Comme Gambertin disait cela, une suite de roulements se prolongea. Les paysans riaient de bonheur, à penser que la ruineuse sécheresse allait finir, et, en signe de contentement, ils s’assommèrent de taloches en criant tous à la fois.
Nous ne pûmes nous empêcher de quitter la besogne pour aller recevoir un peu de pluie.
Il n’en tombait pas, et, dans le ciel, d’un bleu violet, pas un nuage ne glissait. L’air sec, immobile, cuisait les poumons.
Un nouveau grondement, à peine perceptible, parvint à nos oreilles par l’orifice de l’antre, et alors il me sembla qu’une vague passait sous mes pieds. Je chancelai. Les autres exécutèrent, comme au commandement, la même cabriole. Gambertin, toujours impassible, proclama :
« Tremblement de terre ! »
Je n’ai jamais revu les quatre paysans. Ils se sauvèrent à toutes jambes.
Et pourtant, cette secousse insignifiante ne devait pas se renouveler.
Durant une semaine, Gambertin, Thomas et moi, nous retournâmes courageusement à la grotte. Seulement, comme la température souterraine se maintenait à une hauteur excessive, nous prîmes le parti d’attendre qu’elle baissât et de nous attaquer, cependant, au compsognathe.
Eh bien, j’en conviens, j’envisageai cela comme une délivrance.
(À suivre)
–––––
(Maurice Renard, in La Revue française hebdomadaire, dix-septième année, n° 33 et 34, 13 et 20 août 1922)