I
À quelques kilomètres de Dieppe, sur un haut promontoire que baignent les flots à chaque marée, s’élève le phare d’Ailly ; son feu, à éclipses, est élevé de quatre-vingt-treize mètres au-dessus du niveau de la mer, et a une portée de plus de trente milles.
Ce phare de premier ordre, construit depuis environ un siècle, indique aux navigateurs la présence de roches à fleur d’eau qui se trouvent au bas du promontoire et qui s’avancent jusqu’à une lieue dans la mer.
Le sommet de la falaise où le phare est situé renferme un grand nombre de petites sources dont les eaux s’écoulent en ruisseaux qui, de place en place, marquent la falaise de longues bandes verticales, diversement nuancées, selon la nature des terrains que les eaux ont traversés.
L’action des eaux provoque des chutes presque continuelles de pierres, de terres, de grès pulvérisé blanc comme la neige, qui causent une impression pénible à première vue ; il semble que l’on assiste à la destruction du globe.
Au pied de la falaise sont les roches, énormes masses de grès provenant du promontoire ; quelques-unes affectent la forme d’animaux gigantesques et fantastiques ; la plupart sont pointues à leur sommet, ce qui les a fait désigner par les habitants du littoral sous le nom de Roches cornues ; toutes sont plus ou moins creusées du côté de la mer par l’action des flots.
Lorsque la tempête gronde, les vagues viennent se briser sur les roches et sur la base du promontoire, avec un bruit assourdissant.
On se ferait difficilement une idée du bruit imposant, continu, impressif, que produit la mer lorsqu’elle sent, comme disent les habitants du rivage, du mauvais temps, c’est-à-dire une tempête. Le son des cloches, les détonations du canon causent une impression moins profonde que celle qu’occasionne cette grande et unique voix de la mer.
Qui l’a entendue ne l’oublie jamais.
Les hautes falaises, dont les échos répercutent ce bruit, en augmentent encore l’effet saisissant.
C’est sous la falaise de l’Ailly qu’on peut jouir, dans toute sa magnifique horreur, de cette grande scène de la nature. Il y a des moments, fort rares il est vrai, où, sous l’influence d’une certaine combinaison du vent et de la marée, le bruit des flots battant les roches ressemble à une voix formidable et plaintive.
C’est la Voix des Roches d’Ailly.
II
Il y a quelques années, au milieu de l’automne, je fis une excursion sous les falaises de l’Ailly ; après avoir admiré le groupe imposant des roches, et avoir humé à pleins poumons l’air salin, le meilleur des apéritifs, j’entrai dans une auberge située près de la vieille et remarquable église de Sainte-Marguerite-sur-Mer, le plus ancien et le plus curieux monument historique des environs de Dieppe.
Le village de Sainte-Marguerite est à l’embouchure de la vallée de Saâne, à environ deux kilomètres du phare et des roches d’Ailly.
Le soir était arrivé ; un vent violent soufflait du nord et la nuit s’annonçait grosse de périls. Assis près du foyer, j’entendais le bruit sourd et monotone de la mer.
Outre la famille de l’aubergiste, il y avait dans la salle plusieurs personnes, et notamment un vieillard, paraissant fort instruit, que l’on écoutait avec attention et déférence.
Je fis comme les autres consommateurs, et bientôt je fus informé qu’une gentille soubrette du Château de Sainte-Marguerite, mademoiselle Lucie, une charmante blondinette de vingt ans à peine, recherchée en mariage par son cousin Marcel, jeune et intelligent cultivateur du pays, était décidée à partir le soir même avec un riche artiste qui venait de travailler à la restauration de l’église, et qui avait promis à la naïve enfant de lui faire une belle position à Paris.
Le vieillard, que l’on appelait M. Laurent, déplorait cette détermination de la jeune Lucie ; il développait à cet égard des théories fort sages, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, donnant passage à deux jeunes filles très jolies, mais paraissant être sous l’empire d’une vive émotion.
C’était Lucie et une de ses compagnes.
« La Voix ! dit Lucie avec terreur ; la Voix ! l’entendez-vous ? »
La porte était restée ouverte, et l’on entendait en effet un bruit rauque, lamentable, sorte de sanglot immense qui s’accentuait distinctement au milieu de la tempête.
« C’est la Voix des roches, dit le vieillard avec conviction ; pourvu qu’elle ne nous annonce pas un malheur !… Mais que venez-vous faire ici à pareille heure, mesdemoiselles ?
– Nous venons vous prier de vouloir bien vous rendre au château.
– Je vais vous y accompagner, mes enfants. »
Ils se mirent en devoir de sortir, mais la tempête sévissait alors dans toute son intensité ; il pleuvait à torrents ; la Voix des roches se faisait entendre sinistre, étrange, et vraiment impressive.
« Oh ! cette Voix ! cette Voix ! dit Lucie avec effroi.
– Impossible de sortir par un pareil temps, dit M. Laurent ; attendons que la tempête et la pluie se soient calmées. »
Tout le monde s’assit en demi-cercle, en face du foyer où flambait une brassée de bois de pin, et il se fit un silence.
Par intervalles, on entendait la Voix.
« Est-ce que cette Voix, dit Lucie, annonce réellement un malheur ?
– On le croit, mon enfant, répondit M. Laurent ; et cette croyance est affirmée par une légende qui date de loin, car elle est de l’époque où les premières hordes normandes envahirent et ravagèrent notre pays. C’est une sombre histoire que l’on s’est transmise dans ma famille, de génération en génération.
– M. Laurent, dit l’un des assistants, vous la savez sans doute ; contez-la-nous !
– Je le veux bien, dit le vieillard ; cela nous fera attendre plus patiemment la fin de la tempête. »
Et il commença d’une voix grave le récit suivant :
III
« Il y a bien longtemps, bien longtemps, une jeune fille, nommée Sylvia, fut victime d’une aventure extraordinaire.
Sylvia était d’une beauté accomplie ; elle était fiancée à un jeune homme nommé Stéphane qui devait l’épouser aussitôt de retour d’un long voyage.
Par une belle soirée d’été, elle cheminait seule sur la grève, en chantant. Sa voix douce et fraîche fit sortir de la mer un être de forme étrange que les hommes du Nord appelaient un Trolle. Ces Trolles, ou hommes marins, rôdent parfois, à ce qu’on prétend, près du rivage pour surprendre les jeunes filles.
Le Trolle, qui avait déjà aperçu Sylvia et qui en était devenu éperdument amoureux, était tout simplement hideux. Il était presque nu. Ses reins étaient ceints d’une épaisse ceinture d’herbes marines ; sa barbe et ses cheveux étaient semblables à cette espèce de varech fin et vert qui tapisse en quelques endroits le fond de la mer.
Ces êtres extraordinaires possèdent des trésors immenses. Celui qui était épris de Sylvia tenait à la main une élégante corbeille en argent pleine de bracelets, de bagues, de bijoux d’or, de pierres précieuses.
Il se promenait silencieux sur la grève, attentif à la voix de la chanteuse qui se rapprochait de plus en plus.
Bientôt, Sylvia parut. À sa vue, le Trolle fit un bond comme pour aller la rejoindre, mais il se contint et cria d’une voix douce :
« Sylvia ! Sylvia ! »
À cet appel, la jeune fille tressaillit.
« Qui m’appelle ? dit-elle avec embarras.
– C’est moi, répondit le Trolle, moi qui vous apporte un présent et des nouvelles de Stéphane, votre fiancé. »
Et il lui tendait la corbeille qui étincelait doucement sous les pâles rayons de la lune.
À cette vue, la curiosité qui perdit la mère du genre humain, et qui depuis a perdu et perdra encore tant de femmes, la curiosité s’empara de Sylvia. Elle s’approcha du Trolle qui, de son côté, avait fait quelques pas à sa rencontre.
Il faut rendre à Sylvia cette justice que le désir d’apprendre des nouvelles de son fiancé, influa bien un peu aussi sur sa détermination.
Le singulier accoutrement de l’homme marin ne produisit d’abord aucun effet sur Sylvia, par la raison bien simple que toute son attention était concentrée sur la magique corbeille.
« C’est ce bon Stéphane qui m’envoie ce riche présent ? dit-elle avec admiration.
– Oui, ma belle enfant, » dit le Trolle en la prenant par la main.
Au contact de cette main glaciale, un frisson courut par tout le corps de Sylvia.
Elle regarda le Trolle. Alors la nudité du monstre, ses cheveux verdâtres et ses yeux vitreux, qu’elle n’avait pas d’abord remarqués, la glacèrent d’épouvante.
Elle voulut se dégager de l’étreinte du Trolle, mais sans pouvoir y parvenir.
« Oh ! lâchez-moi ! lâchez-moi ! dit-elle avec effroi ; j’ai peur, laissez-moi aller !
– Jamais ! dit le Trolle en la couvrant d’un regard ardent.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Je me meurs… Mais qui êtes-vous donc ? lui demanda-t-elle en se redressant et en essayant encore de lui échapper.
– Je suis un Trolle épris de vos charmes et qui ai juré de vous avoir pour épouse. »
En disant ces mots, le monstre l’emportait dans la mer, malgré les cris et les supplications de la pauvre enfant qui maudissait sa fatale curiosité.
Près d’un écueil usé par la violence des flots, se trouvait la grotte du Trolle ; elle était en cristal ; le fond était tapissé d’herbes marines, d’un vert humide ; un trône d’écaille s’élevait à l’entrée de la grotte. Des vases en or enrichis de pierreries et des meubles précieux en argent et en ivoire étaient répandus avec profusion le long des parois de la grotte. Une couche, aussi en argent, remplie d’herbes marines desséchées qui exhalaient une odeur aromatique délicieuse, semblait, par sa mœlleuse élasticité, inviter au repos.
La vue de tant de richesses éblouit Sylvia et, manquant à la foi qu’elle avait jurée à Stéphane, elle consentit à devenir l’épouse du Trolle.
Huit ans s’étaient écoulés depuis que Sylvia était devenue l’épouse du Trolle. Sept fils qu’elle en avait eus étaient venus la consoler dans sa triste position.
Car la pauvre Sylvia n’était pas heureuse ; le Trolle, il est vrai, l’aimait avec idolâtrie ; mais cet amour même, qui avait fait le charme des premières années de leur union, commençait à lui devenir à charge.
Elle comparait sa position actuelle à ce qu’elle aurait été si elle avait eu Stéphane pour époux, et elle soupirait.
Les richesses qu’elle possédait lui étaient devenues indifférentes.
À moins d’être avare, les richesses ne sont des biens qu’autant qu’on peut en faire parade dans le monde. L’avare seul sait trouver, dans la contemplation de ses trésors, des plaisirs toujours nouveaux ; mais pour le commun des mortels, qu’importe que les meubles d’un appartement soient d’or ou d’argent si l’on est seul à les voir ? La vanité n’est satisfaite que lorsqu’on peut faire des envieux.
Donc, Sylvia, qui n’était pas avare, s’ennuyait.
Un soir qu’elle était assise sur sa couche marine, rêvant à son pays, à ses vieux parents, à son fiancé, elle entendit des sons lointains qui frémissaient sur l’onde.
C’étaient les cloches des villages voisins qui appelaient les fidèles à la messe de minuit. Aussitôt, elle se sentit une envie irrésistible d’aller à terre et de communier.
Elle dit adieu à son mari et à ses enfants, et partit.
En mettant le pied sur la terre ferme, elle fut désagréablement impressionnée ; les oiseaux nocturnes voltigeaient autour d’elle en poussant des cris sinistres.
Elle continua néanmoins sa route au milieu de l’obscurité la plus profonde.
Elle arrive à l’église tout essoufflée ; la porte était ouverte. L’autel, resplendissant de lumière, flamboyait au fond du sanctuaire, et remplissait l’église d’une clarté d’autant plus vive que les ténèbres extérieurs étaient plus épaisses. Elle veut entrer, mais une force invisible l’en empêche.
La malheureuse se consume en vains efforts ; elle voit cependant ses compagnes d’autrefois entrer sans difficulté ; elle les supplie de l’aider à pénétrer aussi dans le saint lieu ; elles les appelle par leur nom ; ses compagnes épouvantées s’enfuient sans lui répondre.
Alors, folle de terreur et de désespoir, elle s’en va à travers la nuit. En ce moment, la cloche se met en branle et semble la poursuivre de ses sons railleurs.
Elle marcha longtemps dans l’obscurité. Épuisée de fatigue, elle mourut en arrivant sur le rivage de la mer.
Le lendemain, lorsque le soleil venait de se lever, un pêcheur trouva sur la grève le corps de Sylvia. Il l’ensevelit dans le sable, derrière une des roches d’Ailly.
Le Trolle, qui a découvert le lieu de la sépulture de la pauvre Sylvia dont il a causé le malheur, vient, quand la tempête gronde, s’asseoir sur le rocher pour pleurer celle qu’il avait tant aimée.
Et ses cris lamentables, signalant l’écueil aux matelots, ont empêché bien des naufrages.
C’est l’expiation que le Trolle s’est imposée. »
Le vieillard ajouta en manière de conclusion :
« On répète à satiété qu’il est difficile d’être heureux ! Savez-vous d’où vient cette difficulté ? C’est que nous avons la manie de faire consister le bonheur dans la possession des choses dont nous sommes privés, ou de celles qu’il nous est impossible d’avoir. Croyez-moi, mes amis, les plus sages et les plus heureux sont ceux qui savent le mieux régler leurs désirs. »
IV
Le vieillard se tut ; il y eut un moment de silence embarrassé.
« Votre légende est bien sévère, monsieur Laurent, dit un des assistants.
– C’est vrai, mon ami, mais elle est telle que je viens de la raconter ; je ne puis la changer. »
Tous les regards se portèrent sur mademoiselle Lucie ; la jeune fille était devenue toute rouge. Mais elle se remit bien vite de son émotion, et, s’adressant au vieillard :
« Merci, monsieur Laurent, dit-elle ; l’histoire du Trolle et de Sylvia m’a fait réfléchir ; je ne partirai pas pour Paris ; je serai la femme de mon cousin Marcel. »
Tous les assistants applaudirent à cette résolution de la jeune fille, car on portait beaucoup d’intérêt à la gentille Lucie.
M. Laurent ouvrit la porte ; la pluie avait cessé, le vent se calmait, la mer grondait encore, mais avec moins de violence.
« Tiens ! dit la compagne de Lucie, on n’entend plus la Voix !
– C’est que le danger est passé, mon enfant, dit monsieur Laurent ; cette Voix a rendu aujourd’hui un grand service ; j’ignore si elle a conjuré des sinistres maritimes, mais je suis certain qu’elle a empêché un naufrage moral. »
–––––
(Alexandre Bouteiller, in Le Guetteur de Saint-Quentin et de l’Aisne, quinzième année, n° 94, mercredi 8 août 1883 ; repris dans Le Nouvelliste de Bellac, journal politique, littéraire et judiciaire de l’arrondissement, cinquante-troisième année, n° 52, dimanche 30 décembre 1883 ; puis dans L’Écho rochelais, journal des Charentes, soixante-troisième année, n° 40, mercredi 20 mai 1891. Illustrations de Theodor Kittelsen, « Vasstrollet, » « Nøkken » et « Sjøtrollet, » 1881, 1904 et 1887)
Alexandre Bouteiller s’est inspiré de la légende scandinave d’Agnete pour composer ce conte, qu’il présente d’ailleurs comme une tradition familiale transmise au narrateur de génération en génération, depuis l’époque des conquêtes normandes. Il a vraisemblablement utilisé comme source la ballade d’Adam Gottlob Œhlenschläger (1812), traduite par Xavier Marmier dès 1837 ; nous la reproduisons ci-dessous, accompagnée de deux versions plus tardives de Siméon Pécontal et d’Achille Millien.
–––––
La ballade d’Agnete est le récit d’une tradition répandue dans tout le Nord. On la raconte encore à la veillée, on la chante dans les familles. Je l’ai entendu chanter un soir sur une mélodie ancienne. C’était tout à la fois tendre comme un soupir d’amour, et triste comme un accent de deuil. (1)
« Agnete est assise toute seule sur le bord de la mer, et les vagues tombent mollement sur le rivage.
Tout à coup l’onde écume, se soulève, et le trolle de mer apparaît.
Il porte une cuirasse d’écaille qui reluit au soleil comme de l’argent.
Il a pour lance une rame, et son bouclier est fait avec une écaille de tortue.
Une coquille d’escargot lui sert de casque. Ses cheveux sont verts comme les roseaux, et sa voix ressemble au chant de la mouette. « Oh ! dis-moi, s’écrie la jeune fille, dis-moi, homme de mer, quand viendra le beau jeune homme qui doit me prendre pour fiancée.
– Écoute, Agnete, répond le trolle de mer, c’est moi qu’il faut prendre pour ton fiancé.
J’ai dans la mer un grand palais dont les murailles sont de cristal.
À mon service j’ai sept cents jeunes filles moitié femme, moitié poisson.
Je te donnerai un traîneau en nacre de perles, et le phoque t’emportera avec la rapidité du renne sur l’espace des eaux.
Dans ma retraite tapissée de verdure, de grandes fleurs s’élèvent au milieu de l’onde, comme celles de la terre sous le ciel bleu…
– Si ce que tu dis est vrai, répond Agnete, si ce que tu dis est vrai, je te prends pour mon fiancé. »
Agnete s’élance dans les vagues ; l’homme de mer lui attache un lien de roseau au pied et l’emmène avec lui.
Elle vécut avec lui huit années et enfanta sept fils.
Un jour, elle était assise sous sa tente de verdure ; elle entend la vibration des cloches qui sonnent sur la terre.
Elle s’approche de son mari et lui dit : « Permets-moi d’aller à l’église et de communier.
– Oui, lui dit-il, Agnete, j’y consens. Dans vingt-quatre heures, tu peux partir. »
Agnete embrasse cordialement ses fils et leur souhaite mille fois bonne nuit.
Mais les aînés pleurent en la voyant partir, et les petits pleurent dans leur berceau.
Agnete monte à la surface de l’onde. Depuis huit ans, elle n’avait pas vu le soleil.
Elle s’en va auprès de ses amies, mais ses amies lui disent : « Vilain trolle, nous ne te reconnaissons plus. »
Elle entre dans l’église au moment où les cloches sonnent, mais toutes les images des saints se tournent contre la muraille.
Le soir, quand l’obscurité enveloppe la terre, elle retourne sur le rivage.
Elle joint les mains, la malheureuse ! et s’écrie : « Que Dieu ait pitié de moi et me rappelle bientôt à lui ! »
Elle tombe sur le gazon au milieu des tiges de violettes. Le pinson chante sur les rameaux verts, et dit : « Tu vas mourir, Agnete, je le sais. »
À l’heure où le soleil abandonne l’horizon, elle sent son cœur frémir ; elle ferme sa paupière.
Les vagues s’approchent en gémissant et emportent son corps au fond de l’abîme.
Elle resta trois jours au sein de la mer, puis elle reparut à la surface de l’eau.
Un enfant qui gardait les chèvres trouva un matin le corps d’Agnete au bord de la grève.
Elle fut enterrée dans le sable, derrière un roc couvert de mousse qui la protège.
Chaque matin et chaque soir, ce roc est humide. Les enfants du pays disent que le trolle de mer y vient pleurer. »
Pour ceux qui veulent avoir le portrait de l’homme avec celui du poète, j’ajouterai quelques mots à cette esquisse littéraire. Œhlenschlæger est grand et fort ; il a le front élevé, la figure noble et expressive. Il me rappelle, par la douceur de son regard et par le charme de sa parole, Tieck le poète allemand. Dans le monde il cause peu, il hait les entretiens bruyants, et redoute surtout la discussion ; mais s’il est seul dans sa famille, ou au milieu d’un cercle d’amis, il parle avec cordialité et abandon. Il est gai comme un enfant. Quoiqu’il touche presque à sa soixantième année, il travaille encore avec l’ardeur de la jeunesse. Mme de Staël disait de lui : « C’est un arbre sur lequel il croît des tragédies. » L’arbre a gardé toute sa force, et nous espérons y voir mûrir encore plus d’un fruit poétique.
X. MARMIER
–––––
(1) M. Andersen a écrit un poème sur le même sujet [Hans Christian Andersen, Agnete og Havmanden [Agnete et le Roi des Mers], 1834]. Nous parlerons des œuvres de ce jeune poète dans un second article sur l’état de la littérature actuelle en Danemark.
–––––
(Xavier Marmier, « Poètes et romanciers du Nord : I. Œhlenschlæger, » in Revue des Deux-Mondes, quatrième série, tome X, 1er avril 1837 ; repris dans Histoire de la littérature en Danemark et en Suède, Paris : Félix Bonnaire, 1839 ; Histoire de la littérature scandinave, Paris : Arthus Bertrand, 1848 ; Théâtre choisi de Œhlenschlæger et de Holberg, traduction de MM. Xavier Marmier et David Soldi, Paris : Librairie académique Didier et Cie, 1881)
AGNÈTE
Légende danoise
Imitée de Œhlenschlæger
–––––
Agnète, rêveuse, est assise
Toute seule au bord de la mer ;
Elle écoute gémir la brise
Et soupirer le flot amer.
Tout à coup l’onde se soulève,
Bouillonne, écume, et, comme un trait,
S’élançant des flots vers la grève,
Le Trolle de mer apparaît !
Il porte cuirasse d’écailles,
Qui reluit comme de l’argent,
Brassards, cuissards, cotte de mailles,
Tout en nacre à reflet changeant.
Dans sa dextre est une massue :
C’est la rame d’un marinier ;
Dans sa main gauche une tortue,
Dont il s’est fait un bouclier.
Il a pour casque, avec aigrette,
Une coquille d’escargot,
Pour éperons la double arête
D’un poisson à forme d’ergot.
Sa chevelure, qui ruisselle,
Est verte comme des roseaux,
Et sa voix est semblable à celle
De la mouette sur les eaux.
« Homme de mer, peux-tu me dire,
S’écrie Agnète, quand viendra
L’inconnu pour qui je soupire,
Et qui pour moi soupirera ?
– Belle Agnète ! Toujours attendre,
Répond le Trolle, est peu sensé :
C’est moi, c’est moi qu’il te faut prendre
Pour amant et pour fiancé.
J’ai dans la mer où je commande
Un grand palais tout en cristal ;
J’ai des diamants en guirlande
Pour orner ton front virginal !
J’ai des coraux, j’ai des coquilles
Dont fleurit toujours la moisson,
Pour me servir cent jeunes filles,
Moitié femme, moitié poisson.
J’ai, dans un jardin solitaire,
Des fleurs dont l’éclat est pareil
À celles qu’on voit sur la terre
Se balancer sous le soleil.
De ces lieux tu seras reine,
Tu voyageras en traîneau,
Et tu verras, plus prompt qu’un renne,
Le phoque t’emporter sur l’eau !
– Si tu dis vrai, je veux te prendre
Pour amant et pour fiancé ;
Toujours languir, toujours attendre,
Répond Agnète, est peu sensé.
Mais, mon Dieu ! Notre mariage,
Personne ne le bénira ;
Et quel affront dans le village
Lorsque ma mère l’apprendra. »
La cloche du village sonne.
« Ce matin, je m’étais promis
D’offrir des fleurs à ma patronne…
– Viens ; pour elle, j’ai des rubis ! »
Agnète dans la mer s’élance ;
Le Trolle sur un lit de joncs
L’assied doucement, la balance,
Puis l’entraîne aux gouffres profonds.
Avec lui, dans le sein de l’onde,
Elle vécut pendant six ans ;
Elle devint cinq fois féconde,
Et fut mère de cinq enfants.
Leurs jeux, leurs naïves caresses
Longtemps réjouirent son cœur ;
Mais des regrets et des tristesses
Parfois traversaient son bonheur.
Un soir, assise sous des roches
Que tapisse l’algue des mers,
Elle entendit sonner les cloches
Dont les sons vibrent dans les airs.
Elle croit voir sa maison blanche,
Et le village, et le saint lieu
Où sa famille, le dimanche,
Avec elle allait prier Dieu.
Agnète alors, humble et soumise,
De son époux prenant la main :
« Permets-moi d’aller à l’église ;
Et de communier demain.
– Oui, j’y consens ; de ma demeure,
Chère Agnète, tu peux partir ;
Mais, si tu ne veux que je meure,
Ne tarde pas à revenir. »
Agnète embrasse avec tendresse
Ses cinq enfants et son mari ;
Dans ses bras mille fois les presse,
Puis s’éloigne le cœur marri.
Mais les enfants versent des larmes,
Voyant leur mère s’en aller ;
Le père, cachant ses alarmes,
A grand’peine à les consoler.
Des ondes gagnant la surface,
Agnète voit le ciel vermeil !
Depuis plus de six ans, sa face
N’avait senti le soleil.
Elle traverse les campagnes ;
Chaque pas la fait palpiter,
Songeant à ses jeune compagnes
Qu’il lui tarde de visiter.
« Bonjour, mes sœurs et mes amies,
Bonjour ! » Mais, d’un mortel effroi
Toutes à son aspect saisies :
« Tu nous fais peur, retire-toi. »
À l’église, entendant la cloche,
Elle cherche un réduit obscur ;
Mais tous les saints, à son approche,
Se retournent contre le mur.
Elle veut unir ses prières
Aux prières des assistants,
Mais sa voix éteint les lumières,
Et dans l’air arrête l’encens !
Effrayée alors, interdite,
Ne sachant plus où se cacher,
Voyant partout qu’elle est maudite,
Et combien elle a dû pécher,
Elle se couvre le visage,
Et seule, dans son désespoir,
Elle regagne le rivage
Où meurent les rayons du soir.
« Ô mon Dieu ! punis-moi, dit-elle,
Car j’ai fait ce que tu défends :
J’ai souillé mon âme immortelle,
Mais prends pitié de mes enfants. »
Et, comme atteinte de vertiges,
Elle tombe sur le gazon,
Parmi les mauves dont les tiges
Semblent pleurer son abandon.
La mésange sur l’arbre chante :
« Dieu pardonne à qui sait souffrir,
Dit-elle de sa voix touchante ;
Pauvre Agnète, tu vas mourir ! »
À l’heure où, voilant sa lumière,
Le soleil quitte l’horizon,
Agnète ferma sa paupière,
Et de la mort sent le frisson.
Les vagues à sa voix plaintive
S’approchent d’elle en gémissant,
Et bien loin, bien loin de la rive,
L’emportent en la caressant.
Trois jours sous les flots de l’abîme,
Trois jours entiers elle resta ;
Le quatrième, sur leur cime
Elle reparut et flotta.
Un enfant menant sa chevrette
Brouter l’herbe et le saule amer,
Un soir, trouva le corps d’Agnète
Qui gisait au bord de la mer.
Sans prières et sans cortège,
Dans le sable on la déposa,
Derrière un roc qui la protège,
Où nul jamais ne reposa.
Chaque jour la roche est mouillée !
Le Trolle – disent les récits
Des vieux pâtures dans la veillée –
Y vient pleurer toute les nuits.
–––––
(Siméon Pécontal, Ballades et légendes, Paris : Paul Masgana Libraire-Éditeur, 1846 ; repris dans Légendes, Paris : Librairie Nouvelle, A. Bourdilliat et Cie, 1859. Le frontispice est celui de l’édition originale)
AGNÈTE
–––––
D’après Œhlenschlæger.
Sur la rive, un beau soir, s’assoit la pâle Agnète :
Elle regarde l’onde expirer mollement,
Quand le Trolle de mer, levant soudain la tête,
Surgit devant ses yeux du flot pur et dormant.
Une rame à la main, au front une coquille,
D’une écaille d’argent son sein est cuirassé ;
Sa voix ressemble au chant des mouettes ; la fille
Lui dit : « Quand donc aurai-je, ô Trolle, un fiancé ? »
Le Trolle lui répond : « J’ai sous les eaux profondes
Un palais qui m’abrite en ses murs de cristal ;
Prends-moi pour fiancé : trois cents sirènes blondes
T’orneront à l’envi dans l’océan natal.
Assise en un traîneau, mes phoques, plus rapides
Que tes rennes velus, sur l’eau t’emporteront,
Et des fleurs parsemant mes pelouses limpides
Les calices d’azur devant toi s’ouvriront.
– Ami, si tu dis vrai, je suis ta fiancée ! »
Elle pose le pied au milieu des roseaux ;
Une chaîne de joncs par le Trolle est tressée :
« Jeune fille, il te lie ; adieu, va sous les eaux ! »
De sept fils en huit ans Agnète devint mère.
Un jour, rêvant auprès de leur groupe chéri,
Elle entend tinter les cloches de la terre
Et vint en soupirant parler à son mari :
« Me laisseras-tu m’en aller à l’église ?
– Pourquoi non ? j’y consens, demain tu partiras. »
Mais en quittant ses fils, hélas ! son cœur se brise ;
Elle les serre tous mille fois dans ses bras.
Elle sort de la mer. Depuis longues années
Elle n’avait pas vu la lumière des cieux ;
Elle court à ses sœurs, mais ses sœurs indignées
La chassent aussitôt en détournant les yeux.
Dans l’église elle entra quand les cloches sonnèrent ;
Mais en l’apercevant venir, contre le mur
Les images des saints vite se retournèrent :
Pauvre Agnète, va-t-en vite sur le rivage obscur !
Au milieu des gazons, parmi la violette,
Elle tomba sans force, et le morne pinson
Disait dans les rameaux : « Tu vas mourir, Agnète !… »
Elle joignit les mains, son cœur eut le frisson…
« Pardonnez-moi, Seigneur ! » – À l’heure où le nuage
S’empourprait au couchant, son regard se voila ;
La vague en gémissant monta sur le rivage
Et son corps expirant dans l’abîme roula !
Trois jours elle resta sous la mer écumante,
Puis elle reparut sur le flot agité ;
Et ce fut un pasteur, – après une tourmente, –
Qui retrouva son corps à la grève jeté.
Un pêcheur l’enterra près d’une roche aride ;
Sur sa fosse moussue, il ne croît pas de fleurs.
Le soir et le matin, cette roche est humide :
C’est le Trolle de mer qui l’arrose de pleurs !
–––––
(Achille Millien, Chants agrestes, Paris : Édouard Dentu, 1862 ; « Now you shall be my queen & stay with me forever, » illustration de John Bauer pour Agneta and the Sea King d’Helena Nyblom, 1910)