PIERRE DE LA BATUT : LA DEMEURE DE GUÉRISON

 

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C’était au cours de mon raid New York-Mexico. Une panne de moteur me força d’atterrir peu après la frontière du Mexique.

« Mon vieux Fred, dis-je à mon mécano, tandis que tu vas faire la petite réparation nécessaire, je vais aller jusqu’à cette demeure, dont l’importance me surprend en ce pays. »

Près de la porte de la vérandah, deux personnages sommeillaient, étendus sur des chaises longues et vêtus de toile blanche. J’hésitai à les réveiller et à interrompre un rêve qui devait être charmant, car la plus grande satisfaction était empreinte sur leur visage. Je fis quelques pas jusqu’au coin de la maison. D’autres formes blanches identiques étaient étendues sur d’autres chaises longues et dormaient pareillement.

Ma curiosité fut plus grande que ma crainte de m’assoupir à mon tour sous l’effet de je ne sais quels effluves inconnus.
 

*

 

Je pénétrai dans le vestibule, où un vieillard m’accueillit d’un ronflement sonore. Je poussai une porte et me trouvai en présence d’un homme habillé à l’européenne, et bien éveillé, cette fois.

« Sans doute venez-vous chercher le bonheur ? me demanda-t-il sans surprise apparente.

– Le seul bonheur que je souhaite, c’est l’explication de ce que je viens de voir dans votre château de la Belle au Bois Dormant…

– Avec plaisir. Sachez que j’apporte au monde le bonheur, c’est-à-dire le présent merveilleux que, depuis l’aube des temps, réclamaient toutes les prières humaines.

– Quelques détails, docteur, je vous en prie…

– J’ai mis à profit certains travaux de mes devanciers sur l’hypnotisme. Le premier, j’en ai tiré une application pratique. J’endors mes disciples, en leur suggérant un rêve dans lequel ils réalisent tous leurs désirs. Ils ne se réveillent plus, vivent et meurent dans l’illusion bienfaisante. L’existence ordinaire est un rêve médiocre que je remplace par un songe merveilleux. »

L’homme s’était levé. Il me mena vers la fenêtre et, avec un geste de fierté, me désigna, l’une après l’autre, les silhouettes blanches.

« Celui-ci, qui vous semble immobile, est en train de parcourir l’univers, puisque tels étaient ses goûts. Il gravit l’Himalaya, vogue vers le Pôle, chasse dans la brousse équatoriale. Il réalise son désir, exactement comme si cela lui arrivait en réalité. Il n’y a pas de différence. Dans la vie ordinaire, les plus beaux paysages n’existent aussi, comme la beauté, qu’en nous.

Ce jeune homme, un Français, écrivait des vers. Un talent méconnu, prétendait-il. Il aurait traîné la destinée envieuse et misérable d’un raté. Mais je l’ai endormi, et il connaît la gloire. La richesse aussi, car je lui ai fait avoir de gros succès de théâtre. À quarante ans, il sera de l’Académie.

Cette jeune femme pleurait sa petite fille, morte il y a deux ans. Je lui ai fait retrouver son enfant plus sûrement que dans le Paradis incertain promis par les religions.

– Avez-vous beaucoup de clients ? demandai-je.

– J’ai un agent aux États-Unis. Mais il ne m’envoie que les clients sûrs, absolument décidés à se soumettre à ma volonté. Personne d’autre ne doit franchir le seuil de ma maison. »
 

*

 

Cette phrase fut dite d’un ton tranchant, à mon intention évidemment. Il ajouta :

« Je n’ai encore que les désespérés. Mon premier disciple – le mot client est impropre, il ne s’agit point de commerce ici, mais de philanthropie – était un amoureux éconduit. Grâce à moi, il a épousé celle qu’il aimait. Ils ne se quittent plus. Il est aux petits soins pour elle. Je l’entends parfois murmurer des noms tendres. Rien ne troublera jamais sa satisfaction, ni jalousie, ni lassitude. Je ne suggère que les agréments de la vie et j’en supprime les ennuis. Tous les hommes viendront à moi, un jour, et les mères m’amèneront leurs enfants pour que, perfectionnant la morne existence dont elles leur auront fait don, je les endorme dans un rêve heureux…

D’ailleurs, vous allez juger de l’excellence de ma méthode. Asseyez-vous sur ce fauteuil. Dites-moi quelle est votre conception du bonheur, le genre d’existence que vous désirez vivre.

– Merci, fis-je vivement. J’ai trop de préjugés pour être jamais de vos disciples. »

L’homme reprit d’une voix changée et dure :

« Il est regrettable que vous n’acceptiez pas de bon gré. Je ne me soucie point que vous alliez révéler le lieu de ma résidence. Loin de m’honorer à la façon d’un dieu, la société me suscite des difficultés. Des plaintes ont été déposées par les héritiers de mes disciples. Naturellement, chacun d’eux doit m’apporter sa fortune afin que je subvienne à ses besoins jusqu’à sa mort…

Pour vous, étant donné les circonstances, je me contenterai de ce que vous avez dans votre portefeuille.

– Je pense que tout ceci n’est qu’une agréable plaisanterie.

– Pas le moins du monde, dit l’homme avec sa même froideur calme. Je ferai votre bonheur malgré vous ; ce que ma conscience me permet et peut-être m’ordonne. »

Il appuya sur un bouton. Un Indien apparut.

« Aidez-moi à mettre monsieur dans le fauteuil. »

Je me mis à rire nerveusement.

« Ah ! voici le complice chargé de s’assurer de la victime pendant que vous la détroussez à votre aise.

– Que vous le vouliez, ou non, vous êtes désormais mon pensionnaire. D’ailleurs, vous allez rêver que vous êtes de retour chez vous, puisque c’est votre vœu le plus cher. Vous allez y retourner sans fatigue et sans panne. Vous devriez me remercier. Sans rancune, n’est-ce pas ? »

Il me tendit la main, tandis que l’Indien s’avançait vers moi. Avec promptitude, je fis feu sur lui et sur son aide. J’entendis une double chute, mais je crois ne l’avoir touché qu’à l’épaule… Déjà, j’avais sauté par la fenêtre et me précipitais vers la pelouse, où mon mécano grillait tranquillement une cigarette.

« En route, lui criai-je ; nous sommes tombés dans un repaire de brigands. »

J’embrayai aussitôt. À ce moment-là, j’étais content d’avoir recouvré ma liberté… Mais, depuis, l’image des dormeurs qui suivaient leurs songes enchantés dans le parc mexicain me hante, et sans doute vais-je retourner là-bas…
 
 

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(Pierre de la Batut, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-quatrième année, n° 15506, jeudi 18 janvier 1923 ; Lars Bô, « Rencontre surréaliste, » eau-forte, 1975)

 
 

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La même thématique se rencontre déjà dans une nouvelle de René Bonnefoy, « La Maison des hommes heureux, » parue quelques mois plus tôt dans les colonnes du Petit Journal. De toute évidence, Pierre de la Batut s’en est très largement inspiré…
 
 

 

RENÉ BONNEFOY : LA MAISON DES HOMMES HEUREUX

 

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L’aube blafarde vint coller son nez aux vitres du cabaret où nous avions échoué à l’issue d’une nuit toute remplie de discussions philosophiques. Un dernier cocktail râpait nos gorges. De nos lèvres sortaient des paroles pâteuses. Elles voulaient être l’expression de nos pensées qu’ordonnait la logique sereine et subtile de l’alcool.

Nous avions scruté le problème des destinées humaines. Et nous échafaudions d’ingénieux systèmes qui s’écroulaient sous le vent de l’ivresse pour faire place à d’autres systèmes plus ingénieux encore, tels ces nuages qui changent de forme et de couleur en une minute. Tout nous semblait clair, net, simple, et les contradictions ne nous embarrassaient point.

Le cerveau d’un homme saoul, et enclin à la méditation, crée à jet continu des métaphysiques sublimes ! – Nous étions trois philosophes, trois philosophes ivres. Nous voguions individuellement vers les rives fleuries de l’utopie quand George Buttler qui, depuis quelques instants, était plongé dans un curieux mutisme, nous dit tout soudain :

« Il faut que je vous emmène à la maison des hommes heureux. »

George Buttler était un drôle de compagnon. On le croyait Anglais. Mais il aurait pu être tout aussi bien Espagnol, Norvégien, Tchécoslovaque, ou à la rigueur Chinois, ou même, à tout prendre, Français. Il baragouinait assez proprement une douzaine d’idiomes. Et il avait une tête comme on n’en voit nulle part, une tête bouffonne et grave, qui aurait rendu malade le plus distingué des ethnographes, une tête invraisemblable, plantée sur le corps de n’importe qui. Nous avions fait sa connaissance dans un bar, alors qu’il était en train d’exposer à un vieux monsieur ahuri les cas les plus étranges de dédoublement de la personnalité. Son cerveau était vaste et apocalyptique. Mais nous le tenions pour un peu fou.

« À la maison des hommes heureux ? lui demandâmes-nous.

– Oui, chez mon ami le docteur Tatzinkoff. Vous verrez, c’est en vérité très curieux.

– Allons-y ! dit Rigal, sans demander la moindre explication.

– Allons-y… » dis-je à mon tour.

Nous avisâmes un taxi délabré qui cahotait sur les pavés et George Buttler jeta une adresse au chauffeur. L’aube frileuse épandait sur la ville une clarté encore mal débarbouillée. À cette heure, les maisons revêtent un air mystérieux, hautain et fermé. On voit mieux les enseignes baroques qui s’avancent comme des bras. Les rues paraissent deux fois plus larges qu’au grand jour. On dirait de vastes couloirs qui s’entrecroisent, se coupent et se recoupent en un inextricable labyrinthe.

Une brume rousse flottait sur les carrefours. L’air était comme ouaté. Nous roulâmes sur les pavés gras, longtemps. Et le visage des maisons changea. Des usines fumèrent au fond du ciel. Puis ce fut une banlieue pelée, ornée de détritus, de palissades et de terrains vagues où, çà et là, le rêve d’un petit rentier sentimental s’était matérialisé sous la forme d’une villa en carton pâte qu’on avait oublié de crépir pour des raisons d’économie.

Notre voiture s’enfonça soudain sous une vaste frondaison et s’arrêta devant une manière de forteresse en ciment armé où l’on apercevait une petite porte métallique et des fenêtres étroites comme des meurtrières.

« La maison des hommes heureux… » nous cria Buttler, qui sautait déjà sur la chaussée.

L’Anglais (présumé) pressa sur le bouton d’une sonnette et la porte roula en silence sur ses gonds, sans que nous daignâmes nous en étonner le moins du monde. Un petit homme parut.

« Bonjour, docteur, lui dit notre guide. Je vous mène des amis.

– C’est bien, mon cher. Entrez, messieurs, entrez. Vous me faites le plus grand plaisir. »

Du docteur Tatzinkoff, on n’apercevait, dès l’abord, que les yeux, deux yeux énormes de chat-huant, deux yeux ronds et fixes qui mangeaient la moitié du visage. Au-dessus de ces yeux, un front, large, mat et chauve. Le bas du visage finissait brusquement sur un petit nez plat, une petite bouche rasée et un menton ridiculement abrupt. Cet homme, qui tenait du crapaud et de l’oiseau de nuit, était loquace.

« Entrez, messieurs, entrez, nous répétait-il d’une voix de fausset, à la façon d’un bonimenteur ; entrez, je vais vous montrer des hommes heureux. Vous verrez, c’est très curieux, très curieux… Et c’est moi qui les ai fabriqués. Ah ! ah ! ah ! C’est moi, messieurs, hi ! hi ! hi !… »

Il nous poussait dans un couloir blanchi à la chaux et qu’éclairait la lumière drue d’une lampe électrique. Et tandis que nous avancions, il nous lançait des mots à la volée :

« Vous êtes des philosophes, messieurs, des philosophes… Je l’ai deviné. Et vous allez me comprendre. Vous allez saisir mon invention du premier coup : je fabrique des hommes heureux, en série… Suivez-moi bien : je ne les fabrique pas de toute pièce, non ; mais je prends des neurasthéniques, des hypocondriaques, des candidats au suicide, et je les plonge dans des abîmes de félicité, dans des océans de délices. Comment ? Par l’hypnotisme… C’est très curieux.. Ah ! ah ! ah ! Et c’est éminemment philanthropique… Hi ! hi ! hi ! »

Cette voix d’enfant enroué résonnait drôlement dans le couloir où l’on voyait, à droite et à gauche, des petites portes closes. Un malaise indéfinissable me barra la poitrine, comme si j’avais soudain manqué d’air.

Le docteur posa la main sur la poignée d’une des portes. Et quand il eut fini de ricaner :

« Raisonnons, nous dit-il. Tout est relatif, en cet univers. Nous ne sommes pas même sûrs de la réalité du monde extérieur. Nos sens nous trompent ; notre entendement nous trompe ; notre logique orgueilleuse n’est peut-être qu’un mensonge, moins qu’un mensonge, rien. Le réel se dérobe sans cesse. Tout n’est qu’illusion ; tout, et même le bonheur, et surtout le bonheur. C’est une affaire d’imagination. Ah ! ah ! ah ! Ça me fait rire, voyez-vous, parce que j’en suis totalement dénué. Mais j’en donne aux autres. C’est très curieux, très amusant… Un de nos grands écrivains disait jadis qu’il ne voyait pas de différence entre un savetier rêvant douze heures par jour qu’il est roi et un roi qui se croirait savetier pendant le même temps. Eh bien ! moi, messieurs, je fais du savetier un roi et du roi un savetier, à volonté. Je donne le mirage du bonheur. C’est bien simple : je prends un homme ; je lui ôte la mémoire comme on souffle une bougie ; je le débarrasse, si c’est nécessaire, de ses sentiments, de ses idées, de son « moi, » et je mets à la place tout ce que je juge bon d’y mettre. Mon bonhomme rêve une autre vie comme peut-être nous rêvons celle-ci. Tenez, regardez… »

Il ouvrit toute grande la porte. Au milieu d’une chambrette nue comme une cellule monacale, nous aperçûmes un lit. Dans ce lit, un homme dormait, les yeux révulsés, le souffle court.

« Cet homme, nous dit le docteur, rêve qu’il est sur la Côte d’Azur, en compagnie de la femme qu’il aime. Bon voyage, mon ami… »

Il referma la porte et en ouvrit une autre à côté. Un second dormeur apparut.

« Celui-ci était un méchant écrivain. Il rêve qu’il est reçu à l’Académie et que la Gloire vient le couronner de sa propre main. »

Et, plus loin :

« Cet autre était comptable dans la vie courante. Il avait toujours rêvé – quelle idée – d’être député. Il l’est. Regardez : ses lèvres remuent. Il est en train de faire un discours. Demain, je le nommerai sous-secrétaire d’État. Et, dans huit jours, il sera ministre. »

Les dormeurs se succédaient. Et chaque fois, le docteur Tatzinkoff, volubile, nous donnait une explication.

« Mais, lui dis-je tandis que nous regagnions la sortie, vos pensionnaires sont des manières de fous… »

Il me fixa de ses yeux ronds.

« Des fous, si vous voulez. Mais des fous heureux. Au reste, êtes-vous sûr de ne pas être vous-même un fou, et peut-être un fou malheureux ? »

Je commençais à me demander si je ne rêvais pas, moi aussi. Et je me pinçai jusqu’au sang.

Mais le docteur continuait :

« Voulez-vous tenter l’expérience, jeune homme ? Voulez-vous devenir un homme heureux ? »

Je secouai énergiquement la tête et je battis en retraite vers la porte. Mais le diabolique bonhomme me poursuivit de son rire et de ses sarcasmes :

« Ah ! ah ! jeune homme ! Vous avez tort. Vous tenez à votre personnalité, à votre « moi. » Vanité ! Vous voulez être le maître de votre destin, de votre bonheur… Ah ! ah ! ah ! jeune philosophe… Ah ! ah ! ah ! »

Ce rire m’entra dans les oreilles comme un sifflement strident et surnaturel. Mais j’avais ouvert la porte et je regagnais le taxi. Le chauffeur avait une bonne tête rougeaude et saine qui me rassura. Les oiseaux pépiaient dans la verdure. Le sol était ferme sous mes pas. Au loin, les usines fumaient. Nous filâmes sur la route blanche. La nature ne me parut ni artificielle, ni truquée, et je secouai comme un mauvais songe le souvenir de ma visite à la maison des hommes heureux.
 
 

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(René Bonnefoy, « Nos Contes, » in Le Petit Journal, n° 21827, vendredi 20 octobre 1922 ; Lars Bô, « Jeu onirique, » eau-forte, 1975)