Sur le chaos de rochers qui s’avançaient en éperon dans la mer, le clair de lune projetait ses rayons, si paisible et si charmeur que l’aspect tragique des sombres pierres s’en trouvait adouci. Joueuse, la brise errait de-ci de-là dans la nuit tendre. Nul autre bruit que celui des vagues qui se brisaient paresseusement, lasses, semblait-il, de leur éternel va-et-vient.

Venant de la plage, à l’extrémité de laquelle scintillaient les lumières de l’inévitable palace, Jean Alveire déboucha. Il aimait ces promenades solitaires du soir, goûtant mieux l’air pur et le silence après les bavardages enfantins qu’au cours de la journée lui imposaient ses amis ou relations d’hôtel, glorieux de frayer avec un chanteur aussi universellement réputé. Il était, en effet, un artiste incomparable et les capitales du monde entier l’avaient applaudi.

Passant de rocher en rocher, il gagna une petite pointe où il s’assit, emplissant ses yeux de l’immense beauté de la mer.

Mais une voix soudainement l’arracha à sa contemplation :

« Monsieur ! »

Il regarda autour de soi, surpris d’être interpellé en ce lieu à une heure aussi tardive, et ne vit personne.

« Monsieur ! » fit à nouveau la voix, plus suppliante cette fois, et qui semblait jaillir de l’eau.

Troublé, croyant à un accident, il se dressa, scruta l’onde et, après un sursaut, s’immobilisa abasourdi, la bouche en O : de la traînée d’argent aux mille facettes mouvantes que les rayons de la lune traçaient sur la mer, un buste admirable de femme émergeait, sur quoi s’épandait une chevelure noire. Afin qu’il la distinguât mieux, la baigneuse se rapprocha des rochers en nageant, le torse droit sortant des flots, sans aucun mouvement des bras ; et Jean Alveire constata alors que le bas du corps se terminait en une longue et souple queue d’écailles miroitantes.

« Une sirène ! » s’exclama-t-il.

En souriant, elle demanda :

« N’en aviez-vous jamais vu ? »

Elle parlait lentement, avec un léger accent un peu métallique et vibrant, comme si elle eût eu dans le gosier des cordes de harpe. S’étant arrêtée près du rivage, elle dit :

« Je n’en suis guère surprise, car nous sortons rarement depuis notre dernier échec.

– Votre échec ?

– Avec Ulysse. Cela nous a fait beaucoup de tort quand on a su que son extrême sagesse avait triomphé de notre séduction. Ah ! ses principes rigoristes doivent le rendre bien ennuyeux dans l’intimité ! Quoi qu’il en soit, l’indifférence avec laquelle il écouta nos chants mélodieux, en consacrant sa réputation, a ruiné la nôtre. Au fait, peut-être n’aimait-il point la musique ? »

Elle demeura quelques secondes songeuse et reprit :

« Vous ne trouvez pas que je parle mal le français ?

– Mais pas du tout ! s’exclama poliment Jean Alveire.

– Je l’ai appris en entendant converser les gens sur la côte. Nous sommes forcées, n’est-ce pas ? d’être un peu polyglottes…

– Oui, à la façon des portiers d’hôtel. »

La sirène ne sourcilla point, sa documentation sur les palaces étant assez vague.

« Je suis arrivée dans cette région tout récemment, et m’y ennuie. La vie est trop monotone. Pendant la journée, je dors près du gros rocher, que vous apercevez là-bas, où les algues sont fort mœlleuses et le varech confortable ; le soir, ma seule distraction est de suivre les bateaux. Encore en suis-je excédée, car les passagers m’examinent d’un air narquois qui n’est pas sans me causer quelque gêne. Ne serais-je pas aimable à voir ? »

Jean Alveire fit un geste de dénégation.

« … D’autre part, je sais chanter. Écoutez ! »

Et la sirène chanta une manière de barcarolle sentimentale, bien faite pour attendrir les midinettes des faubourgs si les paroles en eussent été perceptibles. Mais la prononciation de la femme-poisson était telle qu’on ne pouvait en démêler le sens. Sa façon de respirer au milieu des mots, d’arracher tout à coup des sons de son gosier avec une incroyable violence pour terminer par des vocalises glougloutantes interloquèrent Jean Alveire, si soucieux de la bonne diction. Ainsi l’irrésistible charme des sirènes, c’était cela ? Ces chants envoûteurs plus perfides que des philtres magiques, c’était cela ? Et il concevait un immense regret de sentir s’écrouler la légende, jolie et cruelle.

Pourtant, dès qu’elle eut cessé son exercice, il lui dit :

« Vous avez une voix charmante… »

Flattée, elle sourit.

« … Seulement… vous manquez de style ; vos qualités sont réelles, continua-t-il, et vous devriez travailler. »

Sous l’ironie qu’elle devinait dans les paroles de l’artiste, la sirène courba la tête ; et lorsqu’elle la redressa, il vit deux larmes brillantes glisser lentement sur ses joues.

« Alors, dit-elle très bas, il ne me reste même plus cela ! »

Jean Alveire l’examina avec intérêt. Ses cheveux épars sur ses épaules, ses yeux glauques, son teint mat la rendait délicieuse : aussi eût-il pitié du chagrin qu’elle montrait.

« Je vous donnerai des leçons, » déclara-t-il.

Elle poussa un cri de joie et tendit les bras vers lui, en un geste inutile, car ils ne pouvaient se toucher la main. L’eau la retenait prisonnière et le chanteur, bien que galant, se souciait peu d’abîmer dans la mer ses souliers vernis et son smoking. Il la salua donc simplement en disant :

« À demain ! »

Et le lendemain, à la même heure, il revint, et ainsi tous les soirs. Longuement, la sirène et lui bavardaient de choses et autres, s’extasiant à tour de rôle sur les particularités de leur existence. Puis Jean Alveire faisait travailler son élève sérieusement. Il lui plaça d’abord la voix, – elle était mezzo-soprano, – lui enseigna l’art délicat de respirer et celui, plus difficile encore, de chanter sans prétention. La sirène avait des dispositions remarquables, et sa docilité exceptionnelle rendait des plus aisées la tâche du maître. Petit à petit, d’ailleurs, diverses transformations s’opéraient en elle ; elle arriva portant autour du cou des colliers de coquillages aux reflets nacrés, et une fois elle sortit de l’onde coiffée à la mode du jour, c’est-à-dire les cheveux tirés sur les tempes et rejetés en arrière, et les yeux rendus plus profonds par un maquillage habile. Devant ces naïves coquetteries, Jean Alveire souriait et la plaisantait doucement, mais elle feignait de ne pas comprendre, et en son regard passait un éclair malicieux.

Deux soirs de suite, elle ne vint pas au rendez-vous habituel, et le chanteur en fut ému. Cependant, le troisième soir, dès qu’il fut parvenu au sommet du roc duquel on découvrait la petite crique où la sirène aimait à se tenir, il l’aperçut.

Droite, presque immobile, elle le guettait, sérieuse, elle qui sans cesse riait d’un rire sonore comme le cristal. Un instant, elle demeura silencieuse, puis, avant même qu’il lui eût parlé, elle commença de chanter. Et ce fut un émerveillement : on eût dit un lied d’amour, –  peut-être en était-ce un ? – ardent et humain ; la voix se fit ensuite caressante, tellement que Jean Alveire, malgré lui, frissonna : souple, elle se veloutait par moments, semblait s’enrouler en volutes, vous tordait les nerfs et vous grisait comme une fumée d’opium. Il y avait en elle de la supplication, de la souffrance, le cri ensoleillé des promesses magnifiques, tous les mirages des rêves sans merci.

Comme hypnotisé, le cerveau vide, Jean Alveire avança d’un pas, et d’un autre : incapable de se maîtriser, marchant à la voix enchanteresse, il pénétra dans l’eau, loin, très loin, jusqu’à ce que le flot indifférent le recouvrit.

Ce qui tiendrait à prouver que ce que sirène veut… – ou, tout au moins, que ces charmantes personnes ne sont pas d’un naturel reconnaissant.
 
 

 

–––––

 
 

(Daniel Poiré, « Nos Contes, » in L’Écho de Paris, trente-neuvième année, n° 13898, mercredi 6 septembre 1922 ; William Henry Margetson, « A Water Sprite or Siren, » huile sur toile, s.d.)