L’enfant a dit : « J’ai rêvé ! »
Et son petit visage est si bouleversé, tellement terrifié, que sa mère, en le dorlotant tendrement, le rassure, avec des baisers et de douces paroles.
Mais l’enfant raconte, en son adorable jargon, sa nuit d’épouvante, pleure encore, tout à l’effroi que lui ont laissé les faces horribles du cauchemar.
En mots simples, la mère dissipe ses terreurs, essaie de lui faire comprendre l’inanité du songe, et que les vilains bonshommes qui ont tourmenté son enfant ne sont pas vrais.
*
L’enfant est devenu un homme.
À vingt années de distance, il se souvient de ces songes terrifiants, car ils ont laissé au cerveau neuf leur image indélébile.
Les trois premiers qui se sont répétés à travers les nuits ont alterné leur suggestion sur la petite imagination du bébé.
Et le jeune homme, aidé de la maman, en reconstitue les détails, en explique la genèse si mystérieuse alors, les narre et les commente ; et pour n’y point greffer d’éléments parasitaires, s’en tient au récit concis des choses apparues.
C’est, ici, le songe exprimé en toute sa brièveté, par images vives, avec le souci de ne pas tricher avec le souvenir.
Les Tells
Las d’une journée passée au grand air, maman me couche, me baise au front, me borde, tire les rideaux blancs de mon petit lit et m’abandonne. Immobile, la tête enfoncée dans l’oreiller, j’attends bien sagement la venue du sommeil ; même, je ferme les yeux avant de dormir. Mais quelque chose remue régulièrement, avec de petits chocs sourds, au fond de la plume. Je lève la tête : parti, le bruit ! Inquiet, je me retourne sur l’autre côté. Le bruit recommence, sur le même rythme, mais avec un son légèrement différent. Certainement, une bête est sous mon oreiller. Je l’entends, mais rien ne me ferait désormais bouger… j’ai trop peur. Tout en sueur, mais vaincu par la fatigue, je sombre dans le sommeil, lentement… Quelque chose comme un frais et doux carillon tintinnabule dans mes oreilles, puis un long bruit fuse, comparable à celui qu’émet un jet de vapeur brusquement lâché ; un petit éclatement… crac… je dors.
Alors, une vie bizarre qui n’a aucune correspondance avec les heures de veille commence pour moi.
C’est la nuit, dans une rue inconnue, une rue de Paris. Le clair de lune découpe durement les toits et cheminées sur le ciel, et je suis dans l’ombre portée des maisons. Soudain, le long d’une corde immense qui descend obliquement de la lune et qui, nouée à la cheminée d’un édifice, retombe jusqu’au sol, de grands êtres velus, ayant forme de singes, s’élancent en bonds désordonnés de notre satellite. Puis ils se laissent glisser en tournoyant, lentement, avec des arrêts brusques et réguliers, sur le rythme sourd entendu sous l’oreiller. Ils viennent me prendre… je n’ai sans doute pas été sage… je grelotte d’effroi…
Ce sont les Tells, ces grands singes velus ! Tell, tell, tell… onomatopée suggérée à mon rêve par le bruit entendu lorsque je me couche sur le côté droit.
Ils touchent terre, m’emportent… et je ne sais plus ce que je deviens.
Les Brans
Les Tells descendent toujours de la même manière ; comme toujours, pareillement, arrivent les Brans qui ont hanté mon oreille gauche avant que je ne m’endorme.
Je me trouve au bord d’un bassin rectangulaire, plein d’eau, limité par des rangs serrés de pilotis. Cela ressemble – maintenant que je puis le dire – à une petite piscine protégée d’une barrique en bois, ou plutôt à un lavoir clos comme on en rencontre dans certains bourgs de France. Il y fait toujours obscur, chaud et humide. Les Brans sont grands et nombreux. Leur aspect rudimentaire et terrible fait songer à de long monolithes arrondis aux deux bouts et tendus par le milieu comme les pains des boulangers. Aucun signe d’animalité. Et plus impressionnants que les Tells parce qu’ils n’ont ni visage ni membres, et qu’en conséquence ils ne font pas de gestes comme eux. Ils entrent par file indienne, en sautillant à petits coups réguliers et sourds, bien en ordre, et le son de leur venue est très riche et très grave : Bran ! bran ! bran !
Leurs colorations chaudes de grand silex éclairent sourdement l’ombre bleuâtre du lieu, et, devant leur invasion, je fuis en suivant la marge du bassin… mais, à bout de souffle, fou de terreur, tout entier dans l’idée de leur échapper, je me précipite dans la piscine… et je meurs.
Le rêve est cassé.
Pauvre enfant ! Personne ne t’a dit, quand tu as crié dans la nuit et confié tes épouvantes aux visages penchés sur ton lit, que c’était là le bruit de ton sang, le petit martèlement de la vie à ton oreille… Et tu as vécu d’atroces cauchemars, n’osant plus t’endormir, épiant, dans les plis des rideaux, toutes les faces hideuses de l’insomnie qui venaient te hanter en grimaçantes mascarades, jusqu’à ce que le sommeil, plus fort que ta terreur, vienne t’anéantir.
Les Luzes
Maintenant, après l’horreur de ces deux songes, il m’est plus agréable d’évoquer les Luzes qu’un doux coma, avant-coureur du sommeil, faisait fuser à mon oreille après le tintinnabules de cloches.
Ceux-là, je les aimais – quoiqu’ils m’effrayassent bien un peu – pour leurs qualités musicales, leurs formes étoilées et leur éclat doré.
C’est, dans mon rêve, un plein jour ensoleillé, brutal, frappant des murs hargneux, et, chose qui me stupéfie encore, – donnant des ombres violemment colorées, comme les comprennent, maintenant, nos grands impressionnistes. Je m’adosse à l’un de ces murs, dans une ombre claire, et j’attends… quoi ?… je ne sais… C’est comme une angoisse sans nom qui m’oppresse… je sens qu’ils vont venir… Soudain, les Luzes se lèvent du lointain, comme une nuée de grandes sauterelles d’or, et se ruent sur moi, avec un vrombissement aigu s’éternisant sur le mode : lu-u-u-z-re, qui me les fit nommer ainsi. Roidi, incorporé au mur, j’attends l’anéantissement terrible et délicieux, mais les êtres stellaires s’évanouissent en me touchant.
Quand il me fut donné de lire la fantastique histoire des Xipéhuz, ce chef-d’œuvre de J.-H. Rosny, l’aîné, j’ai souri à la vision lointaine de mes chers Luzes.
Les Hommes bleus
Puisque mes songes d’enfant reviennent me visiter, j’en dirai encore quelques-uns, pour mentionner leur allure augurale.
*
J’ai sept ans, donc j’ai peu lu, mais j’ai longuement médité sur les images. Jamais elles ne m’apparaissent immobilisées : je les fais vivre, évoquant ce qui précède et suit la scène figée que le graveur me propose.
À peine ai-je mis en jeu mes facultés d’observateur que les plans se séparent, que les tailles du burin disparaissent et que les personnages agissent, en ronde-bosse, réellement. C’est le stéthoscope animé, sans les grossièretés d’expression, les ratés et les déformations du cinématographe.
Du reste, ces procédés d’illusion m’étant parfaitement inconnus, je laisse à mon imagination d’alors l’orgueil de ses découvertes. À ces influences, donc, je crois pouvoir rattacher les songes suivants que je narrerai brièvement :
Seul, dans une campagne inconnue, je me gorge de mûres, près d’un buisson. D’une falaise rougeâtre, très haute – m’apparaît-il, –de longues lianes descendent jusqu’au plein sol.
Là, tout est beau. Des insectes lumineux vibrent d’un vol continu. De larges fleurs s’épanouissent, doucement balancées des brises, près des feuilles qui m’étonnent par leurs dimensions et leurs dentelures. Tout à coup, deux hommes nus, très jeunes descendent le long des lianes. Ils sont tout bleus sur l’ocre de la falaise, et leur beauté m’apparaît prodigieuse. Formes pleines et dures aux muscles harmonieux, dermes luisants : je ne puis mieux les comparer maintenant qu’au Narcisse du Musée de Florence ou à l’Apollon sauroctone du Musée du Louvre. Leurs gestes ont la grâce de la forme cultivée. Ce sont deux Athéniens des cirques… et ils sont bleus. En cet instant, j’ignore tout des antiques, et Pierre Louÿs, qui est de mon âge, n’est que le très futur auteur de Léda et la Guerre du feu où je retrouve les hommes bleus n’a pas encore sollicité leur auteur.
Cependant, mes célestes atteignent le sol, passent près de moi et s’en vont, sans m’avoir aperçu.
J’ai dit qu’ils étaient bleus, d’indigo pâle, avec des cheveux bleus presque noirs, divisés au sommet de la tête en deux masses lisses et luisantes.
*
Dans mes premiers songes, la couleur domine : elle est la caractéristique de leur beauté, de leur gaieté ou de leur mélancolie. Cette constatation rattachée à mes premières observations sur mon goût de la couleur, m’induit à penser que le peintre que je suis est né avec moi, et que mon sang a charrié, dès l’enfance, l’irrésistible vocation.
Les Lémures
Un jour, – un jour du rêve, – je me trouve dans une ville aux rues désertes. C’est un agglomérat original de maisons, – songez aux vieilles rues de Nuremberg, – mais, sur cette ville, il a plu des cendres. Tout y est gris, et derrière les silhouettes des pignons des clochers des campaniles, le ciel est d’un rose acide et mélancolique. Mes pas ne font aucun bruit. On les dirait feutrés, comme lorsque nous marchons sur de la neige. J’arrive devant une cathédrale minuscule, grande comme une église de village, mais ouvrée, historiée, surchargée d’étonnants détails, et il me faut traverser un petit pont de bois pour approcher de l’édifice.
Ah ! ce silence désert en cette étrange ville.
Enfin, j’atteins le pont… je m’y engage… Ah ! comment dire l’horreur qui m’étreint !… Chacun de mes pas porte sur de petits personnages couchés – d’horribles lémures – dont les doigts grêles se tendent, dont les yeux s’ouvrent avec fureur, dont la bouche bée et pourtant ne profère aucun son. Leurs formes racornies se dégagent, grises de la cendre grise, et je sens monter vers moi la clameur muette de tous les habitants de la funèbre ville en miniature.
Maintenant, les détails m’apparaissent dans leur tragique précision : la cathédrale doit sa forme à une inextricable combinaison d’ossements enchevêtrés où se multiplie, en un rappel obsédant, une ricanante petite tête de mort. Quoique frissonnant d’horreur, je passe le portail bas, juste à ma taille, et je me trouve, face à face, avec un cavalier géant, bardé de fer et monté sur un gigantesque cheval caparaçonné. Il emplit toute la voûte cendreuse et s’appuie sur sa lance. Il est le prisonnier des larves. C’est le géant Pensée, esclave des contingences. Soudain, son cheval rue, sa voix éclate comme un tonnerre… et je m’éveille tout en sueur.
L’Ennemi prophétique
En songe, – toujours, – je suis la rue Fondary. La neige couvre le sol ; il fait à peine jour, et quelques réverbères sont encore allumés. Tout est plongé dans une atmosphère brumeuse et violacée. Les passants sont des fantômes noirs, sans visages visibles… et silencieux. Dans le ciel plombé, il y a beaucoup de lunes à l’état de croissants, toutes orientées pareillement, et dont les courbes d’or rouge crèvent la brume. Dans l’air flotte une écrasante fatalité. Arrivé près de l’ancien chez nous, une tête énorme, sans corps apparent, surgit d’une guérite : c’est la hideur même. Face rose d’homme-porc surmontée d’une crinière flamboyante, hérissée ; peau squameuse et musculeuse avec, entre les plis mous des paupières, la tache bleue de l’œil ; un œil petit et d’expression méchante, sans cils ni sourcils, et qui scrute mon regard avec férocité.
Et c’est d’une voix curieusement criarde, d’une voix d’homme châtré dès l’enfance qu’il prophétise :
« Regarde-moi ! – Rappelle-toi ! – Tu verras ! »
Et ce, en faisant surgir de son enveloppe de brume une main demi-fermée, à l’index menaçant.
*
À vingt ans de distance, j’ai retrouvé l’être, sa hideur, sa voix, et ce fut le pire de mes ennemis. Coïncidence d’images, évidemment !… mais n’est-ce pas troublant à l’excès, ces retours de visions limbaires à la réalité ?…
La Citerne tragique
Dans un pays que maintenant j’identifie à certaines contrées désertes de l’Ardèche, je marche dans un paysage brûlé ; la terre d’un brun violâtre est jonchée de scories volcaniques. Je n’ai pourtant à cette heure qu’une idée très vague de ce que peut être un volcan et je n’ai vu d’autre paysage que les squares de Paris et les quais pittoresques de Javel. Donc, je me hasarde sur ce sol mystérieux, privé de vie. Après avoir longtemps marché, me voici arrêté par des ruines, toutes bâtisses quadrangulaires à demi effondrées. Comme le sol, elles sont de composition sismique, et leur rectitude sèche, aride, avec les fenêtres cintrées, ouvertes comme des yeux sur le ciel, remuent en moi des souvenirs occultes, de terrifiques et angoissantes impressions de choses vues et senties, jadis… ce mot n’a pas de sens pour un enfant – il me semble pourtant que je me souviens ! Un escalier bien conservé descend vers une pelouse aux longues herbes vertes – la seule tache verte de l’endroit – et, vers le milieu de ce tapis hérissé, hirsute, apparaît, s’impose à l’œil, une vaste pierre carrée, d’un gris jaunâtre, – la seule de son espèce ici, – et c’est comme une pierre tombale enfoncée à ras du sol. Mais je sais que ce n’est pas cela et, quoiqu’angoissé et remué par l’approche d’une révélation qui sera tout à l’heure un souvenir, j’approche et m’efforce à pénétrer le mystère. Une grosse boucle de fer dort sur la pierre et me dit que se trouve là la clef de ce que je pressens. Avec la facilité que donne le rêve de soulever des poids fantômes, j’empoigne la boucle et lève la pierre à angle droit, en sorte qu’elle demeure ainsi lorsque je l’abandonne. C’est une citerne : une eau verte et visqueuse où l’on aurait jeté de la mousse broyée. Une chaîne fichée à la paroi humide pend et plonge dans cette eau. Je dois tirer la chaîne si je veux savoir. Je m’agenouille, et doucement, mais sans effort, j’attire à moi les chaînons après quoi plusieurs chaînes plus petites sont soudées, et voici que l’eau verte et visqueuse s’opalise de formes vacillantes. La chose ou les choses sont encore dans les profondeurs, mais, en tirant toujours, elles se précisent, prennent des formes humaines, et, tout à coup, affleurent. Ce sont d’abord une, deux, trois et quatre têtes dont les cheveux noirs, mi-longs, sont ceints de bandeaux rouges ou verts, dont les barbes courtes, et jadis frisées, encadrent de jeunes visages qui seraient beaux sans leur avidité, leurs paupières bleuies laissant apparaître le blanc quasi liquéfié de l’œil ; et puis, suivent de grands corps nus, solides et musclés, des corps d’athlètes, impeccablement beaux. Ceux-là n’ont pas été jetés aux murènes, mais lancés dans cette eau après avoir été attachés ensemble. Ils ont dû nager longtemps dans l’obscurité de cette tombe liquide, se cramponner, s’épuiser, et, finalement, couler dans la mort. Maintenant, au jour, au bout des chaînes que, d’un mouvement lent, je plonge et retire, ils affleurent tout entiers, superbes, avec je ne sais quoi de macabrement joyeux. Furent-ils des amants de Messaline sacrifiés après l’indicible nuit d’amour ? des Augustins tombés en disgrâce ? des pamphlétaires dénoncés ?… ou simplement des conjurés surpris ?
J’ai marché près d’eux sous la toge… ils semblent me reconnaître… et j’ai la sensation que, maintenant, je suis l’un d’eux… je m’appelais Lucius Aræna, et l’un des bandeaux rouges semble sourire lorsque, très haut, je prononce ce nom.
*
J’ai reconnu le paysage – il y a quelques années, le site… il y avait une citerne asséchée… la pierre n’était plus là… mais de grands frissons de brise soulevaient mon manteau que je me figurais être de pourpre et long.
Le Décapité
Je suppose que mes parents m’ont promené, tout enfant, dans un musée, – et ce doit être au Louvre, – car le songe prend ici des caractéristiques de souvenirs latents. Un personnage familier au pinceau de Veronèse s’y reproduit si fidèlement que, seule, la vue de l’immense toile des Noces de Cana a pu impressionner aussi fortement la plaque sensible de mon jeune cerveau. Mais j’ai perdu le souvenir de cette visite et c’est dans le songe que je le retrouve.
Donc, c’est dans une crypte immense et voûtée, éclairée au centre par un candélabre chargé de bougies. Des gens sont assis, élégamment vêtus à la mode somptueuse de la Renaissance. Sous le jeu vacillant des luminaires, satins et bijoux mettent des éclats changeants sur les velours et les buffleteries, et la chair lumineuse des femmes contraste avec le visage basané des hommes. Ces gens sont venus là pour y fêter quelque événement, en des rites mystérieux dont je ne conçois pas le sens.
Comme au théâtre, deux personnages de premier plan, plus éclairés que les autres, semblent tenir toute la scène. Les autres ne sont que des comparses qu’on voit gesticuler dans la pénombre. On devine qu’ils boivent, s’embrassent, jouent aux cartes ou dorment sur les tables, la tête entre leurs mains.
Mais voici que s’anime le dialogue entre les deux vedettes, deux hommes ; l’un superbe de prestance et beau visage, tête nue, les cheveux presque ras, rejoignant aux joues une jeune barbe brune qui s’effile vers le menton, la moustache s’y noyant gracieusement ; il est sans armes, et tout dénonce en lui un homme d’état. L’autre est coiffé d’une toque à crevés, comme celle des reîtres allemands, buffleté, botté haut, et, sur le pommeau d’un large glaive fiché en terre, ses deux mains appuyées soutiennent son menton. Figure farouche durement accusée, et comme ravinée par les hâles et les rudes fatigues des campagnes militaires, il écoute, sournois, narquois, les objurgations qui tombent des lèvres dédaigneuses du jeune patricien. Des mots brefs comme des estocades balaient, avec le mouvement de tête saccadé qui les accompagne, chaque phrase de l’argumentation tenace qui le cingle.
C’est un duel curieux dont les éclats n’atteignent même pas la foule environnante qui attend, sans impatience, la fin du colloque. Tout cela est prévu sans doute. Eux tous savent ; mais, spectateur inaperçu, je ne quitte pas des yeux ces deux lutteurs impassibles, dont j’ignore le secret.
Le jeune homme, soudain, s’est levé, le bras tendu jusqu’à toucher la joue sombre de l’homme armé. Celui-ci a simplement levé la tête, et alors ses yeux, enténébrés jusque-là par l’ombre de la toque, ont fulguré d’un éclair féroce et haineux.
Et presque aussitôt dressé, prenant le glaive à deux mains et le maniant d’un tournoiement rapide, devant la foule dressée d’horreur, il décapite d’un coup son antagoniste.
Ce n’est d’abord qu’une rumeur épouvantée. Des femmes se pâment et des soldats tirent l’épée, prêts au châtiment. Mais les doigts crispés s’ouvrent, les armes tombent, lâchées, car une horreur plus grande fait place à l’autre.
Le grand corps a chu sur les reins, en un lent écroulement, et maintenant repose abandonné. Mais la tête sectionnée est là, comme suspendue où le glaive l’a surprise, éboutant largement et sans arrêt un sang riche. Et la voici qui parle, lentement balancée d’arrière en avant, et qui suit l’homme blême d’effroi, aux yeux exorbités de folie ; c’est une harangue sans merci qui fonce sur le félon, l’accule au mur d’où la foule s’écarte, mais où sa tête sonne et rebondit. La mort l’a pris en pitié : car il s’écroule à son tour, pour jamais.
Et la tête superbe, toujours saignante, se tourne vers la foule maintenant plus visible et parle toujours…
Rien de ce qu’elle articule ne me parvient, mais une phrase, la dernière, éclate lumineuse, comme un Mane Thecel Phares sur le mur sombre de la crypte :
« Il a vendu la Patrie. »
Un voile d’ombre glisse sur la tragique vision qui s’annihile en ses plis, et la mort du sommeil me reprend.
Bien longtemps après ce songe qui hanta ma treizième année, je me suis trouvé en présence de l’Apparition de Gustave Moreau ; cette apparition qui place Salomé en face de la tête de St-Jean, après la décollation, et toute l’horreur de mon rêve m’est revenue.
À la ressemblance près du visage, et sans la rayonnante auréole du saint, l’idée réalisée du peintre peut illustrer ce terrible cauchemar.
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(Edmond Rocher, in Belles-Lettres, art et critique, troisième année, n° 21 et 22, mars et avril 1921 ; l’épisode des « Tells » et des « Brans » a été repris dans le chapitre « La Prison blanche » de son roman autobiographique L’Âme en friche, Paris : Éditions du monde Nouveau, 1922. Lithographies d’Alfred Kubin : « Du sollst nicht töten, » c. 1901 ; « Die sieben Todsuenden : Zorn, » 1914 ; « Der Hauskobold, » 1919 ; gravure de Henry Justice Ford pour « King Kojata, » extraite du Green Fairy Book d’Andrew Lang, 1892 ; Alfred Kubin, « Selbstbetrachtung, » lithographie, c. 1901-1902 ; Gustave Moreau, « L’Apparition, » huile sur toile, c. 1876)