C’était en plein midi ! en pleine rue de Rivoli !!!
Il venait droit à moi, debout sur ses deux pattes de derrière, laissant baller le long de son corps ses deux pattes de devant, dans l’une desquelles il tenait un bâton, dont il allait certainement me frapper.
Je regardai autour de moi. Personne ne venait à mon secours. Tous ces passants étaient-ils donc figés par cette apparition soudaine ? Je pensais fuir, mais outre que mes jambes tremblaient à toute volée, il ne me fallut pas plus d’un coup d’œil, pour m’apercevoir qu’en moins de trois bonds, le monstre m’aurait atteint. Je voulus crier ! ma voix râla en vain dans ma gorge.
L’étrange animal avait près de deux mètres de haut. Il était tout noir, sauf la tête ! Une tête remplie d’excroissances, recouverte d’une sorte de chair, dont la couleur et la diaphanéité formaient un singulier contraste avec le ton général du corps. Sur la face, et placés symétriquement, deux trous à la fois noirs et clairs qui, incontestablement, étaient les yeux !
Quelle singulière lueur ! Elle semblait m’entrer dans l’âme, à mesure que le monstre avançait. Pour comble de hideur, ces deux trous ronds et phosphorescents étaient entourés et surarqués par de longs poils qui leur donnaient un aspect insupportable au regard. Entre ces deux trous, et placée inférieurement, une énorme excroissance sous laquelle une grosse touffe d’affreux poils enchevêtrés, qui achevait et fondait par en bas le visage. De chaque côté de la tête dont la partie supérieure était très haute, très ronde, lisse et luisante, deux autres excroissances très tortionnées, percées chacune d’un trou par lequel l’animal entendait ou respirait.
Je cherchai en vain quelque chose qui ressemblait à une bouche…
Pas l’ombre !
Bientôt, l’affreux être ne se trouva plus qu’à deux pas de moi. Un brouillard envahit ma vue ! je m’évanouis.
Quand je repris mes sens, mes yeux s’ouvrirent sur un dallage analogue à ceux fréquents dans les pharmacies. À côté de moi, tout près, je vis deux pieds semblables à ceux du monstre. Avec une terreur bien vite accentuée, j’osai lever les yeux le long de l’individu.
Horreur ! Un monstre me soignait ! Un autre monstre dont je sentais parfaitement qu’une des pattes me soutenait par le dos, et dont une autre patte s’acharnait à vouloir me faire respirer des sels. Il se tenait debout comme le premier et les mêmes phénomènes horribles à voir se reproduisaient sur son visage, dont la partie supérieure était moins haute, cependant.
À la rencontre de mon regard et du sien, je tournai vivement la tête…
Holà !!! Là ! devant moi, dernière la vitrine, braquant avec avidité, sur ma frayeur, leurs prunelles de flammes, vingt monstres de toutes les couleurs, cette fois, les uns gris avec des poils roux, les autres bleus avec des poils blancs, et toujours l’horrible tête, attendaient, quoi ? qui ? Moi ! Sans doute ??…
D’un bond, je sautai sur la porte que j’ouvris violemment en brisant la vitre et je m’enfuis.
Oh ! je ne rêvais point ! j’étais bien dans Paris.
Voilà bien le boulevard. Voici bien les magasins, les boutiques. C’est clair ! un épouvantable cataclysme inattendu, quelque cyclone universel a jeté, sur cette terre, les horribles habitants de quelque astre lointain et en a chassé mes amis, les habitants ordinaires !
Pourquoi donc moi seul ai-je été épargné ?…
Je me sentis perdu de corps et de raison !
Une foule de monstres s’était mise à ma poursuite en jetant des cris aigus qui me révélèrent alors l’existence de la bouche inapparente. Chose singulière, – si je me rappelle bien, – j’en crus voir plusieurs fuir à mon aspect. N’étais-je pas aussi un monstre pour eux !
Je courais toujours ! La sueur me perlait au front.
J’entendais leurs pas se rapprocher. Je tournai brusquement le coin d’une ruelle étroite. J’enfilai une allée.
Je m’évanouis !!!
J’avais rêvé !!!
Alors que je revenais à moi, mes yeux s’ouvrirent sur un plafond de riche salon, auquel se suspendaient d’opulents lustres de cristal. J’étais étendu sur un long divan très mœlleux et je commençais à sourire d’avoir été le jouet d’une pareille hallucination, quand un bruit furtif me fit tourner la tête…
Je me jetai si brusquement en arrière que je tombai sur le tapis…
Là ! devant moi ! de l’autre côté du canapé ! un monstre ! encore un monstre ! un autre monstre !! rose, celui-là, mais sans jambes… s’approchait, remuant avec une cuiller d’argent, dans une tasse en équilibre sur une soucoupe, un breuvage probable, et cela avec la même aisance que l’eût fait un homme.
J’eus l’audace de le regarder en face.
L’œil ne me sembla point aussi terrifiant que celui des autres.
Cependant, une crainte plus grande s’empara de moi, car l’effet qu’il me produisait tenait de la fascination.
Je sentais du mal à vouloir détourner les yeux. Machinalement, j’analyse son visage, et cela avec d’autant plus de curiosité que le corps différait déjà beaucoup de celui des autres monstres. Un miaulement, d’un charme analogue à celui du regard, sortit d’une coupure rose aussi. Il y avait une sorte d’amabilité dans la forme même de cette tête, exempte, du reste, de beaucoup des horreurs communes à ses pareilles.
Le monstre fit le tour du canapé en persistant à faire entendre son miaulement cristallin.
Je n’osais m’enfuir. Le montre ne me fit point de mal et je m’aperçus vite que c’était bien pour me soigner, et rien que pour cela, qu’il était là. Aussi, par une condescendance que sa conduite m’imposait, acceptai-je avec empressement tout ce qu’il m’offrit avec sa courtoisie vraiment humaine.
C’est alors que, l’ayant près de moi, je remarquai que si ses défauts m’avaient paru moindres, c’était à cause de la finesse même de leur dessin.
Je repris ma tranquillité d’esprit. Je me persuadai qu’avec un peu d’effort, je supporterais bien la vue des autres monstres, qui, du reste, ne m’avaient point encore fait de mal.
Je sortis !!!
J’eus bien quelque émotion, mais l’assurance de ma démarche intimida-t-elle les monstres ou n’avaient-ils pas eu l’intention de jamais m’attaquer, la vérité est qu’ils ne parurent même pas s’apercevoir de ma présence. S’habituaient-ils à moi ? je ne sais, mais moi, j’en avais pris mon parti ; j’allais m’habituer à eux. Je m’en trouvai et m’en trouve encore très bien, et je dirais même pas plus mal que si tous ces monstres avaient été des hommes et que rien ne fût changé dans Paris.
Tant il est vrai que tout n’est qu’HABITUDE !
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(Georges Lorin, in Le Courrier du soir, cinquième année, n° 1418, mardi 14 février 1882 ; illustration de Virgil Finlay pour « A Planet Named Shayol » de Cordwainer Smith, 1961)