VI
L’abbé Ridel venait fréquemment nous visiter. Ses discussions courtoises avec Gambertin étaient de véritables fêtes pour l’entendement. Je les écoutais avec respect et je les provoquais de mon mieux, bien qu’elles ne pussent me convaincre dans un sens ni dans l’autre.
Cette idée que la terre de France n’avait pas toujours été et ne sera pas toujours ne pouvait anéantir ma tendresse pour le pays tel que je le connais. – Le marin n’aime-t-il pas son navire éphémère, et n’est-ce point là, même, du patriotisme ?
Cette pensée que peut-être l’homme n’était pas encore l’homme il y a des siècles, et ne le sera plus dans un avenir fort éloigné, ne me poussait pas irrésistiblement, sous prétexte d’une commune destinée, à souhaiter la famille mondiale.
Malgré la prédiction de mon hôte, je ne devenais donc pas anarchiste, et l’athéisme ne me gagnait pas non plus, grâce aux répliques du curé – lequel du reste niait énergiquement l’évolution humaine.
Gambertin lui-même se plaisait maintenant à recevoir son adversaire, et ces réunions devenaient de plus en plus charmantes à mesure que nos soucis s’évanouissaient et que la certitude d’être débarrassés du monstre chassait toute arrière-pensée de l’esprit de Gambertin et du mien. Après cinq semaines de paix, nous goûtions donc, sous ce climat d’Afrique, l’existence la plus douce et mes vacances méritaient enfin leur nom.
Gambertin me dit un jour :
« Nous voilà au trente août ; je crois vraiment que notre tarasque n’est plus… On pourrait prier le curé à dîner. Je ne le faisais point, car il m’eût été pénible de le voir s’en aller, la nuit, au bord des bois… Allons le trouver et demandons-lui s’il lui plaît de souper aux Ormes ce soir. »
Ainsi fut fait. Le curé accepta, et ce fut un joyeux et savant festin.
Vers onze heures, comme les deux champions avaient épuisé tous leurs arguments et quelques vieilles bouteilles, l’abbé Ridel se leva pour prendre congé. Alors, je vis Gamberratin changer de couleur en le reconduisant. Mon hôte ouvrit la porte ; on eût dit qu’il l’ouvrait sur une cave, tant la nuit était obscure.
« Monsieur le curé, dit-il en reprenant son visage habituel, vous n’avez pas de chance et ne pouvez festoyer avec nous sans attirer l’orage sur le pays. Il est impossible que vous partiez.
– Que si ! répondit l’autre. J’atteindrai le presbytère avant la pluie, comme l’autre fois, mais je dois me dépêcher…
– Non, monsieur le curé, vous ne partirez pas, dit fermement Gambertin ; ce serait tenter le diable, je ne veux pas que vous partiez.
– Mais…
– Vous allez coucher au château, entre Dupont et moi, dans une chambre d’amis qui est toute prête. Demain matin, vous redescendrez au village pour l’heure de votre messe. »
Il fallut bien en passer par là.
Au reste, à peine étions-nous dans nos chambres que l’orage éclata, faisant crépiter la grêle contre les carreaux.
Le bon curé ne se douta point de nos alarmes secrètes. Je l’entendis bientôt ronfler de l’autre côté de la cloison.
Bien que la décision brusque de Gambertin m’eût déconcerté, je ne pouvais que l’approuver ; moi aussi, j’étais plus tranquille de savoir l’abbé près de moi, au milieu de bonnes murailles, qu’en pleine nuit, dans la forêt… Mais je ne pouvais m’endormir. La frayeur inopinée de mon ami renouvelait mes inquiétudes à son sujet. Et puis, l’orage se mit à faire un vacarme effroyable. À tout instant, la foudre illuminait le ciel de sa lueur violette, et le curé se réveilla. Je perçus le frottement de son briquet. L’averse faisait rage. Enfin l’ouragan se calma, les éclairs s’espacèrent et la pluie devint un murmure très doux, comme une berceuse, avec de soudaines reprises d’intensité.
Mes yeux se fermèrent…
« Pssttt ! Pssttt ! »
Je crus à un cauchemar.
« Pssttt ! Pssttt ! »
Qu’était-ce donc ? Assis sur mon lit, j’écoutai.
De nouveau, « Pssttt ! Pssttt ! » résonna, au-dehors et du côté de la plaine. Je bondis à ma fenêtre. La nuit opaque me cachait tout. Cependant, deux taches pâles luisaient… Mais un éclair fulgura.
Quelque chose de monumental se dressait devant la plaine. Je frémis. Un autre éclair me fit voir l’iguanodon devenu aussi grand que le château et qui le regardait fixement.
« Pssttt ! Pssttt ! »
« Oh ! Gambertin ! » pensai-je.
À la lueur des éclairs, je pouvais de temps en temps me rendre compte… Sans bruit, je réussis à ouvrir ma fenêtre et je tournai les yeux vers celle de Gambertin.
Le malheureux ! Il se penchait sur la barre d’appui. Je le voyais nettement, car il y avait de la lumière dans sa chambre. Il se penchait et appelait le monstre comme un chat !… – L’effroi me gelait. – Je lui criai le plus bas possible :
« Gambertin, prenez garde !
– Pas de danger, voyons ! C’est une espèce de vache, un ruminant, un herbivore ! J’en ai vu bien d’autres dans la jungle ! D’ailleurs, je ne peux pas… Pssttt ! Eh, tête de gargouille, eh, céphalo-gouttière, pssttt ! »
À ce moment, un éclair moins bref illumina le dinosaure. Un frisson, comme un spasme électrique, me bouleversa ; je n’avais pas reconnu les mains de l’iguanodon, les pouces n’avaient pas de poignard ! Une cohue de pensées se bouscula dans mon épouvante : tous ces porcs disparus… le raisonnement faux de Gambertin sur l’impossibilité de plusieurs animaux, et même cette absence de l’iguanodon, l’Abel du Caïn mégalosaure…
« Prenez garde, Gambertin ! C’est un mégalosaure ! »
Et je m’arrachai de la fenêtre pour courir à mon pauvre ami. Comme je sortais de la chambre, un bruit sec, celui d’un volet rabattu sur un mur, claqua au-dehors. Je l’attribuai à la foudre, à un retour subit de l’orage.
« Gambertin ! Gambertin ! »
Je passai devant la porte du curé. Qu’allait-il apprendre, bon Dieu ! Et sans réfléchir, la clef étant dans la serrure, je la tournai. Maintenant, j’étais au seuil de l’autre chambre et j’ouvrais la porte. Mais, retenu par un sentiment invincible, je n’avançai pas.
« Gambertin ! »
Il était là, toujours accoudé à la grande baie, faisant la sourde oreille.
« Gambertin ! » suppliai-je. Puis je commandai : « Venez, venez, je vous l’ordonne ; Gambertin, ici ! »
Bast ! L’entêté ne m’écoutait pas. Il se penchait à outrance et avait l’air de regarder le sol, dans la nuit. Je ne voyais que la perspective de son dos étroit.
« Ne vous penchez pas comme ça, mon ami ! oh ! c’est un mégalosaure, je vous dis ! Qu’est-ce que vous regardez par terre ? »
Soudain, je reculai, devant la porte ouverte, jusqu’au mur du couloir… La tête gigantesque du dinosaure frôlait l’infortuné, et lui ne bougeait pas !… D’un coup de son mufle verdâtre, le mégalosaure renversa Gamberratin sur le parquet. Je compris alors la cause du bruit sec : déjà, les puissantes mâchoires l’avaient décapité.
La tête du mégalosaure, une tête morne de tortue démesurée, emplissant la baie, entra tout entière. Dans un fracas de meubles renversés, elle se mit à rouler gauchement le cadavre de tous les côtés et réussit enfin à le saisir par un pan de sa veste. Ses lèvres cornées, non préhensives, avaient rendu l’opération difficile, mais quand elle eut empoigné le vêtement, d’une brusque saccade elle engloutit le pauvre petit corps. Il y eut un horrible craquement d’os broyés, un bruit de formidable déglutition… une boule descendit dans le goître flasque du monstre…
Et il m’aperçut.
Jusqu’à ce moment, j’étais resté là sous l’influence de la curiosité, et surtout de la peur qui me vidait les jambes ; mais alors, ce fut bien autre chose qui me fit demeurer.
Les yeux verts du mégalosaure, d’ignobles yeux de poulpe, glauques et phosphorescents, braqués sur moi, me fascinaient comme une fauvette. Ils eussent dardé des regards de fer que je n’eusse pas été plus solidement cloué au mur.
La tête approchait. Immobile, j’entendais battre mon sang, et mes nerfs frémir…
Tout à coup, la joie effrénée de l’espoir m’envahit : la tête était venue buter contre la porte trop petite pour la laisser passer. L’animal tenta de l’introduire en travers. Vains essais. Cependant, il ne se décourageait pas, et nous restions face à face, moi collé à la muraille, à un mètre et demi de sa gueule, appuyée à droite et à gauche contre le chambranle. Il se mit à souffler, comme haletant par suite d’un effort, et le mur de séparation gémit sourdement… Je sentis mon visage devenir livide… Mais, grâce au ciel, le monstre, sans doute mal d’aplomb, renonça bientôt à démolir l’obstacle. Et je me demande si cela fut vraiment une faveur de la Providence. Un rien, un pas de côté, m’eût sauvé, et j’étais sans volonté, froid, durci pour ainsi dire, comme un homme de glace, les yeux fatalement attirés vers un œil impérieux ; et je pressentais qu’il me faudrait, dans un instant, suivre mes yeux et marcher vers la gueule, dans l’ombre, quand un contact subit, enveloppant, âpre et gluant, le toucher d’une espèce de râpe molle, me parcourut de haut en bas : le mégalosaure me léchait. De sa langue nerveuse dont le bout agile, large ou pointu, cédant ou pénétrant, se recroquevillait de mille façons, il s’ingéniait à m’entraîner, et je m’appliquai au mur de toutes mes forces, pour empêcher la langue damnée de se glisser entre lui et moi. L’effrayante caresse parvint cependant à s’insinuer derrière mon cou, et j’eus la sensation d’un oreiller qui se fût soudain recourbé pour emboîter ma tête. D’une traction brutale, l’abject morceau de viande me fit saluer. C’était la délivrance. Mes yeux avait échappé au regard… le charme était rompu. Je me précipitai de côté, vers les ténèbres du couloir, plus dégringolant que fuyant, et je m’abattis, tandis que le mégalosaure lançait son cri terrifiant qui, poussé dans le château, en brisa toutes les vitres.
Je n’étais pas évanoui, mais terrassé par une telle fatigue que je n’en valais guère mieux.
Je compris – indistinctement – que l’abbé Ridel défonçait son vantail à coups de je ne sais quoi, et qu’il me portait sur mon lit. Je me rappelle aussi l’entrée du couple Thomas, hébété, qui, sur l’avis du curé, s’assit dans un coin… L’abbé s’approcha de la fenêtre avec circonspection et la ferma ; étant restée ouverte au moment du cri, elle avait conservé ses carreaux. Il revint vers moi.
« Est-il parti ? bredouillai-je.
– Qui ?
– Le… animal ?
– Oui, mais reposez-vous.
– Gambertin aussi est parti ? » repris-je.
Cependant, ma pensée reprenait son cours, et je me demandai par suite de quelle aberration nous n’avions pas soupçonné la vérité. Bien des indices devaient nous la faire redouter.
D’abord, le fameux raisonnement de Gambertin ne tenait pas debout. Parmi tous les prodiges nécessaires à la conservation, puis à l’éclosion d’un œuf antédiluvien, deux seulement avaient besoin d’être doublés pour expliquer la naissance d’un autre saurien :
La ponte précédant immédiatement l’avalanche.
L’absence d’un choc destructeur.
Ces deux conditions, devant être remplies à l’égard de chaque œuf en particulier, constituaient bien, en effet, des facteurs à doubler. Mais, cela admis, toutes les autres obligations de température, de sécheresse, d’obscurité, d’aération, puis d’augmentation de chaleur et de tension hygrométrique restaient communes aux deux germes ; et s’il y avait eu quarante œufs préservés de l’éboulement tout de suite après la ponte, ils seraient tous et nécessairement venus à éclore.
Ensuite, la disparition des porcs aurait dû nous prouver la présence d’un carnassier, et d’un seul, leur nombre ne dépassant pas la provision d’un animal géant.
Enfin, l’éclipse de l’iguanodon (un comestible en rapport avec le mangeur) était une troisième raison.
Je songeais à tout cela sans grande précision ; ces idées s’embrouillaient avec d’autres ; à travers un flot d’images successives, un objet indélébile demeurait avec une persistance ridicule : mon baromètre du boulevard de Sébastopol, et j’en voyais, seul mouvement du logis solitaire, j’en voyais l’aiguille tourner à petits sauts, marquant les temps probables, comme des heures, autour du cadran glauque et phosphorescent. Mes oreilles bourdonnaient encore, les muscles oculaires – et peut-être aussi le nerf optique – restaient douloureusement courbaturés. Mais c’était là des vétilles. Le curé me donna quelque chose à boire, et je ne tardai pas à recouvrer toute ma lucidité.
Quand le petit jour éclaira la chambre, Thomas, sa femme et le curé se tenaient près de mon lit et j’achevais de leur conter cette histoire avec les péripéties que l’on sait.
L’abbé Ridel prit alors la parole :
« Il est urgent de supprimer les monstres, dit-il.
– Oh ! repris-je, l’iguanodon, pour moi, n’existe plus.
– C’est ce que nous verrons. En tout cas, le mégalosaure connaît maintenant le goût de l’homme. Le voyez-vous descendre chaque nuit pour… Cela ne peut se supporter, surtout si l’on envisage la superstition des villageois. Il faut le supprimer… aujourd’hui même.
– On pourrait organiser une battue, fis-je ; – avec le nombre…
– Le nombre, jamais ! Que les paysans sachent ce qui est arrivé, et la contrée sera vidée en un jour. Ils croiraient que c’est le diable, et refuseraient la lutte ! »
Et incontinent, le curé fit jurer le silence à Thomas et à sa femme.
« Comment faire ? poursuivit-il, nous ne sommes que trois…
– Trois ? fit Thomas en blêmissant.
– Allons, soit. Nous sommes deux seulement. »
La souffrance de mes oreilles et de mes orbites endolories s’accrût tout d’un coup. Je m’évertuai à découvrir un plan de bataille efficace et, par-dessus tout, sans danger.
« Monsieur le curé, dis-je ; d’après l’heure où l’accident s’est produit, la bête continue à se retirer dans la caverne pour y goûter son repos diurne. Elle ne peut toujours en sortir qu’au soir, quand la lumière s’obscurcit. C’est donc d’une embuscade nocturne qu’il s’agit. Le jour nous appartient en toute sécurité. Voici mon opinion. Vous savez que la caverne débouche dans une muraille, laquelle termine à pic le versant de la montagne. Cette muraille se développe sur une grande étendue et ne reprend l’altitude du sol boisé qu’à plusieurs kilomètres à l’est et à l’ouest. Or, elle est plus élevée que le mégalosaure. Je ne le crois pas assez géant pour en atteindre le faîte, où, si vous le voulez bien, nous installerons notre affût. Nous y attendrons l’animal, et, à sa sortie, feu !… Admettez qu’il soit manqué, il mettra plus de temps – s’il y pense seulement – à tourner la falaise, parmi les broussailles, que nous à filer de l’autre côté…
– Parfait, cela ! s’écria le curé. Mais les fusils ? »
Thomas bégaya :
« Il y a ceux de Monsieur… ses fusils de voyage…
– Allez les chercher, lui dis-je.
– Ils sont… dans la chambre de Monsieur… »
À ces mots, nous nous regardâmes. Enfin, le prêtre se décida et revint avec deux fusils et des cartouches à balle explosible.
« Nous sommes servis à souhait, dit-il ; voilà de belles armes. »
En effet, je me suis renseigné, depuis, à leur sujet ; c’étaient un rifle américain pour la chasse des grands fauves et une carabine Winchester à répétition.
« À quelle heure partirons-nous ? demanda le curé.
– Quatre heures, cela me paraît raisonnable. Il ne faudrait pas manquer la sortie, n’est-ce pas ?
– Bien. Je vais redescendre au village pour dire ma messe. Dormez un peu, monsieur Dupont… Je vous avoue que je suis impatient de me mettre en route…
– Ah ! monsieur le curé. Dieu sait ce que vous diriez si vous aviez été léché… »
Vers cinq heures et demie, après avoir effectué le long détour nécessité par la position, l’abbé Ridel en costume de chasseur, couteau à la ceinture, et moi dans le même accoutrement, nous suivions sur la pente aride de la montagne une direction parallèle au couronnement de la muraille, ou, pour mieux dire, au bord du précipice. Nous dominions les bois, les Ormes et la plaine, mais, pour éviter toute surprise, nous marchions assez loin de la forêt.
Je reconnus bientôt, à la traînée plus sombre indiquant parmi les arbres le parcours du sentier, que nous étions parvenus à la hauteur de la caverne. Le mégalosaure était donc là, sous nos pieds… Alors, nous commençâmes à marcher droit au ravin, et la clairière apparut progressivement très bas.
Une exhalaison fétide monta vers nous.
Le curé se coucha par terre ; j’en fis de même et nous rampâmes jusqu’au gouffre. Je l’atteignis le premier.
« Halte ! fis-je. Le voilà ! »
Notre ennemi était étendu sur le gazon, tout près de la faille, immobile.
« Il dort, » murmura le curé.
Mais j’apercevais l’œil glauque grand ouvert.
« Il est mort, répliquai-je. Toutefois, envoyons-lui deux balles ; c’est plus sûr. En joue… feu ! »
Les projectiles portèrent, mais la cible demeura inerte. Une nuée de mouches sonores s’en éleva et s’y rabattit. La mort avait passé par là.
Près du cadavre, au milieu d’ossements de pourceaux, gisait le grand squelette de l’iguanodon. Tout péril était donc dissipé. Nous reprîmes notre chemin pour nous rendre à la funèbre clairière.
« Enfin, j’avais raison, dis-je d’un ton dégagé, avec une singulière joie ; l’iguanodon a été tué par son collègue… Ce rugissement courroucé, dont je vous ai parlé et qui surprit Gambertin, annonçait le combat. Le mégalosaure s’était posté devant la grotte pour guetter la rentrée de l’autre… Ce fut un duel homérique, monsieur le curé… Eh, eh, fis-je en riant bêtement, le mégalosaure a peut-être tourné de l’œil à la suite de ses blessures ?…
– Douteux, riposta le curé en allongeant le pas ; trop longtemps… cicatrices… »
Nous atteignîmes notre but. L’abbé Ridel enleva sa veste, tira son couteau de chasse, et se mit en devoir de dépecer le monstre.
« Ce n’est pas un sarcophage pour un chrétien, dit-il. Aidez-moi. »
Je tirai aussi mon couteau, mais, avant d’attaquer le ventre ballonné, je plongeai la lame dans les yeux ternes, furieusement, à tâtons, sans oser regarder ce que faisais.
Nous retrouvâmes Gambertin. Ici, une description serait sacrilège. La mort privée de sa majesté ressemble à une belle femme dont serait rasée la chevelure magnifique et sereine, et chaste comme un manteau d’or. Il faut la cacher.
Mais l’abbé Ridel observait l’intérieur de la bête en poussant des exclamations.
« Où donc est l’estomac ? disait-il. C’est extraordinaire… Des muqueuses aussi peu élastiques… Ah çà, où donc est cet estomac ? Je n’en trouve qu’un morceau à demi rongé autour du pylore, corrodé même…
Tout s’explique. Notre mégalosaure se nourrissait de porcs. Il les mangeait tout entiers, estomac compris. Or, le suc gastrique du porc est spécialement riche en pepsine des plus actives. Ce violent principe renforça le suc gastrique indolent de notre sujet et lui donna une telle intensité que les tissus, peu solides de nature et encore épuisés par des siècles d’attente et de mauvaises conditions d’existence, n’ont pu résister à son action chimique. L’animal est mort d’une dyspepsie peu commune : il s’est digéré lui-même. »
Deux jours plus tard, j’accompagnai Gambertin au cimetière du misérable village.
La pierre tombale du sépulcre de famille s’émiettait. Je résolus de la remplacer et me souvins d’avoir vu, parmi les nécropoles, des colonnes rompues. Comme nous étions du même âge, Gambertin et moi, il me parut qu’il avait trépassé prématurément et qu’un de ces monuments symboliques siérait donc à son tombeau. Mais le curé fut d’avis contraire.
« Monsieur de Gambertin, dit-il, eut le rare bonheur d’achever la tâche spéciale qu’il s’était assumée. Même, il est mort au champ d’honneur de la Science.
À votre place, j’édifierais sur ses restes non pas un de ces fûts brisés, mais un haut cylindre de marbre cannelé, et, à l’instar du palmier, modèle de la colonne parfaite, la cime s’en épanouirait dans la splendeur fleurie et définitive d’un chapitre corinthien.
Des architectes farcis de scrupules vous objecteront, sans doute, qu’une colonne doit supporter quelque chose, et que celle-ci aura l’air niais de vouloir soutenir le ciel… Mais vous leur répondrez que ce fait a peut-être bien aussi sa raison d’allégorie, et que, somme toute, l’image n’est pas sans beauté. »
Au mépris de ce discours, je fis tailler la nouvelle pierre à la mode de l’ancienne, présumant que Gambertin m’eût conseillé d’autre sorte, que Brown eût émis une quatrième opinion, enfin ayant appris à me méfier des influences de l’heure.
C’est tout ce que j’ai gagné à cette aventure, avec, toutefois, un binocle dont les verres sont curieusement dépolis, par corrosion… Mais j’évite d’enseigner quel acide a produit ce résultat. Me croirait-on ?
D’ailleurs, cette histoire incroyable n’étant point consolante, nul n’y saurait ajouter foi.
FIN
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(Maurice Renard, in La Revue française hebdomadaire, dix-septième année, n° 36 et 37, 3 et 10 septembre 1922)