J’ai eu l’idée, à l’approche de l’an nouveau, d’aller rendre visite à M. Jules Verne. Je lui devais cette marque de reconnaissance pour les bons moments qu’il m’a fait passer jadis. J’avais une grande curiosité de voir et d’interroger cet auteur, dont les inventions surprenantes ont charmé plusieurs millions de jeunes Français. On m’avait assuré qu’il ne quittait plus la ville d’Amiens, où sa résidence est établie. Je l’instruisis de mon dessein et je reçus aussitôt un aimable billet qui me donnait rendez-vous.

« Je ne suis qu’un provincial, me disait en substance M. Jules Verne, mais je connais bien ma province. Je vous montrerai notre chère cathédrale. » Au jour indiqué, je débarquai dans la vieille cité et m’informai du logis de l’écrivain. Quand l’employé de la gare, à qui je demandais ce renseignement, sut par quelle personne j’étais attendu, il prit une attitude respectueuse et j’augurai de son empressement que le père de Michel Strogoff jouissait, à Amiens, d’une considération élevée et que sa popularité égalait, pour le moins, celle des tours gothiques, des toiles de Puvis de Chavannes et des fameux pâtés de canard dont s’enorgueillit, à bon droit, la capitale de la Picardie : « Rue Charles-Dubois, une belle maison avec un mur et un portail ; vous n’avez qu’à suivre la voie du chemin de fer. »

Mon coup de cloche a troublé la solitude de la rue Charles-Dubois. L’huis s’entrebâille et je me trouve au milieu d’une cour sablée, que prolonge sur la gauche un riant jardin. Devant moi, j’aperçois une cuisine flambante, aux cuivres luisants, et d’où s’exhalent des parfums suaves. À droite, une véranda fermée en forme de serre. Quelqu’un se hâte et descend les marches du perron. C’est lui… M. Jules Verne sera septuagénaire aux fraises prochaines, étant né au printemps de 1828 ; il porte avec verdeur le poids de l’âge et, si un vieil accident a rendu sa jambe un peu paresseuse, son esprit a conservé une vivacité juvénile. Il m’introduit dans le salon, où Mme Jules Verne vient nous rejoindre, et je me sens tout de suite à l’aise, réchauffé par cette sympathie. Mme Jules Verne me fait avec grâce les honneurs de sa maison, que décorent des meubles et des bibelots de prix, et me guide vers une petite pièce où la table du déjeuner est dressée.

« Notre salle à manger est trop vaste ; nous prenons ici nos repas en tête à tête. Nous avons ajouté votre couvert. »

M. Verne se nourrit d’œufs et d’herbage, tout comme s’il était végétarien. Mme Verne a un appétit d’oiseau. Et tandis que par politesse, et aussi par gourmandise, je m’empresse à goûter aux choses exquises qui ont été préparées à ma seule intention, mes hôtes m’entretiennent du présent et du passé, de l’édition amiennoise et des souvenirs déjà lointains de Paris.

M. Jules Verne a été élu conseiller municipal ; c’est un conseiller très zélé, qui n’a jamais manqué aux séances. Mme Jules Verne partage son temps entre les devoirs de la charité et le plaisir du théâtre ; elle a une loge qu’elle laisse rarement inoccupée, et elle savoure les copieux spectacles que l’impresario réserve à ses abonnés et qui se composent, pour le moins, de douze ou quinze actes variés – la Tour de Nesle, Bébé, la Mascotte. Le lendemain matin, à cinq heures, M. Jules Verne se rassied à son bureau. Leur existence s’écoule sans ennui, sans fièvre, parmi ces amusements et ces travaux. Voilà bientôt un demi-siècle que dure cette quiétude. Et ils espèrent qu’aucun accident ne la viendra troubler et qu’ils mourront aussi paisiblement qu’ils auront vécu. Deux heures à peine séparent Amiens de Paris et ils n’éprouvent pas le désir de monter en wagon pour contempler le sommet de la tour Eiffel.

« À quoi bon ! s’écrie en riant M. Jules Verne. L’air que l’on respire ici est salubre ; il apaise les nerfs et fortifie le cerveau… Et puis, si vous saviez comme je suis peu ambitieux ! »

J’observe M. Jules Verne, pendant qu’il s’exprime ainsi. Je suis frappé de l’extrême douceur répandue sur ses traits. Elle va presque jusqu’à la timidité. Cet homme, qui imagina tant d’aventures extraordinaires, ne ressemble point à ses héros, ni au capitaine Hatteras, qui découvrit le pôle, ni à Michel Ardent, qui voyagea dans la Lune, ni au capitaine Nemo, qui parcourut le fond des mers, ni à Hector Servadac, ni au rapide Philéas Fogg. Il a des yeux bleus, très tendres, une voix discrète, des gestes attentifs et menus, l’allure d’un ingénieur distingué, qui n’est pas sorti de son cabinet, ou d’un dignitaire de l’administration des finances…
 

*

 

« Oui, cher monsieur, j’ai renoncé à Paris. Pourtant, j’y ai éprouvé de vives satisfactions. »

Le voici sur la pente des confidences. Il me conduit dans sa chambre à coucher, qui n’est guère plus large qu’une cabine de paquebot, mais qui reçoit des flots de lumière de deux hautes fenêtres sans rideaux. Il tisonne son feu et, m’ayant offert un cigare qui lui arrive de la Havane et que le fabricant a baptisé du titre d’un de ses volumes, le Rayon vert, il commence à me conter l’histoire de son début dans les lettres.

Il était étudiant ; il avait composé une demi-douzaine de tragédies lorsqu’il abandonna la Bretagne pour la capitale, où il comptait vaguement faire fortune. Il avait un goût médiocre pour le droit, mais il aimait la musique et la poésie. Le chevalier d’Arpentigny, chiromancien célèbre, l’émule de Desbarolles, l’introduisit auprès d’Alexandre Dumas. De Bréhat lui ouvrit la porte de l’éditeur Hetzel. C’était un double chemin pour parvenir à la renommée. M. Jules Verne écrivit, en collaboration avec Dumas fils, un acte intitulé les Pailles rompues, qui fut représenté, par les soins de Dumas père, au Théâtre-Historique et reçut un accueil fort honorable. On travaillait à la pièce dans les jardins de Monte-Cristo, où l’on voyait arriver, au moment du dîner, des convives faméliques. Dumas descendait à l’office et confectionnait, entre deux chapitres de feuilleton, de savantes mayonnaises. On manquait d’argenterie, ce qui ne semblait pas surprendre les invités ; mais le champagne pétillait, les femmes étaient jolies et nul ne se plaignait d’être obligé de boire dans le même verre que sa voisine. M. Jules Verne se fit nommer, sous la direction d’Émile Perrin, secrétaire général du Théâtre lyrique ; il ne touchait pas d’émoluments, mais il avait la joie de rencontrer chaque jour des auteurs et des compositeurs illustres, Scribe, Adolphe Adam, Auber, Clapisson ; il se proposait de brocher des livrets d’opéras-comiques et d’opéras. En attendant, il s’essayait dans de brèves nouvelles, imitées d’Edgar Poe, qu’imprimait bénévolement le Musée des familles. L’une d’elles, un Drame dans les airs, fut remarquée. Il y était question d’un fou embarqué par erreur dans la nacelle d’un aérostat, et qui cherchait à tuer son compagnon. Voyant que les ballons lui réussissaient, il écrivit son premier roman, Cinq semaines en ballon, qui obtint une vogue retentissante. Jules Verne en fut grisé ; il concevait de vastes entreprises, il aspirait aux triomphes de Balzac et méditait de secouer jusqu’en ses fondements la société moderne, par l’audace et la cruauté de ses peintures.

Son éditeur, M. Hetzel, le père, intervint et lui tint un discours rempli de sagesse :

« Mon enfant, lui dit-il, croyez-en mon expérience. N’éparpillez pas vos forces. Vous venez, sinon de fonder un genre, tout au moins de renouveler, d’une façon piquante, un genre qui paraissait épuisé. Labourez ce sillon que le hasard ou votre génie naturel vous a fait découvrir. Vous y ramasserez beaucoup d’argent et de gloire, à condition de ne pas vous égarer dans les chemins de traverse. Voilà qui est convenu. Vous me donnez, à dater d’aujourd’hui, deux romans par an. Nous signerons demain… »

M. Jules Verne signa le traité, et il n’a pas cessé d’en observer les clauses. Sa production est aussi régulière que celle des pommiers de son pays ; elle est seulement plus abondante, puisqu’elle fournit au printemps et à l’automne double récolte. Nul accident ne l’a suspendue. La guerre, la révolution, ont accablé la France, mais n’ont pas arraché la plume de cette main vaillante et infatigable. Le Sphinx des glaces qui vient de paraître est le soixante-seizième volume de M. Jules Verne. Le soixante-dix-septième fleurira avec les roses, le soixante-dix-huitième sera mûr avec les raisins, et s’il plaît à Dieu, le centième, dans quelque douze ans, couronnera la série. Ce jour-là, les monuments d’Amiens seront pavoisés, et sans doute aussi les magasins de M. Hetzel qui doivent à cette étonnante fécondité la meilleure part de leurs richesses.

Comme je complimente le romancier sur son activité, il me répond avec bonhomie :

« Vous n’avez pas à me louer. Le travail est pour moi la source du seul bonheur véritable. Dès que j’ai achevé un de mes livres, je suis malheureux ; je ne recouvre le repos que lorsque j’ai entamé le suivant. L’oisiveté m’est un supplice. »

Ses occupations sont immuablement réglées. Il s’éveille à l’aube, besogne jusqu’à onze heures, se rend, après déjeuner, au siège de la Société industrielle, où des salons de lecture sont aménagés ; il y prend connaissance des journaux et des revues et les lit dans un ordre qu’il s’efforce de ne pas déranger, le Figaro succédant au Temps, le Gaulois au Figaro. Il lui serait pénible de renoncer à cette méthode ; sa jouissance en serait diminuée. Les jours où le conseil s’assemble, M. Jules Verne est privé de ses lectures, car il remplit avec une conscience admirable ses devoirs municipaux. Ainsi s’écoule, dans une sérénité en quelque sorte claustrale, la vie de ce littérateur qui fut un infatigable créateur de fictions aventureuses.
 

*

 

Où puise-t-il ses sujets et par quels procédés les met-il en œuvre ? M. Jules Verne n’hésite pas à assouvir, sur ce point, ma curiosité. Il y apporte même un soupçon de coquetterie ; et cette remarque, qui lui échappe, semble répondre à une critique qu’on n’a pas dû manquer de lui faire (on l’adresse à tous les grands producteurs).

« Ne pensez pas au moins que mes ouvrages soient improvisés. Ils me coûtent un effort considérable. Je les recopie et les remanie plusieurs fois avant de les livrer à l’imprimeur. »

Il me montre son manuscrit en cours d’exécution. Chaque chapitre est appuyé de notes nombreuses relatives au caractère des personnages et au dialogue. Après quoi, il est jeté au crayon sur le papier. C’est un premier brouillon que l’auteur repasse à l’encre, en le modifiant, dans certains de ses développements. Mais il n’accomplit cette besogne qu’après avoir arrêté son scénario et trouvé son dénouement, qui est l’affaire importante. Il faut, pour qu’un roman plaise, que le dénouement soit, tout ensemble, optimiste et ingénieux et que le jeune lecteur ne l’ait pas trop aisément pressenti. Les longues stations de M. Jules Verne à la Société industrielle sont, à ce point de vue, d’un précieux secours. Il suffit d’un fait divers, d’un télégramme, d’un écho, pour lui suggérer des combinaisons inattendues. C’est d’une annonce de l’agence Cook qu’il tira la matière du Tour du monde en quatre-vingts jours, publié ici même en feuilleton. Son plan arrêté, il se documente, il se procure tous les livres relatifs au coin de terre où le drame va s’engager, il se pénètre de la Géographie d’Élisée Reclus. C’est la phase pénible de la gestation. Le reste n’est plus qu’un jeu…

« Je suis redevable à George Sand d’un de mes succès populaires. Elle m’amena à composer Vingt mille lieues sous les mers. Je voudrais vous communiquer la lettre qu’elle m’adressa en 1865. »

M. Jules Verne est trop soigneux pour chercher vainement un autographe. Les milliers d’épîtres qu’on lui a dépêchées des quatre bouts de l’univers, sont classées avec un soin rigoureux. Il va tout droit à la châtelaine de Nohant dont la missive, comme vous l’allez voir, est rédigée en termes fort obligeants :
 

« Je vous remercie, monsieur, de vos aimables mots mis en deux ravissants ouvrages qui ont réussi à me distraire d’une bien profonde douleur et à m’en faire supporter l’inquiétude. Je n’ai qu’un chagrin, en ce qui les concerne, c’est de les avoir finis et de n’en avoir pas encore une douzaine à lire. J’espère que vous nous conduirez bientôt dans les profondeurs de la mer et que vous ferez voyager vos personnages dans ces appareils de plongeurs que votre science et votre imagination peuvent se permettre de perfectionner. Quand les Anglais au pôle Nord paraîtront en volume, je vous demande de me les envoyer. Vous avez un adorable talent, avec du cœur pour le rehausser. Merci mille fois des moments que vous m’avez fait passer au milieu de mes chagrins.
 

G. SAND. »

 

Deux heures ont sonné au beffroi du voisinage.

Mon hôte me propose de me mener visiter les curiosités d’Amiens, et il insiste pour que je ne repousse pas cette offre cordiale. En gagnant la porte de la rue, j’avise un planisphère, accroché à la muraille, et barbouillé de lignes enchevêtrées.

« Je m’étais diverti, me dit M. Jules Verne, à indiquer sur cette carte le tracé de tous les voyages effectués par mes héros. Mais j’ai été obligé d’y renoncer. Je ne m’y reconnaissais plus. »

Je remarque encore, rangées dans une bibliothèque, les traductions des œuvres de Jules Verne. Toutes les langues y sont représentées. L’Île mystérieuse est en japonais, De la Terre à la Lune en arabe, avec les vignettes de l’édition Hetzel ! Le romancier peut cingler vers toutes les latitudes, il est sûr de trouver sa prose chez le libraire, – et dans des pays même où il n’y a pas de libraires !…
 

*

 

Nous nous promenons côte à côte, à petits pas, dans l’avenue déserte. Et je ne puis me tenir d’exprimer à M. Jules Verne l’étonnement où me jette son humeur sédentaire. Est-il vraisemblable qu’un homme qui possède si parfaitement son globe terrestre n’ait pas eu la fantaisie de l’explorer et de prendre sur place ses renseignements au lieu de les cueillir dans les livres ? Il me confesse alors qu’il a eu autrefois un petit yacht, le Saint-Michel, sur lequel il a navigué dans la Manche et la Méditerranée.

« Eh ! quoi, vous n’avez pas poussé plus loin ?

– Mon Dieu, non !

– Vous n’avez pas vu les anthropophages ?

– Je m’en serais bien gardé !

– Ni les Chinois  ?

– Nullement.

– Vous n’avez même pas fait le tour du monde ?

– Pas même le tour du monde ! »

Si M. Jules Verne n’a pas recherché l’émotion des traversées périlleuses, sans doute a-t-il pratiqué les sports des nations civilisées, a-t-il aimé la chasse, la pêche, l’équitation, le polo et le football. Il m’avoue ingénument que la pêche lui a toujours paru barbare et que la chasse lui inspire de l’horreur. Il n’a chassé qu’une seule fois ; il a tiré sur le chapeau d’un gendarme, qui l’a assigné en police correctionnelle. Et il a juré de ne plus recommencer.

… Longtemps nous avons erré par les rues de la ville. À trois heures précises, M. Jules Verne est entré, selon sa coutume, chez le pâtissier qui lui tient en réserve, pour cet instant de la journée, sa tasse de lait quotidienne. Il m’a accompagné à l’église, au musée où sont les maîtresses toiles de Puvis ; il m’a séduit par son extrême bonté, par la solidité et la variété de ses connaissances, par la finesse de son jugement, et il n’a pas cessé un instant de me confondre. Quand je le suivais naguère dans ses vagabondages autour des soleils et des planètes, ou au centre de la Terre, ou dans les champs sous-marins de l’Atlantique, parmi les algues et les poissons monstrueux, je me représentais l’auteur de ces prodiges sous les apparences d’un géant, doué d’une vigueur et d’une agilité surhumaines… Ce conquistador est un buveur de lait, un rêveur délicat, un philosophe amène, un parfait conseiller municipal.

Et l’on prétend que les écrivains se reflètent dans leurs livres !
 
 

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(Adolphe Brisson, « Promenades et visites, » in Le Temps, trente-septième année, n° 13358, mercredi 29 décembre 1897 ; in Le Progrès de la Somme, trentième année, n° 8107, vendredi 31 décembre 1897 ; sous le titre : « Un précurseur : M. Jules Verne, » in Union Vélocipédique de France, bulletin officiel mensuel, n° 4, avril 1902 ; repris en volume dans Portraits intimes, quatrième série (Promenades et Visites), Paris : Armand Colin et Cie, 1899. Caricature d’André Gill, parue en couverture de L’Éclipse, septième année, n° 320, dimanche 13 décembre 1874)