Sur le seuil du noble cercle le Paradis du Dandy, Gaston Trois Étoiles s’était arrêté…

« Mirabeau a raison, criaient en chœur les amis : « les grandes réputations sont fondées sur de grandes calomnies… » Gaston Trois Étoiles a acheté un âne. »

La nouvelle me fit sourire. J’avais toujours vu l’ami, ainsi qu’un héros byronien, sur un destrier pommelé et maintenant, par contre, sa figure apparaissait à mon cerveau assez ressemblante à celle d’un humble Balaam, et chatouillait, malgré moi, ces muscles du rire que, de leurs mots à culbute, les morticoles appellent « les grands zygomatiques. »

Gaston Trois Étoiles était le roi du Paradis du Dandy. Ses nombreuses fortunes l’avaient d’emblée amené au trône et maintenant il se drapait dans le manteau royal avec cette élégance qui était la plus sûre des vertus.

Dandy, au sens le plus raffiné du mot, s’il ne passait pas le papier à émeri sur ses habits neufs pour leur enlever ce lustre dominical qui ennuie si profondément tout véritable gentilhomme, il savait, par contre, trouver ces nuances de teinte et de coupe qui effacent le dandy dans la foule, mais l’indiquent parmi l’élite…

Son âme répondait tout à fait à sa gaine terrestre ; elle était attirée vers les grands seigneurs du Verbe, et particulièrement vers ce Barbey d’Aurevilly qui savait être farouche comme Rembrandt et exquis comme Melozzo de Forli.

Par son idéal littéraire, « écrire tout un poème sur une seule feuille de rose, » il poursuivait certainement la suprême brièveté dans la suprême aristocratie. Son roman Le Voile d’Isis avait fait résonner toutes les mélodies de l’univers, mais il avait aussi cinglé, ainsi qu’une terrible escourgée, les rêveurs à nacelle du socialisme, avait ravagé le fades boulingrins de l’Utopie, puisque cet artiste sans tache était comme un de ces seigneurs du temps jadis : du poignet, il savait guider l’épée et, des doigts, il savait gouverner le burin…

Roi du Paradis du Dandy, il était le despote de chaque boudoir… S’il est vrai que chaque individu est l’amant de son image, il faut convenir qu’il y a des hommes dans lesquels les femmes se mirent très bien, tant est grande la facilité avec laquelle ces hommes les abattent et les renversent.

Gaston Trois Étoiles était un de ces êtres enviables, nés pour déranger toute analyse féminine… Il y a des âmes semblables à ces vieux hôtels de princes, pleins de lucarnes et de meurtrières, mais tout à fait dépourvus de portes. Qui passe dans la rue aperçoit, par lambeaux, les peintures qui décorent les voûtes ou les étoffes qui parent les salles ; mais personne n’a jamais pénétré dans l’hôtel…

La femme est à celui qui ne la veut pas… Un tel état de complète irréceptivité les troublait donc et les hypnotisait toutes. Elles regardaient avec une sensation d’amour et d’effroi ce Caligula blond qui coupait (intellectuellement, hélas !) la tête à toutes ses amantes, peut-être seulement pour voir ce qu’il y avait au-dedans.

Sur l’huis du noble cercle, Gaston Trois Étoiles s’était donc arrêté, sous l’apostrophe lutine.

« Comment ! vous, l’admirateur de ce Nanni Grosso, qui, sur le point de la mort, demanda un Crucifix de Donatello, en disant qu’il aurait préféré mourir damné plutôt que d’embrasser un Crucifix mal fait… vous ?… »

Gaston Trois Étoiles m’interrompit d’un de ces reluquements d’yeux qui lui étaient coutumiers, puis il repartit :

« Ce n’est que tout à fait vrai… Il y a quelques semaines, j’achetai un âne, parce que j’ai toujours eu un respect profond pour cet être qu’Homère comparait à Ajax et qui, dans son effigie morale, résume l’humanité d’une manière si frappante… La toilette, c’est toute la beauté : les femmes le savent et moi aussi. Je le fis donc barder somptueusement. Sous les carapaçons, sous les broderies, sous les dorures, il sembla tout de suite comme abasourdi. Évidemment, la vanité ne le chatouillait pas. Ces lambrequins et ces colifichets paraissaient, au contraire, l’attrister… Une perception si rapide de sa propre médiocrité me rendit immédiatement cher cet être maigre, cagneux, à qui les taches blanches, émergeant sur champ noir, composaient sur le dos un manteau ravaudé de mille morceaux. Cet être penaud, modeste, qui haïssait les riches harnais et semblait mépriser ses semblables, me donna à réfléchir…

– Je suis né sous le signe Saturne, cette fauve planète chère aux nécromanciens, et ainsi qu’il est juste, et selon que les grimoires anciens le règlent, il y a en moi quelque chose de fatal qui me pousse, sans que je puisse m’en apercevoir.

Cette rencontre singulière m’en donna d’ailleurs une preuve frappante…

Le lendemain, j’entendis un braiment monter de l’écurie. C’était un gémissement aigu, qui certainement partait sous le coup d’une douleur très cruelle. Je retrouvai Bob dans un état des plus piteux. Il roulait sur le fourrage, se cognant la tête aux arêtes de tuf. Il rétrocédait ainsi jusqu’à la crèche, comme si une hallucination l’avait transi d’épouvante ; puis il s’élançait de nouveau en avant, comme s’il avait voulu repousser quelqu’un. Ses yeux, de fait, voyaient certainement quelqu’un et le fixaient d’une manière opiniâtre. Je m’en apercevais à tous ses mouvements, à sa peau devenue tout à coup raide et hérissée : un effroi irréfrénable tourmentait Bob. Je vous avoue que tout cela n’était pas sans m’attendrir. De temps à autre, Bob s’approchait de moi, en me regardant longuement, doucement, et il y avait dans tout son geste l’expression de qui veut vous communiquer l’objet de ses souffrances. Frappé de stupeur, je restais immobile. Alors, apercevant peut-être l’inutilité de ses efforts, Bob reprenait sa course furieuse, recherchait les arêtes de tuf, s’y élançait et puis retombait comme une masse inerte. Enfin, la fatigue le vainquit ; il courut vers un des coins de l’écurie et s’y blottit lentement ; mais ses yeux écarquillés regardaient, fixant quelque chose ou quelqu’un, tandis que ses braiments résonnaient tour à tour sous les arceaux des voûtes immenses.

La nuit, les hurlement devinrent plus terribles. Ils montaient centuplés par les échos des chambres, ils montaient en retentissant dans mon alcôve. Je me réfugiai dans l’étage le plus élevé de la maison. La distance rendait les hurlements plus nets. Ils arrivaient là-haut ainsi que le beuglement d’un monstre énorme qui, en se secouant, aurait pu réduire en débris toute la maison. Et, de fait, j’éprouvais la sensation que le parquet tressaillait sous mes pieds, que les parois montaient avec un mouvement soudain, soulevées par un levier tout-puissant, que le plafond, en s’abaissant tout à coup, effleurait déjà mes cheveux…

Le beuglement se changea en râle : le monstre énorme agonisait… Après quelques instants, un silence profond régna, de fait, sur toutes les choses.

Je descendis dans l’écurie. Au milieu, Bob pendait au bout d’une corde qui descendait de la voûte. Pour arriver jusqu’au nœud qui lui serrait le cou, il était monté sur un banc de pierre, puis, faisant un bond à gauche, il s’était élancé dans le vide.

Le docteur Polydore Marasquin, l’insigne directeur de l’Encéphale équin, n’arriva qu’une heure après midi et ne put que constater la mort de Bob.

« Nous sommes devant un cas cérébral, dit le docteur, – lorsque, avec une profanation qui, vraiment, m’horripila, il eut tailladé, scié, anatomisé le corps de Bob… – Vous connaissez certainement la loi qui est sous le couvert de « Balance de Geoffroy de Saint-Hilaire. » D’après elle, la science a établi comme axiome inébranlable, la compensation des développements. C’est-à-dire que si une partie de l’organisme croît d’une manière excessive, elle s’épanouit au dommage d’une autre dont l’épanchement se trouve être brusquement interrompu.

Et voici : dans Bob, le cerveau s’est développé aux dépens de tout l’organisme, et cela a déterminé un manque d’équilibre qui a eu son épilogue dans la tragédie de laquelle vous avez été un spectateur tant inaverti… Le feu consume le plus haut monceau de bûches, si une bouffée de vent ne vient pas l’éteindre. Le cerveau lui ressemble : il détruit l’organisme si l’action ne peut pas le régler. Voici la dernière victime de cette prépondérance fatale. En elle, la somme des besoins s’est accrue, le moyen de les satisfaire a diminué : aisément, le souffle épileptique a rayonné, détruisant petit à petit, dans Bob, toutes les énergies de l’auto-conservation… »

Et le docteur déposa, sur la table de marbre, un cerveau très volumineux, aux lobes gonflés, aux pédoncules bizarrement allongés.

« Mais l’âme, l’âme de ce pauvre être, humain malgré ses apparences modestes, mais l’âme de ce pauvre Bob, violent contre soi-même ? demandai-ja au docteur, visiblement émotionné.

– Consultez la Medulla Theologica du père Abelly, » me répondit le professeur Polydore Marasquin, – avec le ricanement de tous les apôtres de la certitude, et, glacialement ironique, il s’inclina devant moi, en répétant : « la Medulla Theologica, la Medulla Theologica… »

J’ai gardé le cerveau de Bob, mes chers, et je reviens souvent l’observer. – Le croiriez-vous ? Il clapote dans l’alcool et il s’agite encore, se rappelant, peut-être, les tourment soufferts. »

L’histoire insolite était achevée. Tous avaient été émus par cette narration. Les sociétaires du Paradis du Dandy étaient silencieux, figés dans cent attitudes diverses. Au milieu, Gaston Trois Étoiles, blême, paraissait tout absorbé en une idée. Le Caligula blond, qui coupait (intellectuellement, hélas !) la tête de ses amantes pour voir ce qu’il y avait au-dedans, était, peut-être, agité par le souvenir de la tragédie qui avait foudroyé son pauvre Bob.
 
 

 

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(Louis La Rose, Les Vérités menteuses, Paris : Librairie académique Perrin et Cie, [1911] ; illustration d’Arthur Rackham pour A Midsummer Night’s Dream de William Shakespeare, Londres : William Heinemann, 1908)

 
 
 

 
 

LOUIS LA ROSE – LES VÉRITÉS MENTEUSES, un volume à 3 fr. 50.
 

Des études psychologiques sur divers sujets intéressants et que l’auteur a illustrées d’exemples impressionnants. Je citerai volontiers l’histoire de l’âne au cerveau trop développé qui meurt de la méningite ; celle d’un philanthrope qui, par amour de l’humanité, cherchait un poison subtil pour l’anéantir, mais qui ne réussit qu’à s’empoisonner lui-même. Il faut citer aussi une intéressante étude sur ce que pourrait être le plus bel amour de ce monde, si cet amour n’était platonique et sans espoir et si la nature n’était point d’un avis contraire. Les Lunettes jaunes rappellent l’invention de l’ingénieur que nous présenta Michel Provins et, comme lui, l’auteur conclut que le mensonge est divin. Le Crime d’Hermann Schultz est l’histoire grand-guignolesque d’un homme qui se voit en double une fois marié. Il est tellement jaloux de son autre qu’il tue sa femme. Citons enfin Le Courtier en absurde, une sorte de revue de toutes les idées se rapportant à l’hypnotisme, aux sciences occultes, aux problèmes sociaux, et que le symbolique charlatan présente comme un résumé de la comédie humaine éternelle et incompréhensible.
 
 

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(Gaston de Pawlowski, «  La Semaine littéraire, » in Comœdia, cinquième année, n° 1371, dimanche 2 juillet 1911)