On va jeter bas la forêt de Montmorency.

Une entreprise criminelle.

Sauvons nos arbres !

 
 

Connaissez-vous sur la Colline

Qui va de Montlignon à Saint-Leu

Une terrasse qui s’incline

Entre un bois sombre et le Ciel bleu ?…

C’est là que nous vivons.
 

Victor Hugo
 
 

Assis sur une souche, à fleur de terre, en cette belle matinée d’automne où la forêt chantait, par ses mille branches dénudées, sa symphonie grandiose, je contemplais le panorama unique qui s’offrait à ma vue. En bas, tout au fond de la vallée, le coquet village de Saint-Leu, ancien apanage des princes de Condé, qui y eurent, de longues années, leur résidence seigneuriale. À gauche, Saint-Prix, dont les villas précieuses, aux parcs à la Trianon, descendaient mollement vers le clocher ajouré de la vétuste église. Au loin, des plaines radieuses, semées de chalets, coupées de routes : un éblouissement sous le soleil !

Et tout à coup, derrière moi, brusque, moqueur, un éclat de rire fusa. Je me retournai…

Appuyé contre un chêne, un être extraordinaire me regardait, une flamme malicieuse au fond des yeux bridés. Son front bombé était surmonté de deux petites cornes noires comme celles d’un jeune bouc. Une barbiche blanche pendait sous sa bouche large et édentée. Des poils roux, couvrant son corps lui donnaient vaguement l’aspect d’un chauffeur d’auto revêtu de la classique peau de bique. Ses deux pieds, fourchus à la manière des chèvres, creusaient impatiemment le sol. Et au bas de son dos, une petite queue, mobile, spirituelle en diable, s’agitait impudiquement…

« Regarde !… Regarde, Parisien ! Tu ne profiteras pas longtemps de cette belle forêt. Tu le sais… les vandales ont décrété sa mort, et parce que la rente ne rapporte plus et que la propriété est de bon rendement, ils abattront, les coquins, ces antiques futaies, ces halliers séculaires ! Je le sais, je les ai vus ! Ils sont venus raser une des plus belles forêts de France, une forêt qui fit le délice des rois et séduisit des favorites… Tu vois, là-bas, la terrasse où Victor Hugo écrivit ses chefs-d’œuvre ? Pauvre Victor Hugo ! Que dirait-il s’il revenait ici, par cette matinée merveilleuse ? Que dirait-il s’il lisait les journaux ?… S’il apprenait qu’un inspecteur des forêts, Leddet, les maires de Soisy, de Montlignon, d’Andilly, de Montmorency, sont venus, profanes criminels, étudier sur place le plan d’un déboisement complet ? Déjà ils ont jeté bas mes arbres, mes beaux arbres du Bois-Briffant et du Val d’Amour ! Deux lierres, deux joyaux, sabotés par des architectes sans conscience, qui y ont tracé des fondations de villas. Ils veulent détruire la forêt de Montmorency… Comprends-tu ? La dernière forêt de banlieue où il y ait encore des chênes, des clairières, des futaies, de l’air pur, sans scories d’usines, du gibier ; la seule forêt, où ne fleurissent point seulement les papiers de charcutiers et les boîtes à sardines… Mais, bon Dieu ! où veulent-ils donc que j’aille, moi, le faune, quand ils m’auront exproprié comme un vulgaire ouvrier ? »

D’un bond, le curieux petit être était venu se placer à côté de moi. Sans paraître remarquer ma surprise, il s’assit sur la souche, les jambes croisés, son pied fourchu battant l’air d’un mouvement nerveux.

« Car je suis, tu le devines, le dernier faune de la forêt. Et j’en ai vu ! Ah ! j’en ai vu, depuis que les dieux de l’Olympe m’ont oublié dans leur fuite… J’ai connu le temps des druides. J’ai vu les jeunes chevriers et les vierges, vêtues de blanc, qui m’apportaient, en longue théories, le lait de leurs troupeaux et les gâteaux de miel. J’ai eu mes autels, mes fidèles, mes temples. On m’adorait comme une divinité sylvestre protectrice des moissons et douce aux amoureux. J’ai folâtré sous ces futaies, avec les naïades, reines des sources, les nymphes impudiques, toutes chassées par le christianisme ! Quand les autels de Diane servirent au culte de Marie, je pouvais encore chiper, de temps à autre, des offrandes qui ne m’étaient plus destinées. Puis, les hommes abandonnèrent même ces dévotions. Ils nièrent les dieux, les bons dieux païens, terribles et si humains. Les dieux, tu sais, les dieux qui, au fond, n’existent pas… Je le sais bien ; j’en suis ! »

Une pomme de pin vola, lancée par la patte cornue.

« Les naïades, les nymphes, elles, se sont enfuies. Elles ont craint la misère. Vêtues de tailleurs à 59. 50 et de chapeaux à cinq louis, elles « font, » maintenant, le Casino d’Enghien, où elles aident les croupiers à alléger les pontes ! Moi, le faune solitaire et triste, je suis resté. Je suis demeuré dans la belle forêt qui fut mon domaine séculaire, mon empire indiscuté. Et j’en ai vu ! Eh ! Parisien, j’en ai vu !… Si tu savais !…

J’en ai vu, vois-tu… Les antiques chasses royales, la chamarrure des costumes dorés, les équipages armoriés, les marquises, amazones intrépides, laissant derrière elles le parfum de la poudre à la maréchale… J’ai vu les gueux, au temps du grand chambardement, les pétroleurs en fuite, les assassins fuyant les lois de l’ordre revenu… J’ai vu des amoureux suivre, la main dans la main, les sentiers de ma forêts, se balbutiant les mêmes paroles d’adoration, l’éternel mensonge où se prennent tous les hommes. J’ai vu les adolescents vieillir, l’amante trahir, le fiancé jeter au vent ses serments d’hier… J’ai vu, plus tard, des malheureux fuir le jeu hideux, errer dans mes bois et se suicider brutalement d’une balle de revolver, après que la cagnotte du repaire voisin leur eut tout pris… J’en ai vu… Ah ! que j’en ai vu !… Et ce n’est pas fini, hélas ! puisqu’il est convenu que, comme tous les dieux, je suis immortel !

Et tu comprends… Cette forêt, cette forêt unique, ils veulent la détruire. Ils la raseront. Ils établiront ici des maisons de rapport, des immeubles ici où fut la place de mes autels, où je reçus les offrandes du chevrier, les sacrifices de mes prêtres. Et ce serait déjà fait si les vandales n’étaient pas retenus par une dernière pensée de lucre. Ils craignent ma vengeance… Ils se méfient encore, eux, qui ne croient plus à rien, ils se méfient des divinités obscures des futaies, des dieux des chênes et des clairières… Car nous sommes rois des sources… Et elles sont partout sous ce sol spongieux… Enlevez les arbres, bandits, et toutes ces eaux vont se précipiter en avalanche sur les terres de glaise ; elles couleront, envahissantes et perfides, jusqu’à la cuvette du lac d’Enghien, jusqu’à la ville du jeu, de la prostitution et du vol, et elles ensableront le lac ! Ce sera fini d’Enghien… Voilà ma vengeance… Et tu comprends, ils ont peur… Les uns veulent abattre mes halliers pour gonfler leurs bourses. Les autres veulent garder leur lac, leur tripot… Alors, les hommes, à coups d’agio, se battent… Et l’argent qui doit me tuer m’a défendu jusqu’alors… »

Rageur, le petit homme se leva. Il passa la main dans sa barbiche, les yeux fixés au loin. Il dit :

« Regarde… St-Leu et ses châteaux, son monument des princes de Condé, Montlignon, St-Prix, toute cette campagne vermeille, ce coin enchanté que la forêt couronne comme un diadème… Dans trois ans, rien de tout cela n’existera plus. On nivellera, on aplanira la colline. On abattra les bois. On flanquera un chemin de fer d’intérêt local dans ses sombres halliers. On mutilera ce joyau. On déboisera encore, toujours, et bientôt il ne restera plus en France une seule forêt et un seul arbre. J’aimais mieux les Anciens… Parisien, je te le dis… je ne suis pas républicain. Je suis de l’Opposition. Je suis réactionnaire. Je suis conservateur ! »

Trois pommes de pin volèrent ensemble dans l’air. Le faune se pencha vers le sol son front cornu. Il songeait. Puis, brusquement, il prononça :

« Oui, que vais-je devenir ?… Que vont-ils faire de moi ! Écoute. Je connais ta maison. Elle est modeste et agreste. Bien souvent, je l’ai contemplée, perchée sur le coteau, avec son toit rouge, ses murs blancs, sa barrière verte et ses volets couleur d’eau. Je l’ai admirée, au printemps, quand les fleurs de pêchers, de pruniers, quand les lilas blancs et roses l’encerclent d’une parure de neige, d’un cercle mauve comme un peinture d’impressionniste. Je l’ai vue en été, cachée, tel un nid sous le vert des arbres, dans une apothéose de feuilles, au sein d’un concert d’oiseaux. Je l’ai vue à l’automne, sous son diadème roux. C’est une maison d’artiste. Et, bien que mes paroissiens ne s’occupent plus, pour moi, du denier du Culte, je connais mes administrés. La forêt te protège ; je te protège. Et je t’ai souvent guetté, près de ta fenêtre, en train de tracer sur des feuilles des petits signes noirs. Tu as été possédé par le démon des Lettres. Je te plains… Mais comme M. Aimond est sénateur, et de plus franc-maçon, il doit, par conviction, détester les faunes… Toi, tu es journaliste… tu dois avoir le bras long… Écoute-moi…

Quand ils vont commencer leur sale besogne, quand ils vont lancer leurs bûcherons contre mes arbres, quand ils vont mutiler cette forêt, quand ils m’auront chassé du chêne creux qui m’abrite, pense à moi… Par une belle nuit de clair de lune, dépose dans ton jardin, au pied du pommier centenaire, un pantalon usagé et un vieux veston. Joins-y ta carte avec un mot pour Lépine, le lieutenant de police, comme disaient ceux de l’autre génération… Fais cela, mon vieux, pour moi… Tu me rendras service… Car, vois-tu, quand ils auront jeté bas la forêt de Montmorency, moi le dernier faune, je n’aurai plus qu’une chose à faire : m’enrôler dans la brigade des mœurs ! »

Des branches craquèrent sous des pas. Le faune fit un bond. Un employé, une grisette, accomplissant le même geste que les chevriers et les vierge antiques, s’en venaient, la main dans la main, les yeux perdus vers un rêve. Le petit homme-bouc sauta dans le hallier. J’entendis un grand cri :

« Oh ! Léon… tu as vu… un satyre ! »

Une grosse voix ponctua :

« Ça, c’est un peu fort… Et pas un gendarme… Le cochon, ah ! le cochon ! Quelle sale forêt, tout de même ! »
 
 

 

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(Jacques Collandres, in Le Soir, quarante-cinquième année, mardi 28 décembre 1909 ; illustrations extraites du Courrier français, 1909, et de Fliegende Blätter, 1925)