Le vieillard s’approcha timidement et souleva son chapeau d’une main qui tremblotait.
« Excusez-moi, madame. N’êtes-vous pas… enfin… Mlle Eulalie, n’est-ce pas ?…
– Monsieur Camaret !
– Il me semblait bien… Je vous ai reconnue tout de suite, mademoiselle Lalie. Mais il y a si longtemps… »
La petite vieille essayait de rire, pour cacher son émotion et son embarras.
« Et… vous allez bien, madame ?
– Je ne suis pas une madame, monsieur Camaret…
– Ah ! » fit-il.
Et il la regarda qui rougissait.
« Trente-cinq ans qu’on ne s’était vus, reprit-il. J’entre dans ma soixante-douzième ! Et vous, mademoiselle Lalie ? Soixante-deux, si j’ai bonne mémoire…
– Vous vous souvenez de mon âge, monsieur Camaret ! »
Sans répondre, il continua :
« J’ai quitté Châlons-sur-Oise en 90, au mois d’avril…
– Je me rappelle, dit la petite vieille.
– Vous aussi, vous vous rappelez ? Je n’aurais pas cru.
– Je me rappelle très bien, monsieur Camaret… C’est que votre départ a surpris tout le monde, voyez-vous. Vous étiez si bien vu des patrons ! Un caissier modèle ! Et les « Galeries Réunies, » quelle bonne maison !
– Oui, mademoiselle Lalie, une bonne maison, c’est vrai. Et je n’ai jamais trouvé l’équivalent.
– J’y suis restée, moi, jusqu’à l’année dernière. Autant dire toute ma vie.
– À la mercerie, mademoiselle Lalie ?
– À la mercerie, monsieur Camaret.
– Et les autres demoiselles de mon temps : Isabelle, Lucienne, Marthe ?
– Oh ! mariées, toutes ! Mères de famille, grands-mères !… Marthe a épousé M. Fromembert, votre successeur.
– Une joyeuse bande, à cette époque ! »
Mlle Lalie sourit tristement :
« Oui ; c’étaient des luronnes.
– Jolies ! Rieuses !
– Oui… dit-elle, pensive.
– Mais vous aussi, mademoiselle Lalie !
– Oh ! non, monsieur Camaret. Vous êtes bien aimable. Vous êtes toujours le même. Mais moi, je n’ai jamais été belle ; allez, je le sais. Même en pleine jeunesse, quand vous m’avez connue ; je n’avais rien pour plaire. J’étais mal faite, gauche, empruntée ; je manquais d’aplomb, de coquetterie… Ah ! ces filles ; se sont-elles assez moquées de moi !
– Est-ce possible ?
– Je ne leur en veux pas. C’était jeune, c’était fou, ça n’avait ni réflexion ni pitié… Si je vous disais, monsieur Camaret, les méchants tours qu’elles m’ont joués !…. Pour rire, oh ! pour rire, bien sûr ! Mais, tout de même, vous savez, on en souffre… Les folles !… Un moment, je recevais, tous les jours, une déclaration passionnée. C’était signé du Grand Turc ou du garçon livreur ; vous vous rappelez : l’idiot, qui louchait ?… Tout cela, au fond, des farces de gamines…
– Évidemment, mademoiselle Lalie.
– Oui, mais j’étais trop laide, moi. Alors, ça me faisait pleurer quand j’étais seule…
– Mademoiselle Lalie ! Vous, laide !
– Et puis, un jour, voyez-vous, monsieur Camaret… Un jour, elles ont fait une chose… Elles m’ont envoyé une lettre, justement… Figurez-vous qu’elles avaient trouvé le moyen d’imiter votre écriture.
– Non ?…. Dites !
– Un matin, – oui, monsieur Camaret, – le facteur m’a remis une lettre sur papier bleu. J’ai cru d’abord qu’elle était vraiment de vous…
« Mademoiselle, je suis trop timide pour oser vous dire de vive voix ce que mon cœur me répète sans cesse. Mais je vous aime éperdument ! Si mon amour ne vous déplaît pas, faites-moi la grâce de vous rendre ce soir aux Promenades. Je serai près du kiosque de la musique, à huit heures… »
– Comment, mademoiselle Lalie ! Cette lettre, cette lettre, vous la savez par cœur ?
– Oui, monsieur Camaret, par cœur, c’est bien l’expression. Je puis vous le dire aujourd’hui que nous sommes vieux et que la vie est derrière nous… Cette lettre… je l’ai toujours. Elle avait beau être fausse, elle était bonne à lire, quand même !
– Mademoiselle Lalie !
– Un instant, oui, j’ai cru que c’était vrai… Un tel bonheur m’a envahie, que je me sentais presque belle !… Mais tout à coup, en levant les yeux, voilà que j’aperçois un calendrier… Il marquait 1er avril… Alors, j’ai compris qu’il s’agissait encore d’une mystification. Elles seraient là, près du kiosque, Marthe, Isabelle et Lucienne, cachées derrière les arbres. Elles guetteraient mon arrivée, elles jouiraient de mon attente, de mon anxiété, et puis elles se jetteraient sur moi en criant : « Poisson d’avril ! Poisson d’avril !… »
– Et… c’est pour cela, mademoiselle Lalie, que vous n’êtes pas venue le soir, aux Promenades ?
– Heureusement ! Et j’ai fait comme si je n’avais rien reçu. Parce que, si j’avais parlé de cette lettre, je crois bien que j’aurais pleuré devant les autres !… Elles ne savaient pas…
– Mais, mademoiselle Lalie, c’est moi qui l’ai écrite, cette lettre bleue ! Et je vous ai attendue jusqu’à la nuit tombée ! Et si j’ai quitté le pays… »
Mademoiselle Lalie était devenue toute pâle sous ses cheveux gris. Elle regarda ses vieilles mains noueuses.
« Non, non, dit-elle. C’était un poisson d’avril. Vous êtes bon, monsieur Camaret, mais, voyez-vous, ce serait encore plus triste, à présent, si je m’étais trompée… Alors, ne mentez pas pour me faire plaisir.
– Je vous jure, Lalie…
– Ne me faites pas de chagrin, monsieur Camaret. Nous sommes vieux. Il serait trop tard… Allons, c’était un poisson d’avril, n’est-ce pas ? »
Il la fixait de ses pauvres yeux fanés, où des larmes montaient. Leurs mains raides se joignirent, gauchement, et, baissant la tête comme sous la main de la Destinée, il murmura :
« Oui, ma Lalie… oui… c’était… ce que vous dites. »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-deuxième année, n° 13210, vendredi 24 avril 1925 ; repris dans Le Madécasse, journal indépendant, politique, littéraire et financier [Tananarive], sixième année, n° 540, samedi 6 juin 1925)