« Un Égregore, mon cher Sosthènes ! Allons, vous êtes en train ; c’est le troisième cas pathologique que vous nous dévoilez cette semaine. Mais le nom vaut qu’on s’y arrête.
– Je trouve tout simple que vous riiez. Ce que je vous demande instamment, c’est de ne pas me prendre pour un fumiste. L’Égregore a fleuri au Moyen-Âge.
— Je sais ; je pourrais même vous répondre que son œuvre fut des plus malicieuse. Mais quant à croire que Louis d’Outremont en ait été la victime, dame… je me permettrai de vous demander pour qui vous me prenez ?
– Pour le moins gobeur de mes amis, mon cher Luc ; et d’Outremont seul aurait pu vous rendre des points à ce sujet. Quant à l’Égregore. il existe et vous l’avez connu – c’était cette femme au bras de laquelle on l’a vu tant de fois, dont le charme était nul pour vous comme pour moi, mais qui l’a bel et bien tué.
– Allons, Sosthènes, racontez.
– D’Outremont, vous le savez, sous des apparences assez gaies, cachait l’étoffe d’un névrosé et d’un chercheur. Si l’étude des primitifs l’a passionné un instant, c’est qu’il voyait réellement dans la vibration des lignes l’impressionnant profil des vierges de Byzance ; la svelte armature du squelette féminin dominait positivement son crayon. Un après-midi qu’il rentrait dans son atelier, à Montmartre, il aperçut, comme se dirigeant vers lui, une jeune femme habillée d’une robe noire, mais si mince, si étrangement mince, qu’on ne savait pas si le vêtement qui la gainait se drapait sur des os ou sur de la chair ; c’était effrayant, cette maigreur : la tête, petite, émergeait d’un col Médicis ; les cheveux blonds, ondés, se renflaient autour du front que plissait la moindre pensée en train d’y courir, comme un vol de brise fait plisser une vague ; le nez, presque droit, se relevait cependant un peu à la pointe, comme pour défier ; la bouche, meublée de dents irrégulières et pointues, souriait, en même temps que les yeux d’un bleu de druidesse que rien ne fonçait ou ne pâlissait, imperturbablement le même ; mais l’on se perdait dans l’abîme de ce regard, dans son saphir magnétique comme le saphir d’un lac. Le reste du corps disparaissait dans le jet de la robe, ou plutôt le corps n’existait pas.
– Dites donc, ce n’était guère dangereux.
– Aussi d’Outremont n’hésita-t-il pas à l’aborder, devinant que l’inconnue comprendrait à quel sentiment il obéissait en lui déclarant qu’elle résumait pour lui la synthèse des figures tant cherchées. Oui, je vous l’assure, elle devait bien penser qu’il était invraisemblable qu’on pût l’aimer charnellement, et lui faire l’injure d’une déclaration brutale. Elle était en vérité par trop désincarnée de la matière pour redouter pareille aventure ; aussi ne repoussa-t-elle nullement d’Outremont quand, sous l’empire dune sincère émotion d’art, il lui parla.
Ce fut bien plus étrange lorsque, lui ayant donné rendez-vous dans son atelier pour le même jour, il la vit arriver à l’heure convenue, s’asseoir et prendre la pose qu’il avait tant de fois cherché à obtenir de ses modèles. Alors, il esquissa avec une fébrilité saisissante ce grand lys brisé, cette tige vivante surmontée d’une tête. Était-ce le plaisir de se sentir en possession de l’expression obsédante, de la forme imprécise et onduleuse de l’être énigmatique, sans sexe, bizarrement souriant ? Mais le peintre abattit plus de dessins cet après-midi-là que pendant toute une semaine.
La visiteuse avait dit son nom : Renée de Selves. Elle habitait le domaine de Saint-Front, en Normandie, et se trouvait de passage à Paris.
Vous croyez peut-être que le peintre s’inquiéta de connaître les antécédents de sa visiteuse ? Il ne lui demanda même pas l’autorisation de lui rendre visite. Elle venait quand bon lui semblait, choisissant de préférence les heures grises, monotones, sans soleil.
C’est de cette époque que datent, si vous vous en souvenez, la série des innombrables figures de femmes jaillies du crayon de d’Outremont – figures plus émaciées les unes que les autres, aux mains grêles s’allongeant sur des missels ou des bras de fauteuil aux sculptures de griffons ; jeunes filles sortant de tuniques toutes droites aux cannelures raides, ou d’étoffes ramagées de chrysanthèmes. Je me souviens qu’à ce moment, il me prit fantaisie d’aller voir mon ancien camarade. Je les surpris l’un et l’autre silencieux, presque sombres. La physionomie de Mme de Selves sortait d’un fouillis de soie et de velours jetés sur elle ; si bien qu’on eût dit une tête posée sur des tentures ; et comme elle tenait ses yeux baissés, le pâlissement de la face aurait donné l’illusion d’une mort gothique, si le rouge sanglant de sa bouche n’eût trahi la marque accusatrice de la vie.
Mais comme elle était incisive cette bouche, et comme elle tranchait avec la décoloration des lèvres de d’Outremont qui devenait de plus en plus hâve !
Vous croyez peut-être qu’il résulta de cette liaison ce qui tout naturellement en devait naître ? Pas le moins du monde. Ils étaient, malgré leur commun contact, à cent lieues l’un de l’autre ; et cependant, le plus bizarre des phénomènes s’accomplissait chez lui. Il s’exténuait à interpréter sous des formes nouvelles l’extériorité de son étrange compagne. Il m’a conté qu’il avait aimé à baiser ses yeux avec une sorte de fureur délirante – ces yeux qui ne se fermaient sous ses lèvres que pour se rouvrir plus éperdument grands ; ces yeux qui s’appuyaient sur ses sens et qui lui buvaient l’âme par tous les pores, m’assurait-il.
Nous avions tous connu Louis épanoui de santé, allègre viveur, menacé même d’un certain embonpoint. Eh bien, son corps avait fondu comme cire, et, sous l’effet de la seule caresse qu’il eût reçue d’elle, le baiser qu’elle déposait le long de ses tempes et le frôlement de ses doigts à son front avaient suffi à le dessécher comme un cep de vigne. L’œuvre maléficieuse s’accomplissait chaque jour, et nous voyions notre ami s’étioler, ses paupières se tendre, sa peau se rider sous je ne sais quelle œuvre ensorcelante, au feu de certains philtres insoupçonnés.
Je sais bien, reprit Sosthènes, en s’arrêtant une minute de conter, que vous aller me répondre que nous nous trouvions en présence d’une liaison d’artiste, d’une passion toute cérébrale, n’ayant rien à faire avec les sens. Parbleu ! je l’avais pensé avant vous. Mais si vous aviez pu voir comme moi cette obsession latente d’une femme venue on ne savait d’où et plongeant les racines de sa possession dans les recoins de ce pauvre cœur d’homme, au point qu’il devenait incapable de vivre sans elle, et qu’il semblait toujours marcher comme sous l’empire d’une hallucinante préoccupation d’âme, vous auriez compris qu’il se passait là quelque chose qui dépassait les ordinaires étapes des passions terrestres. C’était une ambiance d’esprit, une influence délétère d’un être royalement fascinant et dont le fixe vouloir semblait entraîner d’Outremont vers un but indéterminé.
J’ai oublié de vous dire que Mme de Selves était douée d’une voix chaude qui tantôt sonnait implacable et terrifiante dans un contralto superbe, tantôt se mourait dans une plainte déchirante – oh ! tellement déchirante ! – qu’on eût dit une plainte hurlée à la lune, à l’insensible Hécate, par quelque sorcière démente en train de parfaire ses conjurations.
En somme, et ne voulant pas poursuivre une thèse à laquelle aucun de nous n’aurait le courage de sacrifier une parcelle de croyance, je vous dirai qu’à un moment très précis et dont chacun de nos camarades peut se souvenir, d’Outremont fut quitté subitement par sa mystérieuse amie. On le vit alors errer, titubant sur ses jambes comme un homme ivre. Il devint ombrageux, en proie à des silences farouches. Il restait des semaines entières enfermé dans son atelier, rideaux baissés, sans peindre. Sur son piano muet, il avait jeté une draperie lui dérobant la forme de l’instrument qui avait tant de fois chanté pour lui l’ivresse, l’immense joie, la surnaturelle puissance d’aimer. Son corps se courbait comme s’il eût ployé sous la hotte invisible des souvenirs ; sa langueur se distillait goutte à goutte en ses veines. Il avait des airs de morphinomane extasié ; et lorsqu’il mourut, dans l’effusion d’un de ces sommeils où le cerveau s’est vidé comme par une fente invisible, ce fut un soulagement pour nous tous de ne plus voir ce masque atrophié par l’hébétude du souvenir ou l’acuité du rêve ; et l’on associa le cerne violâtre de ses yeux aux souvenirs que trahissait cette chair pâmée, se mourant d’un mal obscur.
– Et vous concluez sérieusement, mon cher Sosthènes, que Mme de Selves était un Égrégore, une vampire ?
– Oui, si vous convenez avec moi, mon cher Luc, qu’il n’est pas besoin de constituer un état civil d’outre-tombe à ces sortes de femmes et qu’on les rencontre sur son chemin partout où fleurit la curiosité de la vie et de l’amour, partout où l’affection absorbante force la cérébralité à s’émietter goutte à goutte, au point de faire de l’homme un vivant squelette.
Mais expliquez-moi pourquoi, dix mois après la mort de notre ami, dans une de nos villégiatures en Normandie, il nous prit fantaisie d’aller frapper au portail du château de Saint-Front, et pourquoi on nous répondit que la châtelaine était défunte depuis plus de vingt années, et que le domaine était depuis cette époque toujours à vendre ? »
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(« Érasme, » « Variétés, » in Les Variétés, journal quotidien, indépendant, dix-septième année, n° 270, 23 septembre 1897 ; « Érasme, » « Variétés, » in Le Palais Royal, journal quotidien, indépendant, dix-septième année, n° 268, 25 septembre 1897 ; anonyme, « Causerie, » in Le Petit Caporal, organe quotidien de l’appel au peuple, vingt-deuxième année, n° 266, dimanche 26 septembre 1897 ; « Érasme, » in Gil Blas illustré hebdomadaire, neuvième année, n° 7, 17 février 1899. « And thou, a ghost, amid the entombing trees, » illustration d’Edmond Dulac pour The Bells ans Other Poems d’Edgar Allan Poe, London: Hodder & Stoughton, 1912)