« Nous habitions, en ce début de septembre, une petite maison de l’Oliver Stanley Boulevard, près de Marble Arch, nous dit le docteur Bathsoap, et, dès la déclaration de guerre, mon maître le grand détective Ferlock Solmes, avait naturellement voulu rejoindre son corps d’origine, le 24° régiment des lanciers du Bengale. Les autorités militaires lui firent justement observer que son grand âge le dispensait de la conscription et qu’au surplus il rendrait de plus grands services à la cause de son pays en traquant le mal où il se trouvait. Ce matin-là, nous nous morfondions dans une pénible inaction. Le maître avait tout juste arrêté une pendule, qui avançait d’une demi-heure par heure, écourtant ainsi considérablement les journées. Vêtu de sa célèbre mais vieille robe de chambre en indienne du Canada, il jouait mélancoliquement sur son violon d’Ingr – une Suédoise qui s’appelait Ingr lui avait en effet donné cet instrument – une version du God save the King, God save the Président of the French Republic, qu’il avait composée spécialement en l’honneur de la France, quand la vieille cuisinière Maë East, qui nous servait fidèlement depuis la guerre du Transvaal, introduisit un énorme gaillard roux, habillé d’un uniforme kaki et coiffé d’un morion.

Ferlock Solmes lâcha son violon et, après avoir toisé l’homme, cueillit, sur son col, une pellicule, sur sa vareuse, deux grains de tabac, et lui dit :

« Vous êtes né à Stratford-on-Avon, comme moi et Shakespeare. Vous avez quarante-deux ans et un frère sourd-muet. Vous êtes roux, forgeron, rhumatisant, amateur de cricket et presbyte.

– Mille regrets, Sir ! Mais je suis originaire de la Nouvelle-Galles du Sud où j’ai vu le jour il y aura trente années aux nèfles. Je n’ai qu’une sœur qui, grâce au Créateur, parle et entend ; j’étais berger du Kanguroos ; je n’ai jamais joué au cricket et je vois admirablement. Quant à être roux, je le suis.

– Tout de même ! Vous avouez que vous êtes roux ; c’est déjà quelque chose, reprit Solmes. Mais pourquoi donc êtes-vous habillé en militaire ?

– Parce que je suis militaire. Je sers comme sous-officier à la section de guet n° 10. Je me présente… Sergent-major Applecream au service de Sa Majesté et je suis venu vous trouver, parce que j’entends des voix.

– C’est votre métier, fit le maître. Si vous n’entendiez rien, on ne vous aurait pas placé à un poste essentiellement auditif. »

Le grand gars s’était mis soudain à trembler comme une feuille d’érable.

« Je vous dis que j’entends des voix. Des voix allemandes ! Sir ! Mes hommes et moi avons battu la lande. Nous n’avons rien trouvé. Si ce ne sont pas des espions, ce sont sûrement des fantômes germaniques en pointe d’avant-garde.

– Calmez-vous, mon ami, s’écria Ferlock. Docteur Bathsoap ! donnez à ce sous-officier un verre de brandy Wellington et faites-moi une piqûre de ginger ale. Je veux avoir toute ma lucidité pour guérir ceux qui entendent des voix. »

Ah ! mes amis ! Cette nuit dans la lande du Land’s End, près de Cockpit Abbey ! Je m’en souviendrai toute ma vie. La mer grondait, synchrone avec un chien, qui hurlait à la mort. Il faisait une obscurité d’enfer. Nous glissions sur des fougères, qui n’étaient peut-être que des lichens ou des crottes de brebis ; le vent nous giflait avec nos macfarlanes. Le poste de guet était installé contre un rocher de granit. L’appareil de détection offrait aux quatre points cardinaux des sortes de monstrueuses casseroles, qui amplifiaient les moindres sonorités. Nous plaçâmes les écouteurs à nos oreilles et nous perçûmes tout d’abord le bruit de l’ouragan, puis une voix rauque, épouvantable, la voix d’un fou, qui dominait les clameurs de la nature. Je me mis à frissonner. Solmes avait tiré son revolver. Cette voix furieuse avait quelque chose d’hallucinant. Je murmurai :

« C’est le diable !

– Pour l’amour de Dieu ! Muselez-vous ! Bathsoap ! » fit Solmes.

La bouche mystérieuse éructait maintenant d’étranges sonorités. Comme nous ne parlions pas l’allemand, nous ne comprenions pas, mais nous supposions que c’étaient des injures.

« Il faut en avoir le cœur net, » s’écria le grand détective.

Laissant là les soldats démoralisés, nous nous enfonçâmes dans la lande. Solmes marchant à grands pas, j’avais de la peine à le suivre, car je m’enlisais dans la tourbe gluante.

Nous finîmes par découvrir un petit cottage, dissimulé par une élévation de terrain. L’horrible voix semblait émaner de la maison.

« Sortez votre pistolet, chuchota le maître. Si c’est un dément, il faudra tirer sans hésiter ! »

Nous enfonçâmes la porte avec nos épaules parallèles. Dans un bureau gothique, un vieux clergyman était assis près d’un poste de radio.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda Ferlock Solmes.

– J’écoute la T. S. F., répondit doucement le pasteur. Hitler parle à Stuttgart ce soir. Vous ne trouvez pas, monsieur, qu’il a décidément une voix bien désagréable, cet homme ? »
 
 

FIN

 
 

 

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(Pierre-Gilles Veber, « Les Mille et un Matins, » in Le Matin, cinquante-septième année, n° 20398, dimanche 28 janvier 1940)