Romulus Bossard (Rom Boss dans l’intimité), après avoir été mon camarade de collège, est devenu le professeur philosophe néo-méthodiste (!) Romulus Bossard.

Ceci ne l’empêche en aucune façon, d’ailleurs, de s’envelopper de maillots de canotier, de vestons de flanelle, de pantalons à la hussarde, de ceintures écarlates, et de s’orner d’un chapeau pointu et d’une belle pipe culottée, en toutes saisons.

Dans le déhanchement de ce costume, le grand bohème a pris une sorte d’allure asniéroise qui détonne sur le boulevard, mais dont la note bon garçon le met à son aise. Il n’est d’ailleurs pas le premier venu. Son ouvrage : Essai de statistique comparative entre l’aptitude géniocéphale des peuples dextrés et terrestrés par le méridien de Paris, suivi de notes appréciantes. Conséquent d’un traité des performances intellectuelles des divers groupes anthropologiques, en fonction de leur mode d’habiter, de leur coutume législative ou rationnelle, de leur nuance pigmentaire sous-cutanée et de leur situation transitoire entre l’état brut et l’état policé, en fait foi.

Il est professeur de philosophie sans élèves (on en connaissait un, mais il est mort des suites), et maître d’escrime assez fréquenté.

Depuis deux mois, je n’avais pas vu Rom. Il m’aperçut hier et courut à moi. Rom fit glisser entre deux doigts sa belle pipe, me saisit les épaules, m’embrassa comme il embrasse seul (de gros baisers lippus où le monde se retourne), et entonna d’une voix de basse-cuivre qui troubla l’essor des Parisiens endimanchés :
 

Elle est à moi, c’est ma compagne !

Elle est à moi…

 

Il faut vous dire, pour compléter cette exposition, que je suis un homme tout simple et que je n’aime pas à faire peur aux omnibus. Je regrettais d’être venu dans cette galère, et songeais aux moyens de rester le moins longtemps possible en public avec cet énergumène, lorsqu’il passa, pour ma joie, à un ordre d’idées moins exclamatoire. Il avait senti l’heure de l’absinthe. Or, l’absinthe est, pour Romulus, une des fonctions les plus importantes de l’existence. Depuis, spécialement, qu’il a villégiaturé en Algérie où ce poison florit, c’est devenu chez lui de la dévotion. À l’heure… aux heures serait plus exact, où ce cher ami perpètre l’opale, comme il dit en son langage imagé, Rom change momentanément d’allure ; son visage prend une expression pénétrée ; il agit doctement ; le torrent des réflexions saugrenues s’interrompt de couler à travers sa cervelle ; il officie. Je l’ai vu se laisser prendre, en de semblables occasions, d’accès de lyrisme habituellement incompatibles avec l’état de son âme. J’ai même conservé trace d’un sonnet… c’est un sonnet… épanché sur le coin d’une table pour les yeux verts de la suggestive déesse. Sachez cependant qu’à l’ordinaire, en fait de prosodie, le cher philosophe n’admet que les vers sans rimes, sans césure, sans mesure, et écrits à la suite les uns des autres, sans majuscules.

Adonc, Rom perpétrait l’opale. La foule multicolore coulait sur les trottoirs larges.

« Ami, me dit alors lentement Romulus, dans ta malsaine existence de plumeux quêteur, dans tes divagations mercenaires, dans les monstruosités que mettent au jour quotidiennement tes déplorables confrères, t’est-il arrivé de trouver, d’après nature, le portrait d’un grand homme ? Assurément non. L’actualité vous pénètre, vous obsède, vous ronge, vous abrutit. Les grands hommes ne sont pas actuels pour vous autres, et les trois quarts du temps, si vous le célébrez, c’est d’un article nécrologique. C’est vrai, ça, n’est-ce pas ? »

Et comme un affreux chien jaune, ému du grincement prochain d’un violoneux, venait miauler près de nos jambes, Rom lui envoya dans le derrière un coup de pied mirifique, dont la pauvre bestiole hurla pendant un quart d’heure. Puis il reprit :

« Eh bien, mon ami, tu as devant les yeux un grand homme. Et il ne dépendrait que de moi de te faire verser des litres d’encre, ma vie durant. Écoute plutôt :

Le Congrès de la Paix m’a jeté dans d’énormes perplexités. J’ai déploré qu’il soit arrivé à d’aussi piètres résultats. Et j’ai cherché le moyen pratique d’arriver au désarmement universel. Et j’ai trouvé !

– … ?

– Oui, mon ami, j’ai trouvé, sans me donner de mal, en ne songeant à rien, les jours de flâne. C’est admirable !

– … ? »

Il alluma sa belle pipe, battit son absinthe, passa les doigts dans les buissons révoltés de son extravagante chevelure, et commença :

« La Pompe à mort est une machine routière de dimensions inusitées encore. Ses pièces principales sont les suivantes : un chariot, une cuve énorme et une lance semblable, moins les proportions, à celles des arroseurs publics. Le bassin est rempli de pétrole où nagent continuellement des balles explosibles, des boîtes à mitrailles, des cartouches de picrate de potasse, de petits obus à la mélinite, des bombes asphyxiantes et incendiaires, etc., etc. Deux hommes, un mécanicien et un arroseur, suffisent pour le fonctionnement de la Pompe à mort. Le mécanicien dirige la machine sur les routes et s’occupe d’ouvrir ou de fermer la marche de l’appareil évacuateur. L’arroseur… arrose, naturellement, et lance à une quarantaine de kilomètres la soupe compliquée que je viens de décrire, et qu’un petit truc ingénieux a enflammée à la sortie.

Et c’est tout. Voilà la Pompe à mort. Tu comprends qu’avec une pareille puissance, le désarmement universel devient un jeu d’enfants.

Le jour où se rencontre un Président de la République assez intelligent pour me nommer ministre de la Guerre (et ce serait le moment), je demande un crédit de quelques milliards, je fais confectionner dans le plus grand secret un millier de Pompes à mort et j’adresse à tous les chefs d’État du globe une circulaire bien sentie, dans ce goût : (Il sortit de sa poche un grand papier.)
 
 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE                                                                                                          Paris, le       1900.

Ministère de la Guerre.

Cabinet du ministre.

DÉSARMEMENT UNIVERSEL.


 

M.
 

« J’ai l’honneur de vous prier, de la part de mon patron, le Président de la République Française, d’avoir à détruire, dans les quinze jours qui suivront la réception de cette lettre, tout ce que vous pouvez posséder en fait de munitions, d’armes, d’artillerie, de navires de guerre, de fortifications, de casernes, d’habillements et d’équipements militaires, etc., etc., tout ce qui pourrait, enfin, vous servir à une guerre ou à une expédition quelconque.

Je désire, en outre, que vous me rendiez compte, dans le délai sus-indiqué, du résultat de vos opérations.

Faute de quoi, je me verrais dans la déplorable nécessité de me transporter à votre frontière et d’anéantir vos États.

J’ai l’honneur de vous informer également que je viens de faire confectionner un millier d’appareils, dont je suis l’inventeur, et que j’ai appelés : Pompes à mort.

À titre de renseignement, sachez qu’un seul de ces appareils, fonctionnant pendant une heure, a détruit à cinquante kilomètres 10,000 chevaux, 40,000 planches représentant des hommes, 300,000 moutons et une ville qui, par mégarde, se trouvait derrière le troupeau. Il n’en est pas resté pierre sur pierre. Dix Pompes à mort, munies chacune d’un arroseur connaissant un peu sa lance, suffiront pour mettre en poussière tout ce qui peut exister à la surface de votre territoire, en quelques heures. (Voir la description de l’appareil au verso.)

Dans ces conditions, et mon patron s’étant montré particulièrement intraitable en ce qui concerne les délais à accorder, je ne saurais que vous engager, dans l’intérêt même de votre peuple, à consentir de bonne volonté les conditions qu’on vous propose, moyennant lesquelles vous êtes assuré de notre puissante amitié, et avec lesquelles je suis
 

ROMULUS BOSSARD,

Ministre de la Guerre. »

 

*

 

« Le voilà, mon ami, le désarmement universel ! Tout le reste n’est que rêve, mensonge ou utopie. Personne ne résiste à de tels arguments. Si quelqu’un résistait, d’ailleurs, je lui colle trois Pompes à mort à sa porte et je lui mets en poussière ses corps d’armée l’un après l’autre, aplatis comme des punaises. Je lui fais rentrer ses villes dans leurs fondations, je lui laboure ses moissons, je lui fauche ses montagnes et j’en remplis ses rivières et ses lacs. Je ne lui laisse plus de vivant que ses yeux pour pleurer.

Au bout de huit jours, mon ami, des agents secrets que j’ai envoyés un peu partout me rendent des comptes dans ce genre :

« Tout est fait. Il n’y a plus un Flobert dans l’empire.

– Tout est fait. Les armuriers ont été pendus sans exception.

– Tout est fait. Dum-dum est décrété de crime de haute lèse-humanité.

– Tout est fait. L’âge d’or est à la porte.

– Tout est fait, etc., etc. »
 

*

 

« Alors, ô chroniqueur ! Tu assisteras à l’apothéose la plus magnifique ! Enfoncés, les bienfaiteurs de l’humanité ! Enfoncé, Vicat ! Enfoncés, les autres ! Les couronnes se tressent seules ; les arcs de triomphe sortent des pavés, les fanfares éclatent, ainsi que d’universelles actions de grâces ! De tous les points de la terre s’approchent des manifestations enthousiastes, apportant au pied d’un trône où l’on me glorifie les louanges divinatrices des Nations. Et les Chrétiens, troublés dans leur foi, se demandent sérieusement si l’on n’a pas annoncé dix-neuf cents ans trop tôt la venue du sauveur du monde. Et ceux qui attendent encore leur Messie me jettent un œil d’espérance ! Le voilà, le désarmement général ! La voilà, la Paix universelle ! »
 

*

 

Et Rom, ayant passé les mains dans ses cheveux rouges, ralluma sa belle pipe et commanda une seconde absinthe, qu’il battit, rêveur.
 
 

 

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(Pierre Luguet, in Gil Blas illustré hebdomadaire, dixième année, n° 5, 2 février 1900 ; « Les Correspondants à la guerre, » illustration d’Albert Robida pour Le Vingtième Siècle, Paris : Georges Decaux, 1883 ; Viktor Oliva, « Le Buveur d’absinthe, » huile sur toile, 1889-1901)