« Alors, décidément, tu nous lâches, me cria Gaston au moment où, avec le maître de la maison, il s’apprêtait à monter en voiture pour aller chercher toute la bande des invités qui avaient voulu voir la « Balade à Brux, » la fameuse balade dans la grande prairie, où se pressaient jusqu’au soir gas et « drôlières » aux parquets et aux guinguettes ambulantes, parmi quelques citadins venus en nombre pour manger de la galette ou de la « tourte au fromage, » renommée de cette balade.

– Certes, lui répondis-je ; je préfère mille fois une promenade par là, dans la solitude délicieuse des bois, aux cahots de votre voiture et à la poussière de la balade… Laissez-moi le chien ; il me tiendra compagnie. »

Et comme la voiture passait la grille du château, je la suivis un instant sur la route que la nuit tombante commençait à envelopper de son voile vaporeux…

C’était l’heure de mes préférences… Le château où nous étions venus, chez des amis qui nous avaient invités à y passer nos vacances, était situé dans un des sites les plus pittoresques du Poitou ; perché sur une colline boisée, il dominait à pic une petite rivière vagabonde qui se déroulait capricieusement entre des touffes d’ajoncs et de roseaux, baignant des saules, et vers laquelle on descendait par un petit « gripet » aride ; c’est là où des fois nous nous amusions à courir, coiffés de larges chapeaux de paille et armés de grandes gaules dont nous nous servions pour faire mille sottises, détruire les nids « d’ageasses » aux peupliers, ou effaroucher la basse-cour du fermier qui nous envoyait à tous les diables.

Tout alentour, la campagne, tantôt boisée, tantôt fertile, étendait silencieuse et calme la nappe verte de sa fourrure ou le manteau doré de ses moissons… J’adorais courir au crépuscule de ces longs jours d’été, quand on voit le soleil cacher lentement sa large figure rougeaude derrière la cime des grands hêtres, et que la nature semble se recueillir dans un calme mystérieux où des senteurs indéfinissables et captivantes vous suggèrent des rêveries lointaines et parfois si délicieusement chimériques.

Quand je musardais, à mes grandes délices, toujours accompagnée de mon chien qui batifolait dans les trèfles ou s’arrêtait à porter le trouble dans une fourmilière inoffensive, je me croyais transportée à quelque temps lointain de la légende, au temps des dames châtelaines, drapées de blanc au clair de lune, écoutant planer dans la nuit la romance d’un tire-laine, ou ces revenants et ces sorcières dansant aux jours de sabbat des sarabandes effrénées dans leurs lieux favoris de rendez-vous… Et je pensais alors que j’aurais envié des pâles quémandeuses de chansons d’amour, ou que je n’aurais pas craint d’entrer aux rondes échevelées des « jeteurs de sort, » amis des nuits.

Dans le silence de ces soirs longs à finir, mille bruits indéfinissables montaient cependant du charme embaumé de la nature, comme une musique vaguement lointaine, berçant la première chute de son sommeil ; c’était une harmonie naissant du silence, un bruissement de feuilles, un cri d’alouette, un murmure de ruisseau…

Ce soir-là, tout était plus calme encore que de coutume ; le village entier était à la balade, les gens du château n’y avaient pas manqué.

J’étais restée seule, et je suivais de loin la voiture qui s’éloignait sur la route ombrée de nuit, allant à petits pas, suivie de mon chien. Ce soir-là me semblait plus délicieux encore, sachant qu’aucun bruit disparate, rien ne viendrait en troubler le charme. Il avait plu dans la journée, une de ces pluies d’orage qui laissent après elle comme une traînée vaporeuse de fraîcheurs… je m’enfonçai dans les bois.

Arrivée au pied d’un gros hêtre qui pleuvait autour de moi de larges perles argentées, dernières traces de l’orage du tantôt, je m’assis pour jouir de cette exquise nature, si appréciable pour nous, âmes parisiennes, et de temps en temps la voix perçante de quelque jeune gas qui revenait de la balade, lançait jusqu’à moi sa chanson coutumière… J’étais là depuis quelques heures, lorsque je m’aperçus que la nuit était complètement tombée, noire, profonde, sans étoiles, m’enveloppant d’un malaise indéfinissable qui me fit, sans m’en rendre compte, hâter le pas pour rentrer au château. Je suivais le bord de la route, quand, à quelques pas de la grille, je vis arriver vers moi mon chien, courant à toute vitesse et, peureux, se réfugier dans mes jambes, comme pour y échapper à quelque danger. Au même instant, une dernière bourrasque de l’orage passait dans les branches dont le bruissement humide et lent trancha dans le silence apeurant de la campagne.

Je m’étais à peine baissée pour caresser mon chien, en me demandant ce qui pouvait bien avoir provoqué chez lui cette retraite précipitée, quand je demeurai moi-même clouée sur place par une étrange apparition. À dix pas de moi, au beau milieu de la route, je vis comme surgir de terre une bête fantastique, moitié loup moitié chèvre, aux poils longs et laineux d’une blancheur comme phosphorescente ; elle s’arrêta l’espace d’une seconde, fixant sur moi deux yeux brillants comme des braises rouges, et, sans que j’ai eu le temps de me reconnaître, la bête blanche disparut dans un fourré de mûres et d’églantines, sans que j’entendisse le plus petit froissement des feuilles écartées…

Je passai machinalement la main sur mes yeux, me croyant le jouet d’une hallucination ; j’avais comme un tremblement de peur, et sur mon front, subitement froid, je sentis rouler de grosses gouttes de sueur ; mon chien se collait à mes jambes ; j’avais véritablement peur.

Après être demeurée quelques instants figée sur place sans oser faire un mouvement, retenant mon souffle, comme de crainte de trahir ma présence, je me dirigeai à reculons vers la grille placée derrière moi, les yeux toujours fixés sur l’endroit du taillis où je venais de voir disparaître l’épouvantable bête… La solitude, triste à cette heure, m’effrayait ; j’aurais voulu appeler, parler au moins pour me donner quelque assurance à moi-même ; les sons de ma voix s’arrêtaient dans ma gorge. Pour comble, m’étant reculée trop brusquement sur le bord de la route, je me heurtai la nuque contre une branche de pommier, qui tombait par-dessus le mur du potager ; alors, plus morte que vive, l’esprit subitement hanté par toutes les fantasmagories dont on se plaisait à vous effrayer et que je me suis moi-même, incrédule, souvent fait raconter, je demeurai collée au pilier de la grille, n’osant bouger, défaillante, attendant quelqu’un…

Le grelot de l’attelage, que je reconnus pour celui du château ramenant les invités de la balade, me tirade ma stupeur ; et quand je vis poindre au tournant de la route les deux lanternes rouges de la voiture, j’avais repris tous mes sens…

Quand nous fûmes tous réunis dans le grand salon, autour de la large table où nous avions coutume le soir, pour nous distraire, de faire des parties de whist ou de baccara, je racontai, tout en redoutant un peu néanmoins de m’attirer quelques moqueries, ce qui m’était arrivé, et la frayeur dont l’arrivée de la voiture m’avait heureusement tirée.

« Ah ! ah !… s’écrièrent tous ensemble les joueurs, c’est la bête blanche… Paulette qui a vu la bête blanche… »

Et comme je voulais à présent me faire expliquer ce mystère, ce fut une discussion interminable sur cette fameuse bête blanche, d’aucuns prétendant que c’était quelque sorcière vêtue d’une peau de chèvre et profitant des jours d’orage et des nuits sombres pour apeurer les passants solitaires ; d’autres, les moins crédules, parlant de quelque bête réelle, particulière au Poitou, mais qu’on n’avait jamais pu rencontrer nulle part, malgré les battues nocturnes des paysans… Quelques-uns, les vieux, parlaient du Diable lui-même.

Et la soirée se continua très loin, la grand-mère ayant commencé de nous dire une très longue histoire sur les chevauchées mystérieuses et les ébats carnavalesques des sorciers fantômes et autres êtres fantastiques qui peuplent plus encore sans doute les légendes des bons vieux campagnards que les taillis épais et les grottes immensément profondes de l’antique Poitou. Mais c’est égal, j’avais eu terriblement peur…
 
 

 

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(Germaine Dargyl, in Gil Blas illustré hebdomadaire, neuvième année, n° 25, 23 juin 1899 ; « Azazel » et « Vampire, » illustrations de Louis Le Breton gravées par Léonard Jarrault pour le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, 1863)