Cette nuit-là, mon lit étant un gril rouge, je me levai, affolé, afin d’échapper au cauchemar de feu qui m’étreignait. J’ouvris la fenêtre. Mais la nuit était aussi brûlante qu’un désert. Il faisait un léger clair de lune par les petits toits qui allaient en chevauchant jusqu’à des feuillages énormes.

Il me semblait entendre des grésillements. Par moments, une haleine se traînait, lourde et muette. Elle m’enveloppait en un réseau de malaise aigu.

« Maudite chaleur ! »

Et je crus voir monter des flammes rapides de broussailles incendiées, à travers les branches. Des étincelles folâtraient dans l’air. J’avais l’impression d’une mort lente, inéluctable.

« Damnée chaleur ! »

Une Ombre surgit soudain. Un moment, elle s’appuya à un tuyau de cheminée en faisant quelques contorsions. Puis, souple, elle se mit à marcher par les toits, de-ci, de-là. À la fin, elle se dirigea vers ma fenêtre, enjamba l’allège, et gravement me salua.

L’Ombre était vêtue très modestement. La blancheur du pantalon était immaculée. Chemise pâle, cravate jaune, léger veston noir, tout petit chapeau de paille… La face brumeuse m’inquiéta un peu.

« J’ai très chaud, dit l’ombre. Les toits ardent. J’aurais dû prendre des narcotiques. »

Elle était debout près d’une table. Elle feuilleta un livre, le rejeta.

« Peuh ! les Confessions de saint Augustin, des ivresses mystiques… Lisez l’Apocalypse, à notre époque de décadences chamarrées, de ripailles impudentes, de concupiscence désolante…

– D’où venez-vous ?

– De partout, du fond des siècles, du Chaos. »

Elle eut un vague ricanement ; alors, la face se précisa, fugitive ; on ne peut imaginer une telle horreur apparue en éclair ! J’allais crier… La face était voilée d’un reflet gracieux. L’ombre avait une pose molle. Elle s’était assise.

Je remarquai ses doigts très longs, cerclés d’innombrables bagues fines où des pierres menues paraissaient des yeux très beaux, étranges et profonds. L’ombre étala ses mains sur la table. Je fus ébloui. Tant de splendeurs nuancées à l’infini ! C’était un scintillement inouï. Et parmi toutes ces joies de couleurs, je devinais l’obscure résignation des larmes…

« Ce sont les yeux des femmes les plus célèbres, Sémiramis, Cléopâtre, Hérodias, Messaline, Hésione, Sappho, Bethsabée, Pasiphaé, Brunehilde… Je les ai cueillis aux premières minutes de la solitude de la tombe. Je possède une essence puissante où ces yeux, tout en reprenant l’éclat de leur vie merveilleuse, se sont rapetissés ainsi. »

Ceux de Sappho, régions de lumière, frissonnaient telles des lèvres captives.

Les prunelles de Hérodias avaient des reflets pourpres d’une mobilité d’étoile.

Il y avait des flammes sombres dans les yeux de Cléopâtre.

Le soleil d’été enivrait ceux de Messaline.

Les yeux de Sémiramis étaient des fêtes ardentes.

Des cils odorants voilaient les délices des yeux d’Hésione.

Ceux de Bethsabée évoquaient les jeux de l’aurore dans la mer.

Les yeux de Pasiphaé se gorgeaient d’un péché plus profond que la nuit.

Et ceux de Brunehilde, auréolés de haine, étaient plus noirs que le velours des serpents. Je ne pouvais me lasser de mon extase.

L’Ombre dit :

«  Ces richesses me sont aujourd’hui indifférentes. Leur éclat ne me tente plus. Autrefois, j’aimais à les adorer au fond de l’Infini. Et les yeux de Brunehilde étaient les plus adorés. Maintenant, je les porte comme des ornements. »

L’Ombre se leva, me fit signe d’approcher.

« Regardez… là-bas, une vitre brille…

– Je vois.

– Là, veille une jeune fille… »

Et, de nouveau, l’horreur de la face m’apparut, flamboyante et terrible.

« Il faut bien l’avouer. L’Amour m’a vaincu. Cette petite fille domine mon âme. Je fais des chansons pour elle. Je prononce à chaque minute son nom, simple et doux, Marie. Je ne puis oublier. Ma force est une épave. »

On entendit un vague, très vague bruissement de feuilles.

« Elle vit seule. Elle est venue de sa province pour faire des fleurs qui parent les chapeaux. Sans qu’elle se doute de ma présence, je reste longtemps à la voir travailler. Entre ses doigts, les pétales se vêtent d’une grâce troublante. Le jour, dans la rue, plusieurs fois je l’ai saluée. Je me fais très séduisant. Tout est vain. Marie se détourne, impassible, implacable ! Ma détresse et ma prière ne la pénètrent point. Elle ne vit que pour ses fleurs. J’en ai cueillies d’énormes et de capiteuses, au-delà des mers, en des terres puissantes ; je les ai déposées chez sa concierge. Elle les a repoussées. Sa vertu est inviolable. »

L’Ombre tout à coup grelotta.

« J’ai froid.

– Ombre heureuse ! soupirai-je en m’épongeant le visage.

– Vous ai-je parlé de ses yeux ?
 

Tes yeux sont la lune sur l’onde,

Tes yeux sont la forêt profonde.

 

L’Ombre fredonnait mélancoliquement.

« Que de fois les ai-je chantés, les yeux de Marie ! Ils sont plus colorés que toute la nature ! En leurs profondeurs, il y a plus de miroirs et de perles qu’au profond de l’Océan. Ces yeux rappellent, parfois, les plus splendides perversités des temps passés. Ils sont souvent amers et cruels ! »

L’Ombre considéra ses mains.

« Froides poussières… Pauvres yeux de Brunehilde ! »

La nuit pâlissait. La fenêtre s’était éteinte là-bas.

« L’autre nuit, je suis entrée, pendant son sommeil. Je l’ai enveloppée de caresses. Elle vibrait plaintivement. Mais je sentais sa répulsion comme un fer rouge. »

L’Ombre songea. La chaleur était moins oppressante.

« Je la voudrais morte. J’aurais ainsi ses yeux. Et j’embaumerai son corps. Vos médecins sont des ânes. J’ai des aromates délicats et subtils qui donnent l’illusion de la vie. Marie sera belle éternellement ! »

Un rire tremblait par les feuillages. Quelque chose s’évanouissait…

Les mains de l’Ombre devenaient obscures. Elle-même vacillait comme une flamme mourante. Par les toits naissaient des lueurs. Des arbres venait un souffle bienfaisant.

« Ô douce fraîcheur, murmurai-je.

– Adieu. Je vous laisse avec l’aube. »

Et l’Ombre en finissant s’en alla nonchalamment par les toits, et je la vis se mourir derrière les feuillages.
 
 

 

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(Lorenzi de Bradi, in Gil Blas, vingt-et-unième année, n° 7563, vendredi 3 août 1900 ; Pablo Picasso, « L’Ombre, » huile et fusain sur toile, 1953)