D’une façon générale, à ce qu’on m’avait dit, Madagascar n’aurait rien de particulièrement curieux en tant que nature tropicale, ni comme faune, ni comme flore, non plus qu’en ce qui concerne les races d’hommes. Ce jugement m’avait paru un peu prompt et j’avais été plutôt porté à croire aux récits de ceux qui parlent de pratiques mystérieuses de religions et, au contraire, de grandes curiosités naturelles.
« Cherchez, m’avait dit un noble Hova de mes amis, instruit comme un Européen cultivé ; cherchez, et vous trouverez. »
Ces paroles fermentèrent en moi, tant et si bien qu’un jour rien ne put plus me retenir et me voilà parti pour l’Océan Indien. Je ne m’attardai pas dans les villes et, bientôt, je me mis en route dans une filanzane que six solides Malgaches se relayaient pour porter sur leurs épaules, deux à deux. Je traversai des forêts touffues, je gravis des pentes rudes et longeai des précipices assez inquiétants où m’eût sans doute précipité le moindre faux pas de mes porteurs. Les serpents, venimeux ou non, n’étaient pas rares. Les rivières infestées de crocodiles offraient aux chiens qui nous accompagnaient l’occasion de montrer toute leur intelligence par la façon dont ils trompaient les redoutables sauriens par leurs aboiements, chaque fois qu’il s’agissait de s’assurer une traversée saine et sauve.
J’aime voyager et m’intéresse à la nature des pays que je parcours, mais ce qui m’intéressait encore plus, c’était de suivre les conversations entre mes porteurs, incorrigibles bavards qui n’arrêtaient pas et contaient des histoires depuis le départ jusqu’à l’arrivée, fût-ce dans les passages les plus difficiles. Ces gaillards ne se doutaient pas qu’avant de partir, je m’étais imposé, à Paris, d’apprendre les principaux dialectes de Madagascar. Seulement, j’avais grand soin de ne jamais en dire un mot et de ne jamais paraître prêter quelque attention à leurs potins. Je les entendais éplucher ma conduite, la commenter, et, en général, se moquer de moi, car je semblais parfaitement ridicule. Sans doute l’étais-je, au surplus. Dans tous les pays sont ridicules ceux qui ne se conforment pas étroitement aux coutumes acceptées. Un étranger est toujours ridicule, ainsi qu’un original.
J’écoutais donc Raïnilaïa et Rivony, sérieux comme des juges, se gausser de mes faits et gestes.
« La figure de pulpe de coco, disait Raïnilaïa, se prend pour une espèce de roi, parce qu’elle voyage sur un trône, mais il suffirait que nous la laissions tomber au passage d’un cours d’eau pour qu’il n’y ait plus que des morceaux de roi dispersés dans le ventre des seigneurs crocodiles.
– Ce qui serait plus drôle, répondait bonnement l’excellent Rivony, c’est qu’il fût happé, d’une manière ou de l’autre, par l’arbre mangeur d’hommes ; il serait tout étonné de se voir dévoré par une plante et digéré comme un rat. On verrait s’il commanderait toujours aussi fièrement, dans le ventre de la fleur ogresse qui ne pardonne pas. Ça lui apprendrait peut-être à laisser les gens tranquilles chez eux. »
J’avais du mal à ne pas rire. Une plante qui mangeait des hommes ! Quelle folie, quelle superstition ! Bien sûr, j’avais entendu parler du drosera et d’autres végétaux qui se nourrissent d’insectes. Mais, des hommes, c’était un peu plus dur à attraper et à digérer…
Le voyage se poursuivit pendant quelque temps, par des régions de plus en plus sauvages et désertes. Mais nous nous enfoncions toujours plus avant dans la brousse, quand, un jour, une sorte de bourdonnement venu de très loin arriva jusqu’à nous. Je me demandais ce que ce pouvait bien être que ce bruit certainement rythmé de la main de l’homme et j’allais interroger mes porteurs, lorsque je m’aperçus qu’ils tremblaient de terreur et flageolaient positivement sur leurs jambes, qui menaçaient de ne plus les porter. Leur visage avaient revêtu une teinte d’un gris terreux, ce qui est leur façon de pâlir. Ils allaient de plus en plus lentement, et finalement, ils s’arrêtèrent.
« Eh bien, criai-je, on ne marche plus ?
– Non, maître, répondit Raïnilaïa ; y en a plus pouvoir marcher.
– Pourquoi ?
– Toi pas entendre les grands tam-tams ?
– Ah ! ce sont les grands tam-tams ? Eh bien, allons un peu voir ce que c’est, les enfants.
– Non, maître ; c’est impossible. Si nous y allons, nous serons tous morts.
– Qui est-ce qui m’a fichu de pareils idiots ? Voulez-vous bien marcher ?
– On peut pas. Toi peux pas non plus.
– Par exemple, vous allez voir ça. Voulez-vous avancer ou je vous brûle ! »
J’avais atteint mon pistolet à répétition, mais, bien sûr, je n’aurais pas tiré sur ces pauvres gens. En tout cas, ils ne s’attardèrent pas à vérifier la sincérité de mes intentions. Ils posèrent la filanzane par terre et les voilà partis en arrière de toute la vitesse de leurs maigres jambes. J’étais tout seul dans la forêt, à des centaines de lieues de toute agglomération civilisée. Je n’étais pas très fier et je me reprochais de n’avoir pas un peu plus ménagé mes porteurs. Cependant, le bourdonnement se faisait toujours plus intense. Il fut bientôt tout près de moi, et, soudain, des têtes noires se montrèrent entre les troncs, au-dessus des arbres. J’entendis un sifflement. Une sorte de casse-tête avait volé vers moi, et tandis que je poussais un cri de douleur, mon bras laissait tomber le pistolet. En même temps, éclatait une tempête de hurlements. Une nuée de diables noirs se jetaient sur moi, me renversaient et me ligotaient avec des liens d’écorce en un clin d’œil.
Bien qu’assez peu rassuré, je me disais que les naturels de Madagascar ne sont pas des plus féroces. En attendant, ils m’enlevèrent comme un paquet et m’emportèrent. Nous n’avions pas marché vingt minutes que nous arrivions dans une clairière au milieu de laquelle s’élevait le plus étrange végétal qu’il m’ait été donné de voir depuis que je parcours la Terre. On aurait dit quelque chose comme un immense ananas, à peu près deux fois gros comme un homme et, pareillement, deux fois aussi haut. En haut, une couronne de feuilles épaisses et dures, comme celles d’une plante grasse, mais aussi volumineuses que les becs d’une ancre, la terminaient. Les indigènes, à sa vue, me jetèrent assez rudement à terre et se prosternèrent, tandis qu’une espèce de vilain paillasse, vêtu et coiffé de plumes, sortait du fourré et commençait une danse sauvage et grotesque.
Je ne fus pas long à comprendre que cette plante inconnue était une sorte de dieu de ces moricauds et que c’était, ce jour-là, le jour où l’on célébrait ses mystères. Je me demandais ce que mes ravisseurs allaient faire de moi, quand le sorcier officiant attaqua une sorte de chant lugubre et guttural ; après quoi, un cortège trépidant apporta en grande pompe une antilope, liée, elle aussi, mais vivante. C’est seulement alors que je m’aperçus qu’une sorte de trépied, fait de trois gros mâts réunis par le haut, se dressait au-dessus de la plante et portait un appareil analogue à un palan, qui, après toutes sortes de simagrées, servit aux noirs à hisser l’antilope au-dessus des crocs de la plante, qui se refermèrent sur la bête aussitôt qu’en se débattant elle les eût touchés. Mais, presque aussitôt, je vis qu’elle devenait inerte comme un patient chloroformé. Insensiblement, les puissantes mâchoires attirèrent l’animal qui disparut à l’intérieur de cette étrange tombe végétale. Je compris être en présence de la plante monstrueuse dont avaient parlé les porteurs.
La cérémonie se prolongea longtemps avec des danses, des prosternations, des chants, des prières, puis des danses encore, accompagnées de hurlements. Des heures s’écoulèrent pendant que, graduellement, les indigènes s’excitaient et parvenaient à un degré d’exaltation extraordinaire. Le sorcier, enfin, prononça un bref discours, fit quelques gestes d’énergumène, et je fus saisi à mon tour et levé au moyen du palan-trépied au-dessus d’une manière de petit cratère qui n’était rien de moins que la gueule de l’affreuse plante carnivore. Mon corps l’effleura. Elle ouvrit sa mâchoire de crochets pour me saisir ; je me trouvai aspergé de jets d’un liquide désagréablement aromatique, et je tombai dans un sommeil irrésistible et presque instantané. Ma dernière pensée fut que j’étais dévoré par cette plante carnassière.
Pourtant, je me réveillai sous le ciel. J’étais entouré de soldats d’infanterie coloniale et de tirailleurs malgaches. Des coups de feu isolés claquaient encore dans le lointain et je perçus les dernières notes d’un clairon sonnant le ralliement. La plante, hachée au pied, était renversée, et son cadavre éventré vomissait à moitié un squelette d’antilope. Par bonheur, l’administrateur du cercle où nous nous trouvions avait eu vent de la fête organisée en l’honneur de l’abominable plante mangeuse d’hommes, de la gueule de laquelle les soldats envoyés m’avaient arraché au moment qu’elle commençait de me dévorer. De sa sécrétion, elle m’avait anesthésié et les cicatrices qui me couvrent la peau d’étranges arabesques m’y ont été tatouées à jamais par ses sucs digestifs.
J’ai eu du mal pour me remettre, mais je retournerai vers la grande île pour étudier le sinistre végétal qui faillit être mon tombeau.
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(Tragon de Bozes, « Les Grandes Aventures, » in L’Intrépide, aventures, sports, voyages, vingt-cinquième année, n° 1255, dimanche 9 septembre 1934)