Déjà six mois que tout cela est passé !

Pour en fixer le souvenir par écrit, j’ai attendu que mon émotion et ma douleur fussent calmées. Mais je m’efforce en vain d’évoquer froidement les incidents de cette nuit étrange et cruelle : ma plume tremble dans mes doigts et je me sens ressaisie, dans le silence et l’isolement de cette grande demeure, d’une indéfinissable impression de mystère et de peur superstitieuse.
 

*

 

Veuve et sans enfants, je venais bien volontiers, chaque année, passer l’automne auprès de ma bonne maman de Kardec, dans notre vieux manoir de Bretagne.

Sombre et rébarbatif, Kardec surgit de la nuit des temps pour épandre et perpétuer aux alentours la hantise des légendes et des contes de revenants. Sa façade de granit, d’abord fendue de rares meurtrières dans l’extraordinaire épaisseur des murailles, puis, plus tard, trouée ici et là de fenêtres, de portes et de lucarnes, semble une face décrépite et ridée qui, de sa bouche, de ses narines et de ses yeux de travers, grimace et louche à tout nuage qui passe. Et Dieu sait s’il en passe ! L’absence de volets aggrave l’aspect de ce visage de pierre d’on ne sait quelle sensation de paupières ou d’oreilles coupées. Les deux tourelles, coiffées de cornets en tuiles brunes, écaillées et moussues, ont l’air de deux gros bouts de chandelle poussiéreuse écrasée sous de trop lourds éteignoirs. Un parc immense, sapinières que brûlent, rouillent et ravagent les vents de l’océan, dévale jusqu’à la grève sauvage plate et nue. Devant le manoir, une terrasse à balustres rongés de lichens enjambe la douve où, sous les algues qui s’échevellent en onduleux et souples frissons de couleuvres, dort une eau grise et pesante comme du plomb fondu.

Ce farouche décor dissipe toute idée de flirt, de marivaudage ou de plaisir frivole. Cependant, l’existence – surtout au début de l’automne dernier – m’y sembla, dans sa mélancolie même, d’une pénétrante douceur. À Kardec, je retrouve le temps de penser, de rêver et de me souvenir. Puis ce rapprochement d’aïeule et de petite-fille est d’un charme apaisant : ma bonne maman sourit à mon avenir et je m’attendris à son passé. Pour juger choses et gens, elle me prête son indulgence pleine d’expérience et de résignation ; je lui donne ce que j’ai de jeune gaieté. Nos âmes se sentent revivre l’une et l’autre dans un mutuel élan de confiance et d’affection.

Ces trois mois de séjour en Bretagne sont pour moi l’étape de repos et de bonheur où le corps recouvre sa force, le cœur sa tranquillité.

Novembre approchait, sans que rien eût altéré la beauté de ces jours pleins de sécurité. Mais un après-midi, venu de la mer et s’écharpant aux cimes des sapinières, passa tout un vol de nuées grises et basses précurseur de tempête, puis de crachin. Je redoutais surtout ces brumes pluvieuses qui, pendant des semaines entières, enveloppent tout, bois et landes, dunes et plages, d’un voile épais de tristesse, – linceul flottant d’où tombent sans cesse des larmes !
 

Mélancolie d’aïeule.

 

Au moment même où le ciel et l’océan s’embuèrent ainsi, ma grand-mère, appuyée à mon bras, achevait sa promenade. Joyeuse et vaillante tout à l’heure, elle se sentit soudain inquiète et lasse. Quoique tout près du manoir, il fallut nous asseoir sur un vieux banc de pierre ombragé par des ifs.

Ce bosquet d’ombre lugubre et froide me sembla mal choisi. J’en ressentis une vive contrariété.

Dernier vestige de l’enceinte fortifiée, non loin des douves et juste en face des croisées du salon ouvrant sur la terrasse, se dresse l’ancienne tour dont les fossés comblés forment parterre.

J’ignore lequel de nos ancêtres fit de cette tour une chapelle funéraire et l’éclaira au fond, de chaque côté de l’autel, de deux meurtrières élargies en ogives et garnies de vitraux multicolores. Mais cet endroit et cette vue suggérèrent immédiatement à ma bonne maman les regrets désolés que j’avais pressentis.

« Ton bon papa repose là, sous le vitrail de gauche, me dit-elle. Autrefois, dès la nuit, j’allais, par tous les temps, allumer et poser la petite lampe d’argent sur son tombeau. C’est l’usage des bonnes gens de Bretagne qui croient, par cette flamme pieuse, écarter les esprits des ténèbres de la dépouille des morts. Je m’acquittais de ce soin avec ferveur et gratitude. À présent, le médecin me le défend.

– Non sans raison, bonne maman. Il craint pour vous autant l’humidité de la chapelle que l’émotion des souvenirs. D’ailleurs, durant les longues soirées d’hiver, assise en votre bergère et du coin de votre feu, vous pouvez voir le vitrail illuminé.

– Oui, cela me console un peu. Cette lueur est dans mon imagination comme le reflet de l’âme de mon mari. Je le sens encore près de moi et, dans l’évocation de mon bonheur envolé, la veillée s’écoule rapidement, bercée de réminiscences et de songes. Puis je pense que, moi aussi, bientôt, je dormirai au fond de la chapelle, non loin de ton bon papa, de l’autre côté de l’autel. Ma place est prête sous le vitrail qui reste obscur. Alors, comme celui de gauche, ce vitrail de droite, à la lueur d’une seconde lampe, s’éclairera chaque nuit. Et, moi disparue, toi partie, mon souvenir ne sera plus pour tous que cette petite lueur faible, vacillante et perdue dans les immenses ténèbres du parc.

– Oh ! bonne maman, sont-ce ces nuées grises qui assombrissent ainsi vos pensées ? m’écriai-je dans un trouble croissant. Ne parlez pas ainsi. Vous me faites beaucoup de peine !

– Il n’y a pas de quoi. La vieillesse est chose trop triste pour que la mort soit triste. Ce qui m’afflige en tout ceci, c’est d’être forcée de laisser aux domestiques cette pieuse besogne de la chapelle. Elle m’était le plus doux des devoirs. Je ne suis plus bonne à rien. Me faudra-t-il donc le secours de la Milloraine ? »

Je frémis légèrement, me rappelant les contes de revenant qui, dans mes soirs d’enfance, me tenaient en éveil, sur les genoux de ma vieille bonne, à l’heure où j’aurais dû dormir.

Pour secouer ces visions, je me levai et proposai :

« Rentrons, grand-mère. Les nuées s’accumulent au ciel en brouillard dense. Le crépuscule va rapidement venir. Il tombe déjà des gouttes d’eau. Nous aurons une nuit d’averses et de rafales. »

Nous gagnâmes la terrasse. La main sur mon bras, obsédée, ma bonne maman me demandait :

« Sais-tu, dans nos traditions populaires, le rôle fantastique de la Milloraine ? C’est notre fantôme, notre double, qui d’avance s’en vient vers nous de l’autre monde quand nous sommes près de mourir. La Milloraine prend notre allure, nos traits et jusqu’aux derniers vêtements que nous devons porter. Dès que nos forces défaillent, furtive et silencieuse, elle pénètre dans la demeure et vaque mystérieusement aux tâches que nous ne pouvons plus remplir. Elle échappe de jour à toute recherche ; mais, le soir tombé, il arrive qu’on puisse et l’entendre, et la voir… Mariette, ma femme de chambre, affirme avoir, une nuit, aperçu à travers les vitres la Milloraine en train de bercer le nouveau-né du jardinier, tandis que la mère agonisait dans la pièce à côté. Quoiqu’elle rende service, on redoute la Milloraine, car elle n’entre au logis qu’en messagère de mort.

– Pourquoi vous souvenir de ces contes de veillées ? Vous n’êtes pas superstitieuse, grand-mère ?

– Mais si, un peu, comme toute vraie Bretonne ! Et d’ailleurs, à mon âge, la pensée de la mort est assez naturelle. J’ai fait mon testament, mes affaires sont en règle. Tu hériteras de ma fortune et de Kardec. Mais chacun de mes amis ou de mes serviteurs aura son petit souvenir. J’ai tout prévu, jusqu’à ma toilette mortuaire. Je veux qu’on me mette ma longue jupe de soie noire, le dernier cadeau que m’a fait ton bon papa…

– Grand-mère, voyez, sous ce ciel menaçant, quel aspect sauvage prend le manoir. Ce n’est vraiment pas le moment de parler de choses si lugubres !

– Pardonne-moi, ma chérie. À l’approche des nuits de tourmente, je me sens toujours oppressée. Heureusement, nous sommes arrivées. »

Dans le salon, ma bonne maman se laissa tomber dans sa bergère près de la fenêtre et devant son métier à tapisserie.

« Ce matin, me dit-elle après un silence de repos, je me trouvais si bien disposée que j’avais résolu d’aller faire mon tour d’inspection à la lingerie, à l’office et aux cuisines. Il y a longtemps que je ne surveille plus rien et tout doit être dans un joli désordre ! Mais notre promenade, cependant courte, m’a tellement fatiguée que je n’ai plus le courage de me relever. Sonne Joseph, mon enfant, pour qu’il allume les lampes, les bougies des flambeaux, et ranime le feu : j’ai le frisson. »

J’obéis. Mais le valet de chambre ne se dérangea pas tout de suite. L’ombre avait envahi le salon. La brume, qui tombait du ciel sans cesse et sans cesse montait de la douve, enveloppait Kardec d’un flottement de crêpes sombres. Le gémissement du vent dans les sapinières nous arriva avec la plainte des vagues qui roulaient les galets. L’averse ruisselait sur les carreaux, comme des coulées de larmes sur des prunelles vitreuses : elle dégoulinait des toits, dégorgeait des gouttières et des gargouilles en clapotis de sanglots.
 

Vous rêvez, Joseph !

 

À mon tour, j’eus le frisson.

« Il faisait si doux, ce matin, se rappela soudain bonne maman, que j’ai mis mon petit araucaria sur la terrasse. Je l’ai oublié et il y est resté. J’ai peur que le vent ne le renverse et ne brise la potiche. Si je le rentrais ?…

– Par cette pluie, bonne maman, y pensez-vous ? »

À ce moment, Joseph entra et s’acquitta du service demandé avec nonchalance. Grand-mère lui fit quelques observations auxquelles il répondit avec une mauvaise humeur inattendue :

« Madame n’a pas besoin de dire qu’elle n’est pas contente de nous, nous nous en apercevons. Elle n’a plus confiance. Dès que nous avons les talons tournés, elle nous surveille.

– Que me racontez-vous là ?

– Mais oui, tout à l’heure, tandis que nous la croyions encore à la promenade, Madame a visité la lingerie, l’office et les cuisines furtivement, en silence, sans même nous appeler.

– Vous rêvez, Joseph ! m’écriai-je. Nous venons du parc et sommes rentrées par la terrasse. Personne n’a pu voir ma grand-mère dans la lingerie, l’office ou les cuisines.

– Il ne faisait plus assez jour pour qu’on pût voir Madame, mais j’ai bien entendu, derrière les portes, le bruissement de sa robe de soie sur les dalles du couloir.

– Ne voyez-vous pas que bonne maman a sa jupe courte de laine grise ? repris-je. Allez, Joseph, et quand il vous faudra quelque prétexte de plainte, imaginez un grief plus plausible. »
 
 

 

Le valet de chambre, après un coup d’œil sur l’habillement de sa maîtresse, se retira muet et déconcerté. Je ne pus m’empêcher de rire ; mais, presque aussitôt, je fus surprise de constater combien cet incident futile avait impressionné ma bonne maman. Très pâle, elle fut sur le point de m’expliquer son émoi ; puis, sans doute afin de ne pas m’alarmer, elle se ravisa, repoussa son métier à tapisserie, et dit en s’efforçant de sourire :

« Je n’ai plus qu’une fleur au petit point pour achever ma guirlande. Je m’étais juré de la terminer aujourd’hui. Mais je monte m’habiller pour le dîner, puis je me reposerai jusqu’au coup de cloche.

– Je remonte aussi dans ma chambre. J’ai deux lettres à écrire. »

Côte à côte, nous gravîmes lentement les marches du large escalier de pierre. Je laissai bonne maman s’habiller, puis se reposer, et regagnai ma chambre. Je ne sais trop comment j’écrivis mes deux lettres tant j’étais, sans raisons mais d’instinct, triste et préoccupée. En cet indéfinissable malaise, j’achevai ma correspondance tant mal que bien et, dans une irrésistible attirance de la tourmente, je tournai les yeux vers la fenêtre de ma chambre. Sous les stries d’une pluie drue, la brume se déchirait, s’effilochait, s’écharpait éperdument aux violences du vent. Ces loques de brouillard passaient devant les vitres comme les tourbillons échevelés de quelque sabbat d’enfer ; on eût dit des hordes de blancs fantômes, traqués par la meute invisible du fameux chasseur maudit.

J’allai vers la croisée et j’appuyai mon front à la vitre. Le vent cessa, la brume se dissipa et, dans cette brusque accalmie où l’on n’entendit plus que l’égouttement des gargouilles, dans la lumière des baies du salon reflétées sur les dalles ruisselantes de la terrasse, je vis ma bonne maman qui, habillée et redescendue, avait ouvert la porte-fenêtre sans bruit et s’avançait pour prendre l’araucaria posé sur la balustrade moussue. D’une telle imprudence, je ressentis de l’inquiétude et même un peu de colère. À mon tour, j’ouvris ma croisée. Elle donnait juste au-dessus d’une de celles du salon. Je criai :

« Vous allez vous faire tremper, bonne maman ! Vous n’êtes pas raisonnable ! »

Elle fit semblant de ne pas m’entendre. Sans répondre, sans même lever la tête, elle prit la potiche, et je vis sa silhouette noire rentrer vivement dans le salon.

« Elle ne perdra rien pour attendre, me dis-je ; je la gronderai. »
 

Crois-tu m’y avoir vue ?

 

Grand-mère aimait qu’on fît toilette pour le dîner. Afin de la punir de son imprudence, j’eus un instant l’idée de garder mon sombre costume trotteur de la promenade. Je me repentis aussitôt de cette mauvaise pensée. N’était-ce pas à moi d’apporter, dans cette soirée morne, outre un rire discret et des propos enjoués, la gaieté d’un corsage clair et d’une jupe fanfreluchée ?

J’achevais de me faire aussi belle que possible quand la cloche sonna. Était-ce façon molle de tirer la chaîne, ou étouffement des ondes sonores dans le bruit du vent et de la pluie, cette cloche tinta lentement, tristement, comme un glas. J’en eus un petit froid dans le cœur.

Secouant cette impression, je descendis lestement au salon. Ce ne fut ni d’y trouver ma grand-mère, ni d’apercevoir l’araucaria sur la console, que vint mon étonnement, mais ce fut, après avoir vu bonne maman en noir sur la terrasse, de constater qu’elle avait revêtu de nouveau sa jupe de laine grise.

« Tiens ! m’exclamai-je, je croyais que vous aviez changé de robe pour dîner !

– Non. Je me suis sentie trop lasse pour m’habiller.

– Oh ! la plus indocile des aïeules ! fis-je en riant et la menaçant du doigt, vous me contez des blagues pour n’être pas réprimandée !

– Comment cela ? fit-elle d’un ton surpris qui me sembla très bien joué.

– Vous avez remis votre costume gris parce que vous vous êtes mouillée en allant chercher l’araucaria sur la terrasse !

– Mais je n’ai pas changé de robe et je ne suis pas allée sur la terrasse. Crois-tu m’y avoir vue ? »

Elle parut tellement troublée de cette conjoncture que, esquivant l’explication et dissimulant mon propre trouble, j’ajoutai vivement de la même voix enjouée :

« C’est Mariette qui sera allée chercher la plante. J’aime mieux ça : je n’aurai pas à vous gronder. Cela m’ennuie d’être sévère, encore que vous m’y obligiez sans cesse par vos désobéissances ! »

Je plaisantais sans beaucoup d’assurance, mais ce fut assez pour distraire bonne maman de son souci.

« Ce serait à moi de te gronder, reprit-elle. Tu n’as prétexté tes lettres à écrire que pour remédier à ma paresse et redescendre achever la fleur de ma guirlande. Je ne te croyais pas si habile au petit point. »

Heureusement, à cette minute, elle se pencha sur son métier de tapisserie et ne remarqua pas mon frémissement. Cette fleur, mystérieusement achevée, évoqua tout à coup la silhouette noire qui avait traversé la terrasse sous la pluie. Sans vouloir m’arrêter à l’idée superstitieuse qui, dans l’enveloppement de ces brumes, dans ces plaintes de vent et de pluie, nous menaçait d’obsession, je mentis résolument :

« Je me suis appliquée de mon mieux. »

Elle releva la tête, tourna vers moi son bon visage souriant et déridé.

Joseph, presque aussitôt, annonça le dîner. Je réussis à paraître insouciante et bonne maman, de son côté, s’amusait, ou feignait de s’amuser, de mon bavardage lorsque, vers la fin du repas, Mariette vint pour aider à desservir.

« Est-ce vous qui avez rentré l’araucaria ? » demanda grand-mère, comme ressaisie soudain par son idée fixe.

En posant sa question, elle regarda de mon côté, si bien que je ne pus faire signe à Mariette de dire oui.

« Oh ! Madame, c’est un temps à laisser les plantes dehors plutôt qu’à faire sortir les gens. On rentrera l’araucaria quand il pleuvra moins fort. »

Cette réplique bouleversa ma grand-mère. Elle garda le silence, soupira plusieurs fois sous une oppression croissante et ses traits altérés prirent une expression d’alarme et de souffrance.

« Que ce soit par Mariette, Joseph ou tout autre, observai-je vivement, l’important est que la plante soit à l’abri. »

Et, sur ces mots, nous passâmes au salon. Dans cette pièce à boiseries grises, si grande que deux lampes et six bougies l’éclairaient à peine, la veillée s’annonça longue et pénible. Je devinais à l’attitude de ma grand-mère, recroquevillée dans sa bergère, qu’elle se sentait étreinte comme moi d’une impression d’immense détresse. Glissant sous les portes mal closes ou se faufilant sous les fenêtres disjointes, des souffles perdus faisaient fumer la mèche des lampes et vaciller les flammes des bougies. Dans le silence du dedans, nous entendions la pluie tomber dehors aussi distinctement que si nous étions dans le parc. Les yeux mi-clos, dans des frissons subits, nous avions même l’impression qu’il n’y avait plus de toits, plus de murs, plus rien nous séparant de la tourmente ; nous nous sentions transpercées de tout le froid humide de la nuit ; nous nous sentions étreintes de toute l’infinie désolation de l’obscure forêt et des grèves désertes.
 

Bonne maman, n’y allez pas, n’y allez pas…


 

Pour dissiper cet envoûtement de silence et d’immobilité, je me mis à babiller avec une sorte de fièvre. Je dis des choses folles. Mais dès que je parvenais à fixer l’attention de ma grand-mère, quelque pierre détachée dégringolant du toit et tombant sourdement dans la terre détrempée, le grincement plaintif d’on ne savait quelle girouette, un lointain hululement de détresse dans l’espace, nous poignaient le cœur, coupaient mon rire, nous rendaient muettes et nous pétrifiaient dans l’attente superstitieuse d’un événement terrifiant et mystérieux.

Dans la pire de ses transes, ne pouvant maîtriser ses pensées lugubres, bonne maman gémit tout à coup :

« La légende prétend qu’en ce funèbre mois de novembre, les âmes errantes des trépassés, ballottées aux rafales et cinglées par la pluie, vaguent dans les ténèbres en quête d’une croix où se poser ou d’une lueur de cierge pour se réchauffer. C’est surtout en de telles nuits que notre souvenir doit être aux pauvres morts et qu’ils doivent avoir besoin de nos prières. Pourvu que les domestiques aient allumé la lampe sur le tombeau de ton pauvre grand-père !

– Ils y auront certainement pensé, assurai-je à tout hasard. En tout cas, d’une des fenêtres du salon, je peux voir si…

– Non, reste ! Je veux voir moi-même, je serai plus sûre, reprit ma grand-mère qui se méfiait peut-être de mes assertions trop rassurantes. C’est, chaque soir, comme une petite visite, comme un petit salut que, ne pouvant mieux, je fais de loin à mon pauvre mari. »

Elle se leva non sans peine et marcha lentement jusqu’à la porte-fenêtre. Elle souleva le rideau. De ma place, je crus revoir, dans la brume déchirée par le vent, le tourbillon de l’infernal sabbat, la horde des blancs fantômes traqués par la chasse maudite. Mais déjà bonne maman constatait d’une voix désolée :

« Les domestiques n’ont pas allumé la lampe ! Aucune lueur dans la chapelle. Le vitrail de gauche est aussi sombre que celui de droite. J’aurais dû faire cela moi-même ; je devrais le faire… »

Et comme, résolue à réaliser son désir, elle ouvrait brusquement la porte-fenêtre, une rafale s’engouffra dans le salon, éteignit subitement, d’un seul coup, lampes et bougies. J’en eus un tel saisissement que, dans l’obscurité, je me mis à supplier :

« Je vous en prie, bonne maman, n’y allez pas… n’y allez pas… »

Et, d’une voix extraordinairement changée, presque bas, dans un souffle de terreur, bonne maman murmura :

« Je n’ai plus besoin d’y aller… quelqu’un y va pour moi ! »

Je m’élançai vers la porte, essayant d’expliquer pour nous rassurer toutes deux :

« Ça ne peut être que Mariette, Joseph… quelque servante… »

Ainsi que dans ma vision d’avant dîner, le vent cessa, la brume se dissipa, une accalmie se produisit où l’on n’entendait plus que les gouttes d’eau sur les dalles de granit. Ma bonne maman avait fait quelques pas sur la terrasse. Je la rejoignis. Dans l’instinct d’un danger, pressentant que ce que nous attendions anxieusement depuis une heure allait se produire, j’entourai la taille de ma grand-mère, je la serrai dans mes bras. Déjà toute pénétrée de l’humidité de la nuit, grelottante, elle se dégagea de mon étreinte, et, de son bras frémissant, me désigna une forme fuyante, une silhouette noire qui longeait la chapelle et glissait furtivement, sans bruit, sur le gravier de l’avenue.

J’appelai :

« Mariette… est-ce vous ? »
 
 

 

La femme qui, même de loin, ressemblait à bonne maman, ne répondit pas et ne se retourna pas. Presque aussitôt, la forme disparut à l’angle du mur. À ce moment, le silence était tel que je crus entendre le lointain bruissement d’une soie frôlant la pierre humide. Puis plus rien. L’apparition avait été si fugitive que je me demandai si je n’avais pas rêvé. Dans une curiosité plus vive que la peur, j’allais m’élancer pour rejoindre la femme mystérieuse quand je sentis que bonne maman, glacée et défaillante, s’abandonnait entre mes bras. Elle porta ses deux mains à son cœur comme si elle étouffait et, d’une voix qu’étranglait l’épouvante, elle balbutia :

« Elle a mis ma robe de soie noire… ma robe de funérailles… Je me suis reconnue quand elle s’est retournée pour me faire signe de la suivre. »

Soutenant bonne maman, je cherchais à l’entraîner vers le salon. En même temps, je lui disais mille choses tendres et la couvrais de baisers dans l’espoir que mes caresses la ranimeraient.

Sur le seuil, dans un suprême effort, elle m’arrêta et me montra la chapelle dont le vitrail de gauche s’éclaira subitement.

« La Milloraine a fait ce que je ne pouvais plus faire : elle vient d’allumer la lampe sur la tombe de ton grand-père… elle allume maintenant l’autre lampe sur ma tombe. Embrasse-moi vite ; je vais mourir, je meurs… »

Je frémis d’épouvante en voyant qu’en effet l’autre vitrail, celui de droite, s’éclairait dans la nuit d’une lueur mystérieuse. Au même instant, les lèvres froides de ma pauvre bonne maman se posèrent sur ma joue et je sentis soudain qu’elle pesait sur mon bras de tout le poids d’une morte.

Puisant dans mon désespoir une vigueur extraordinaire, je portai ma bonne maman dans sa bergère. Quelques secondes après, entourée des domestiques du manoir, la porte refermée sur l’ouragan qui de nouveau faisait rage, je prodiguais à ma pauvre grand-mère tous les soins imaginables. Rien ne put la rappeler à la vie. Le médecin, appelé la nuit même, constata une embolie au cœur.

Soit entente et mensonges sournois, concertés entre Mariette, Joseph et les autres pour frapper l’imagination de leur maîtresse, soit insuffisance ou maladresse des gens chargés de l’enquête, je ne sus jamais quelle main avait rentré la plante, achevé la fleur de tapisserie et allumé les deux lampes devant les vitraux de la chapelle…

Et lorsque je me trouve seule au manoir de Kardec, par des nuits de vent, de pluie ou de brume pareilles à cette nuit-ci, je me sens, en vraie Bretonne, tentée à croire la fantastique intervention de la Milloraine.
 
 

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(Charles Foleÿ, in Je Sais tout, n° 87, 15 avril 1912 ; repris dans Distraire, journal pour tous, troisième année, n° 66, vendredi 6 février 1931)