SCIENCES

 

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PSYCHOLOGIE DES INVENTEURS DÉVIÉS

 
 

I

 

Les progrès invraisemblables réalisés dans les sciences et les arts industriels, au cours du XIXe siècle, ont ouvert aux chercheurs des horizons de plus en plus étendus. D’autre part, les fortunes rapides réalisées par certains inventeurs, la célébrité qu’ils ont acquise, ont conduit un grand nombre d’individus à voir dans une invention ou une idée intéressantes l’un des moyens les plus sûrs et les plus rapides d’atteindre la fortune. Enfin la diffusion de l’enseignement, permettant à chacun d’acquérir des notions générales sur les différentes sciences, n’a pas été sans contribuer pour une large part à cette course acharnée vers des découvertes lucratives.

Aussi le nombre des brevets d’invention demandés chaque année va-t-il en progressant de plus en plus. Depuis plusieurs années, il augmente environ de 500 par an en France et s’est élevé en 1899 à plus de 12.000.

Mais si les recherches tentées aboutissent parfois à des inventions intéressantes et même à des découvertes remarquables, bien souvent, hélas ! elles ne conduisent qu’à des résultats insignifiants, à des utopies, voire même à de véritables folies. Nombreux sont, en effet, les brevets délivrés pour des procédés connus depuis longtemps déjà ou absolument impraticables. Les inventeurs qui parviennent à vivre de leurs brevets sont la minorité et la plupart n’en retirent aucun profit. Néanmoins, parmi ces derniers, il en est peu qui reconnaissent le manque d’intérêt de leurs idées, et surtout parmi ceux dont l’esprit n’a conçu qu’une chimère, une utopie ou une folie.

Ce qui nous intéresse principalement, c’est le nombre grandissant des inventions témoignant d’un certain dérangement cérébral. La faute est-elle aux détraqués qui s’adonnent aux inventions, ou est-ce la passion des découvertes qui nous vaut l’augmentation des détraqués, le fait brutal est là : le chiffre des inventeurs fous grandit en France dans une proportion inquiétante. Nous engageons vivement les statisticiens à soumettre à un examen consciencieux les dossiers de nos brevets. Il serait même d’un intérêt capital de pouvoir comparer les résultats ainsi obtenus à l’enseignement qui se dégagerait de l’étude des brevets étrangers.

Dans l’attente de ce travail à faire, empruntons aux vastes archives de notre ministère du Commerce quelques curiosités psychologiques à l’intention des lecteurs de La Revue.

Tous les inventeurs se consolent en pensant au sort des Papin, des Bernard Palissy et de tant d’autres hommes de génie incompris de leur vivant et disent que les découvertes les plus importantes, celles mêmes qui devaient bouleverser le monde, ont été les plus discutées, et n’ont attiré à leurs auteurs que misères, souffrances et railleries. L’inventeur méconnu se croit persécuté, et il oppose à cette persécution une conviction inébranlable dans ses théories et ses idées. Les critiques, les railleries mêmes dont il est parfois l’objet ne font que le grandir à ses propres yeux. Il se considère comme un martyr de la science et n’épargne rien pour faire triompher ses idées ; il devient capable de tous les sacrifices et de toutes les folies ; car souvent ce n’est plus seulement pour lui-même qu’il combat, mais pour l’humanité tout entière qui, il n’en saurait douter, retirerait des avantages inappréciables de la découverte qu’il croit avoir faite.

C’est ainsi que parmi les brevets déposés au ministère du Commerce, il en est qui se rapportent à des constructions ou à des idées extrêmement bizarres, utopiques, folles, témoignant, de la part de leurs auteurs, d’une imagination sans bornes, d’une originalité déconcertante. D’autres enfin sont absolument incohérents et ne contiennent que des divagations.

Si piteux que soit le résultat obtenu, il faut reconnaître le travail fourni et déplorer qu’il l’ait été en pure perte. Aussi chercherons-nous à dégager, chaque fois que cela sera possible, ce qu’il peut y avoir d’intéressant dans ces divagations, de pratique dans ces utopies, d’intelligent dans ces folies.

Les brevets simplement bizarres sont nombreux et nous n’aurons que l’embarras du choix.

Ainsi qu’on pouvait le prévoir, le rapide développement du cyclisme a appelé l’attention des inventeurs sur les perfectionnements à apporter aux bicyclettes, et il ne se passe pas de semaine sans qu’il ne soit délivré plusieurs brevets dans cet ordre d’idées. Dans le nombre, il en est de curieux. Voici tout d’abord deux inventeurs, mélomanes sans aucun doute, qui proposent d’augmenter le charme de la promenade faite à bicyclette, en permettant au cycliste de faire de la musique tout en pédalant.

Si l’idée émise est la même dans les deux brevets, le moyen de la réaliser est différent. L’un imagine de fixer entre les tubes du cadre une série de cordes métalliques que pourraient frapper en cadence de petits marteaux disposés à cet effet et actionnés par un mécanisme spécial. L’autre inventeur, plus bruyant, dispose sur le guidon huit trompes donnant les huit notes de la gamme. Un véritable petit clavier permettrait d’ouvrir à volonté des soupapes placées à l’embouchure des trompes. Enfin, un soufflet actionné soit par l’air comprimé, soit au moyen du pédalier, constituerait la soufflerie de cet orgue rudimentaire. On pourrait ainsi, d’après le promoteur de l’idée, charmer la promenade en jouant des airs mélodieux et charmants, d’un effet beaucoup plus agréable que le son uniforme des trompes actuelles. Néanmoins, si tous les cyclistes qui parcourent les rues de nos villes ou les routes de nos campagnes avaient à leur disposition ces petits appareils, qui ne seraient pas tous au même diapason, chacun d’ailleurs jouant son air favori, on conçoit quelle cacophonie et quel vacarme cela produirait ; les chevaux, les chiens et même les promeneurs paisibles seraient capables d’en devenir enragés. Et encore les inventeurs, par bonheur, n’ont-ils pas prévu l’application de leurs systèmes aux automobiles ; c’est dommage, car il aurait été vraiment délicieux d’entendre un teuf-teuf lancé à toute vitesse jeter aux échos d’alentour les accords puissants de la marche du Prophète ou de la chevauchée des Walkyries pendant qu’un autre, plus modeste et plus bourgeois, aurait soupiré, à sons de trompe, les Noces de Jeannette ou l’air de la Dame Blanche, et que dans le lointain un ouvrier pédalant avec ardeur aurait roucoulé les « Stances à Manon » ou la « Valse des Cambrioleurs. »

Un autre inventeur, animé d’idées moins artistiques et plus pratiques, trouve que le poids du corps pourrait être utilement employé pour actionner la bicyclette. Pour cela, il imagine une selle fixée à l’extrémité d’une tige mobile, reliée à une bielle agissant sur le pédalier concurremment avec les pédales. En sautant sur la selle, on pourrait produire un mouvement de va-et-vient qui ferait tourner la roue d’entraînement. L’action des jambes pourrait de la sorte être diminuée, en même temps que le rendement de la machine considérablement augmenté. Mais, si l’on reproche déjà au cyclisme d’être un sport peu gracieux, que serait-ce avec de telles machines, et se représente-t-on une troupe de cyclistes sautillant à qui mieux mieux sur leurs selles ? Il est probable que, à l’encontre de l’idée que s’en fait l’inventeur, la fatigue viendrait vite.

Enfin, un autre cyclophile a imaginé le « tricycle amphibie » qui, comme son nom l’indique, pourrait fonctionner aussi bien sur les rivières que sur la terre ferme.

Les roues de 1 m. 17 de diamètre comprendraient deux parties, une roue ordinaire à caoutchouc plein sous la jante de laquelle serait disposée une couronne de liège destinée à assurer la flottaison. De cette couronne partiraient deux calottes en tôle d’aluminium aboutissant à un tambour en liège d’un diamètre égal à l’évidement des calottes, de façon à constituer une chambre annulaire étanche, permettant à la machine de se tenir sur l’eau. On ne se rend pas bien compte de l’utilité de cet appareil de flottaison qui ne servirait guère qu’à alourdir inutilement le tricycle. Était-il vraiment nécessaire de faire les frais d’un brevet pour sauvegarder une idée aussi baroque ? Il est permis d’en douter.

La question de la stérilisation des eaux a suggéré elle aussi quelques idées dignes de remarque. Au lendemain de l’attentat de Ravachol, à Paris, un inventeur, se basant sur la puissance destructive de la dynamite, proposa de faire éclater dans de vastes bassins remplis d’eau des cartouches de cet explosif. De la sorte, pensait-il, tous les micro-organismes auraient été certainement détruits par la commotion violente qu’ils auraient ressentie. Il convient d’ajouter que ce moyen n’a jamais été expérimenté, mais sans préjuger des résultats qu’aurait pu donner ce mode énergique de stérilisation des eaux, il est permis de lui préférer les procédés actuellement en usage.
 

II

 

Passons maintenant à des brevets plus curieux et examinons tout d’abord ceux qui ont été pris par un professeur d’une importante école de Paris, où il a exercé pendant 25 ans, ainsi qu’il est mentionné dans une de ses demandes de brevet. Ce malheureux inventeur, qui aura été méconnu toute sa vie, a dépensé des sommes énormes tant en recherches qu’en frais de publicité et en brochures, pour répandre ses idées parmi les capitalistes, espérant trouver un bailleur de fonds susceptible de le comprendre et de lui fournir les sommes colossales dont il avait besoin pour mener à bien les nombreuses et gigantesques entreprises qu’il rêvait de poursuivre.

Parmi celles-ci, l’une des plus excentriques est décrite dans son brevet du 5 avril 1894, qu’il intitule ainsi :

« Sahariennes ou Africaines, immenses voitures pour les services de l’Armée, de l’Algérie et des Colonies, pouvant porter des centaines de personnes avec une très lourde cargaison et qui, sans chemin de fer ni voie préparée, seraient destinées : à parcourir le Sahara et les autres déserts sablonneux avec une vitesse bien supérieure à celle d’un train express, et même à pouvoir franchir (mais avec une vitesse moindre, cela est facile à comprendre) les hautes herbes et la brousse. » Et il ajoute :

« Quelle serait alors l’influence française sur le monde musulman ? Ce qu’il y a de certain, c’est que d’ici à quelques années la pénétration des Européens serait effectuée dans toutes les régions de l’Afrique. »

On le conçoit sans peine. Et alors commence la description de ces voitures, vrais vaisseaux terrestres, hôtels roulants comme les appelle leur inventeur, et qui pourraient au besoin devenir de véritables cuirassés :

« De très habiles tireurs (en se relayant d’heure en heure) se tiendraient constamment en observation sur la plateforme des sahariennes, lesquelles pourront même avoir une petite artillerie de plus longue portée que les fusils Lebel. Aussi des mitrailleuses pour cracher la mort sur les Touaregs ou autres adversaires qui, en masse, oseraient s’approcher en attaquant. »

De quelle utilité auraient été ces cuirassés d’un nouveau genre à la mission Flamant et aux troupes envoyées dans le Sahara pour assurer à la France la possession des oasis du Touat ! Combien leur inventeur a dû souffrir en songeant aux services qu’auraient pu rendre ses voitures, dans la circonstance !

Mais le plus bizarre est la façon dont une idée aussi grandiose a pu germer dans son esprit, aussi nous conte-t-il en détails la genèse de son invention. Elle vaut la peine d’être citée :

« Le 15 février dernier, il m’est venu cette idée :

Si nous supposons dans notre imagination un géant encore plus grand et plus fort que ceux dont il est question dans les Mille et nuits, un géant qui aurait une taille égale à la hauteur à laquelle atteindrait l’ensemble des tailles de 15 hommes ordinaires, placés debout, l’un sur la tête de l’autre, soit une taille de 25 à 30 mètres de hauteur, avec une corpulence proportionnée à cette taille, et que ce géant ait en même temps une force musculaire égale à la résultante de pareille force que les 15 hommes réunis pourraient donner, en agissant avec ensemble par un même effort contre un obstacle à vaincre ; si pour ce géant d’une taille de 30 mètres et fort comme 15 hommes, on construisait un vélocipède ayant des roues de 20 mètres de diamètre, ce géant pourrait facilement manœuvrer ce vélocipède. »

Tout cela est bien clair et bien évident, et l’on ne saisit pas très bien le rapport qu’il peut y avoir entre ce cycliste gigantesque et les voitures du Sahara, mais nous allons y arriver. Toutefois, s’il nous fallait suivre l’inventeur dans son exposé, cela nous entraînerait un peu loin. Aussi nous bornerons-nous à dire que ce géant haut comme 15 hommes ne lui suffit pas encore ; il le suppose 2 fois plus haut encore, puis d’une taille égale à 50 fois celle d’un homme ordinaire, soit finalement d’une hauteur de 80 à 90 mètres et il porte le diamètre des roues de sa bicyclette d’abord à 40, puis à 75 mètres. On conçoit alors la force que pourrait exercer un pareil moteur et il ajoute que « si la Méditerranée était gelée, il pourrait parvenir rapidement à Alger et tout aussi vite à New York si l’Océan se prenait à son tour. »

« Mais, dit-il, on ne saurait songer à faire courir, dans un but d’utilité, un vélocipède ordinaire sur les sables du Sahara. »

Nous ne lui ferons pas l’injure de douter un seul instant de cette allégation. Il commence alors à décrire les transformations qu’il a dû faire subir à sa première idée pour aboutir aux Sahariennes.

Il remplace l’homme, si l’on peut désigner de ce nom le géant de 90 mètres qu’il a imaginé, par un moteur et, comme les roues de 75 mètres de diamètre n’auraient qu’une largeur de 20 mètres, qui lui paraît insuffisante, il accouple 4, 6, 8, 16 vélocipèdes semblables l’un à côté de l’autre, chose très facile, « car, dit-il, dans une allée bien sablée deux vélocipèdes peuvent marcher de front. » On ne voit pas bien la suite des idées, mais enfin passons. Il arrive alors à remplacer les vélocipèdes par des « tambours roulants » qu’il décrit avec détails. « Les vents passeront à travers les voitures, comme ils passent sans inconvénient à travers la tour Eiffel. » Et plus loin : « Je vois très clairement dans mon esprit, je pourrais même dire avec une étonnante lucidité, tout ce qui pourra servir à constituer ces voitures, mais les dessins détaillés de tous les organes séparés et de leur assemblage, avec plans, coupes et élévations, seraient assez longs à exécuter. Je remets ce grand travail à plus tard. Je conçois très clairement la forme de la fourchette de la roue de direction, l’essieu de cette roue, les engrenages, les chaînes Vaucanson, les deux roues d’arrière, et aussi un grand balancier dans tout le travers de la voiture, comme un grand fléau de balance, formant deux grands leviers pour actionner deux peseurs alternatifs sur les pédales de l’essieu coudé du petit engrenage. »

C’est alors qu’il entre dans les détails concernant l’agencement d’une Saharienne, laquelle laisserait bien loin derrière elle, au point de vue du luxe et du confortable, les plus beaux transatlantiques actuels.

Quant au moteur susceptible d’agir sur le pédalier, on n’aurait que l’embarras du choix : pesanteur, air comprimé, électricité, vapeur conviendraient également bien. Toutefois, le transport du charbon serait peut-être trop onéreux et, dans tous les cas, l’eau a une trop grande valeur dans le désert pour que l’on songe à la transformer en vapeur. Aussi rejette-t-il l’emploi de la vapeur dans le cas de la traversée du Sahara.

Le procédé imaginé pour utiliser la pesanteur est des plus ingénieux : « Si, à chacune des deux extrémités du balancier, ou fléau, on établissait une cage, comme celle d’un ascenseur, on pourrait faire entrer dans ces cages un certain nombre de personnes, autant d’un côté que de l’autre. Le relèvement des bras du fléau serait assuré par de puissants (?) ressorts. » Mais comme il pourrait se faire que les voyageurs ne se prêtassent pas à ce petit exercice, quelque récréatif et hygiénique soit-il, l’inventeur ajoute que : « la pesanteur humaine pourrait être remplacée par des tas de poids de 20 kilos. » Cela se comprend.

« Le moteur préférable dans le désert serait, sans contredit, l’air comprimé, car il suffirait de recueillir à l’aide de pompes aspirantes pneumatiques le simoun ou le sirocco (!!!). »

À la suite de son mémoire, l’inventeur transcrit quotidiennement les réflexions que lui a suggérées son idée et les modifications et perfectionnements qu’il a jugé utile d’y apporter. Il en arrive bientôt à imaginer une voiture à 5 roues dont 3 pour le moteur et 2 pour la partie traînée, et daignant amoindrir la portée de sa découverte, il parle d’un tricycle remorquant une petite voiture, « ce qui permettrait au père de famille de faire profiter les siens du plaisir qu’il retire de ses promenades. » Simplifiant encore, il en arrive à l’idée de la bicyclette remorquant une voiturette légère. Et si l’on songe que le brevet dont il s’agit remonte au commencement de 1894, il est curieux de remarquer que cet inventeur paraît avoir eu le premier l’idée de la petite voiturette remorquée que l’on rencontre aujourd’hui partout.

Mais que de divagations pour aboutir à ce résultat dont l’auteur ne semble d’ailleurs guère se soucier en regard des Sahariennes dont il offre gracieusement l’idée au gouvernement français, en échange d’une modeste rétribution d’un centième du droit perçu sur les voyageurs, pour le rémunérer de son travail.

L’inventeur dont nous venons de parler ne s’en est pas tenu à ce brevet extravagant. N’a-t-il pas imaginé un procédé pour la fabrication de la terre vierge, le meilleur engrais connu, les canons rotatoires et les navires répulsifs inventés pour la gloire de la France ?

Il a pris également un autre brevet très curieux à examiner, dont le titre est ainsi libellé :

« Emploi de glissières vitrifiées sur lesquelles on pourra obtenir, pour les avantages commerciaux de la France, des transports extra-rapides et même ultra-éclairs, qui rendront en quelque sorte Paris et Lyon ports de mer sur la Manche, l’Océan Atlantique et la Méditerranée, et qui permettront des glissades directes (presque à vol d’oiseau) entre la mer du Nord, le port d’Anvers et celui de Marseille, sans compter que ces glissoires seraient profitables à une quantité de villes de France. » Et, comme pour résumer cet énoncé un peu long : « Chemins de fer en verre, » il ajoute entre parenthèses : « que l’on veuille bien me pardonner le néologisme de cette catachrèse. »

Retenons encore cette phrase qui donne une idée de la rapidité de ce nouveau mode de transport : « Les convois franchiraient les distances comme à vol d’hirondelle en donnant le vertige à ceux qui les entreverraient, car on n’aurait que l’instant de les entrevoir tellement ils passeraient comme des éclairs. » Il est regrettable que l’inventeur n’ait pas songé à nous indiquer quelles pourraient être les impressions des voyageurs et surtout les conséquences d’une collision de convois animés d’une pareille vitesse. On frémit rien qu’en y songeant.

Mais si l’on parcourt ce brevet, on y trouve quelques idées intéressantes.

L’auteur commence par rappeler que, pour s’assurer qu’un individu est bien mort, on lui place un miroir devant la bouche ; si la vie n’avait pas quitté son corps, le moindre souffle se traduirait par une buée légère sur le verre. Partant de ce fait, il remarque que, la vapeur se condensant au contact d’une glace, si l’on faisait arriver un jet de vapeur sur les rails en verre qu’il propose d’employer, pour remplacer les rails métalliques de nos chemins de fer, ceux-ci seraient immédiatement recouverts, sur les parties léchées par la vapeur, d’une buée qui les rendrait plus glissants et permettrait à des voitures munies de patins de se déplacer rapidement avec un faible effort. C’est en somme une, application du chemin de fer à patin qui figurait à l’exposition de 1889. La propulsion des convois s’obtiendrait au moyen d’une locomotive à crémaillère qui injecterait sur les rails, à l’avant des patins, la vapeur à condenser.

Le malheureux inventeur, s’exagérant démesurément l’importance de son idée, s’est donné beaucoup de mal pour l’élaboration de son mémoire, et s’est parfaitement rendu compte que si la condensation qu’il préconise pouvait à la rigueur être obtenue pendant l’hiver, les rails étant alors à de basses températures, il n’en serait plus de même pendant les fortes chaleurs. Aussi, dans ce cas, prévoit-il une circulation d’eau froide à l’intérieur des rails, ce qui faciliterait la condensation. Mais ici, son imagination déraille visiblement, car il serait plus facile d’utiliser cette eau pour mouiller directement la surface des rails, sans qu’il soit besoin de recourir à la condensation de la vapeur d’échappement pour obtenir ce résultat.

Dans un autre brevet, le même inventeur expose un « moyen de changer un peu la face du monde par l’emploi des siphons longues portées, avec lesquels on pourrait, dans un but d’utilité publique, enlever les eaux de leurs lits naturels pour les jeter, par-dessus-les collines et les montagnes, dans d’autres bassins où elles seraient utilisées. » Au moyen des appareils qu’il a imaginés et dont nous ne donnerons pas la description, fort peu intéressante d’ailleurs, il propose d’effectuer des travaux considérables ; Paris port de mer, canal de la mer du Nord à Marseille, dessèchement des marais, etc.

Et, insistant sur les résultats énormes de ces travaux et leurs bienheureux effets sur le bien-être de la société, il en arrive à traiter de « grand imbécile ou de grand bêta (comme on voudra) le ministre qui a osé dire à la Tribune du Parlement qu’il n’y avait pas de question sociale. »

Ce brevet est excessivement long et accompagné d’une vingtaine de feuilles de la carte de l’état-major, sur lesquelles sont indiqués les travaux à exécuter. L’auteur raconte par le menu les déceptions qu’il a éprouvées en cherchant à faire comprendre la portée de ses idées. Plusieurs ministres l’ont éconduit, mais, ajoute-t-il, un certain nombre des travaux qu’il avait prévus ont été néanmoins entrepris. Il est vrai qu’on ne s’est pas servi pour leur exécution des siphons longues portées. Néanmoins, malgré l’insuccès de ses démarches, il ne désespère pas de voir ses appareils adoptés dans un temps prochain. Ce sera la juste récompense de ses laborieux travaux qui n’ont pas duré moins de trente ans.

D’ailleurs, son esprit inventif n’a pas dit son dernier mot et il termine ainsi, dans une petite note qui lui permet de fonder de grandes espérances sur l’avenir :

« Aujourd’hui, après un intervalle de trente ans, j’ai repris la continuation de mes expériences, et, ayant pu les faire à des hauteurs très différentes, j’ai trouvé que le Paradoxe hydrostatique est une erreur. Il n’existe pas quand les choses sont disposées comme je l’indiquerai plus tard. Alors, avec l’emploi de mes siphons longues portées, il me sera possible de créer une nouvelle machine qui sera plus puissante que toutes les plus puissantes machines connues. Elle équivaudra seule à des milliers de presses hydrauliques, comme si toutes ces presses ne concouraient qu’à une résultante. On pourra obtenir, avec cette nouvelle machine, des pressions de plusieurs millions et même de milliards de kilogrammes. Pressions excessives dont les applications industrielles seront fort nombreuses. J’en prévois déjà avec certitude plus d’une quarantaine.

Je nommerai cette machine La Pascal, parce qu’elle sera peut-être la dernière application des principes physiques (découverts par Pascal) sur l’air et l’eau, afin que son emploi dans le monde entier rappelle cette origine et pour qu’elle soit et qu’elle reste une gloire scientifique de plus pour la France. »
 

III

 

Un autre inventeur qui y a passé son existence a fait breveter un « moyen d’avoir un pot-au-feu très économique et des viandes à bon marché pour l’armée, la marine et le peuple. »

Il ne faudrait pas croire que l’auteur n’a en vue qu’un procédé pour faire du bon bouillon ; il propose un nouveau mode de conservation des viandes et des aliments tout apprêtés pour les repas : pot-au-feu, veau marengo, riz au gras, épinards aux croûtons, etc. En principe, ce procédé consisterait à entourer les mets ainsi préparés d’un vernis à base de dextrine qui, les mettant à l’abri du contact de l’air, permettrait de les conserver indéfiniment.

« J’embrasse du regard de mon imagination, dit-il, un vaste horizon d’exploitation et je m’élève assez haut pour comprendre un système qui pourrait, en quelque sorte et pour à tout jamais, préserver l’humanité tout entière des souffrances de la faim en lui faisant mettre en magasin, en dépôt, en réserve, et, commercialement, à très bon marché, tous les aliments servant à sa subsistance, à l’exception des fruits, des liquides et des boissons dont je n’ai pas à me préoccuper ici. »

Et il ajoute plus loin : « Et alors l’humanité serait assurée d’avoir pour son avenir du pain et de la viande sur la planche.

Comme réflexion sur l’importance pratique et lucrative de ce brevet, je présuppose dès aujourd’hui, et cela, je crois, sans me faire une illusion bien démesurée, que son exploitation bien comprise et menée pourrait valoir en France (et en y travaillant pour l’exportation), dans l’espace de quinze ans, peut-être plus d’une dizaine de millions, et que, s’il était demandé dans tous les pays étrangers, il vaudrait peut-être plus d’un milliard pour son exploitation dans le monde entier.

Je souhaite que cela se réalise.

J’en aurais besoin pour m’occuper de la réorganisation administrative de la France. »
 

IV

 

Les inventions aussi incohérentes que celles que nous venons de citer sont plus fréquentes qu’on ne pourrait le croire. Deux autres inventeurs proposent, l’un (brevet 86.114) d’appliquer « la force des poissons de mer et d’eau douce, et de tous les autres animaux aquatiques, comme force motrice, à de petits batelets destinés au sauvetage des naufragés, à des travaux utiles et jeux d’agrément » ; l’autre (brevet 237.184) d’utiliser « la force des oiseaux pour le transport des personnes et des voyageurs. »

Un docteur en médecine, frappé de l’inconvénient que présentaient pour les malades les bains pris dans des baignoires par suite du manque d’exercice, a fait breveter plusieurs systèmes relatifs aux bains et à l’hydrothérapie. Le bateau balnéaire, bateau à hélice, contenait en son centre une piscine et était muni de vannes qui, ouvertes brusquement à volonté, mettaient celles-ci en communication avec la rivière ou le fleuve sur lequel naviguait le bateau. Il en résultait des remous et des vagues donnant l’illusion de la mer et procurant aux baigneurs une agitation salutaire.

Citons encore :

La voiture bain-douche roulant sur des terrains accidentés et contenant des baignoires et tubes doucheurs ;

Le manège vélocipédique à douches, analogues aux manèges de vélocipèdes que l’on voit dans les foires, et dans lesquels les amateurs recevaient, pendant qu’ils se livraient à un exercice salutaire, des douches bienfaisantes.

Un autre inventeur avait eu l’idée, en 1881, de créer « les Bains de mer de Paris sur le plateau de Buzenval, les bois de Saint-Cucufa et alentours. » Les travaux gigantesques à entreprendre comportaient « une dérivation de 135.000 mètres cubes à prendre chaque jour dans la Manche aux environs de Dieppe, une usine élévatoire, une canalisation de 200 kilomètres, les terrassements nécessaires pour la formation d’un Lac Salé ou mer intérieure de 600 hectares de superficie, et la construction d’une ville nouvelle, circulaire et maritime, sur les bords de ce lac. »

Les avantages à retirer de l’entreprise projetée étaient réellement merveilleux, s’il faut en croire son auteur :

« Salubrité et hygiène, par suite des vents d’Ouest soufflant sur Paris l’air salubre de la nappe salée ; bien-être et satisfaction des 99 centièmes de la population parisienne qui pourront, aussi bien que les millionnaires, avoir leur saison balnéaire presque pour rien et sans dérangement… Fourniture de 135.000 mètres cubes d’eau salée, par jour, à la Capitale, pour le nettoyage de ses rues et égouts. Défense stratégique du Mont-Valérien, etc., etc. »

Sans compter que les rues de Paris, étant arrosées au moyen d’eau salée, seraient transformées en véritables marais salants dont l’État pourrait tirer de sérieux bénéfices que n’a pas prévus le promoteur de l’idée. D’autre part, en hiver, la neige ne subsisterait jamais à cause du sel déposé chaque jour par les eaux d’arrosage sur la voie publique.

Cette invention était donc vraiment remarquable et ses résultats auraient été superbes ; malheureusement, le gouvernement n’a pas su l’apprécier à sa juste valeur ni donner à son auteur les encouragements qu’il méritait. On a bien raison de dire que nul n’est prophète dans son pays.
 

V

 

Quelles que soient la bizarrerie et l’extravagance des brevets qui précèdent, il en est un, parmi ceux que nous avons parcourus au ministère du Commerce, qui les dépasse de beaucoup. Ce n’est à vrai dire qu’une longue suite de divagations et il est impossible que ses auteurs (car ils se sont mis à trois pour produire cette interminable folie) jouissent de la plénitude de leurs facultés intellectuelles.

Le brevet dont il s’agit porte le numéro 182.901 et est accompagné d’une dizaine de certificats d’additions ; l’ensemble représente au moins 5 ou 600 pages d’une écriture fine et serrée. Il est intitulé : « Appareil multiple offensif et défensif, industriel et scientifique ; applications générales et de perfectionnement aux brevets de MM. Loubet (Vincent et Saturnin). »

Il serait inutile de chercher une idée directrice dans les divagations qu’il contient, mais certains exposés sont trop curieux pour que nous ne les transcrivions pas ici.

« Qui empêche l’État de faire fabriquer des milliers de ballons, d’un volume suffisant seulement pour enlever un homme dans un filet, et un chapelet d’explosifs et, au jour de la Revanche, de lancer cette armée dans les airs en bataillons compacts pour détruire, d’un seul coup, toute une armée ennemie.

Il est évident que ce résultat peut facilement s’obtenir par les moyens qui font l’objet de la présente demande de brevet. Ou, tout au moins, ces moyens pourront faciliter les moyens particuliers à nos savants aéronautes. Les Italiens pourraient atteindre 20.000 mètres… mais il serait nécessaire de pouvoir, non pas seulement arriver à ces extrêmes altitudes, – le problème est résolu, nous allons l’indiquer, – mais tout d’abord de pouvoir y vivre. Je pense avoir également résolu ce problème, et cela de deux façons. »

Suit l’énoncé des deux procédés qui consisteraient à munir chaque aéronaute d’un tube fixé aux narines d’une part et descendant, d’autre part, jusqu’aux altitudes de 2 à 3.000 mètres où l’air est encore respirable. Ce tuyau, enroulé autour du cou de l’aéronaute, afin de lui donner un point d’appui, aurait donc 17 à 18 kilomètres de long.

Quant au moteur qui devrait actionner les ballons, c’est bien autre chose encore :

« L’idée va paraître drôle, mais il n’est pas douteux que des chiens courants chasseraient, jusqu’à se forcer eux-mêmes, un lièvre placé dans une roue d’écureuil. Je revendique donc comme ma propriété exclusive cette chasse à courre dans les airs. »

Toujours poursuivis par le souci de la défense nationale, les auteurs proposent, dans un certificat d’addition, d’employer en temps de guerre un « appareil infini dit « chargeur Tartarin. » Le pauvre Daudet ne se doutait guère que le nom de son héros servirait à baptiser un engin de guerre, et quel engin ! un âne ou un mulet portant, tout à la fois, un canon de chaque côté, un fusil-mitrailleuse sur la tête et un artilleur sur le dos. « Pourquoi ne se servirait-on pas de ces précieux auxiliaires, les ânes et les mulets ? Il y en a tant en France ; les premiers surtout sont d’une rare sobriété, on les nourrit avec presque rien, ils sont infatigables. Un âne ne meurt jamais ! C’est l’animal qui sait – le pauvre – le mieux souffrir en silence ; il ne braie que rarement, quand il est jeune et si c’est un âne de curé. » (sic)

Il convient d’ajouter que les inventeurs dont il s’agit, s’ils sont de farouches patriotes, sont en revanche des adversaires enragés du clergé et de la royauté. Et, au cours de leurs descriptions, il leur arrive parfois de s’exalter outre mesure ; le signataire d’un des certificats d’addition s’écrie : « Nous n’avons rien à craindre et nous pourrons prendre l’offensive, si on le veut et si on sait diriger, créer, organiser la défense nationale avec l’énergie et la rage au cœur que donne la pensée de la Revanche. Sus à l’Allemagne, sus à l’Angleterre, sus aux rois, sus au clergé, que je c… à présent, je m’en f… »

Mais d’autres passages sont plus calmes et empreints d’une certaine éloquence, et d’un semblant de poésie. Par exemple, le suivant, se rapportant à un nouveau système de chemins de fer :

« Enfin, le drôle de la chose, le pittoresque, c’est que dans bien des cas on transportera sa maison de la campagne à la ville, de la ville à la campagne. On la fera rayonner aux environs. On n’aura bientôt plus avec ce système que des villes roulantes. Paris se transportera à Landerneau. Landerneau, fuyant devant l’ennemi, viendra se mettre sous la protection des canons de Paris ; et en 1989, toutes les villes de France viendront se ranger aux côtés de Paris pour fêter le deuxième centenaire de la Révolution ! Quel spectacle !!! »

Et aussi : « Là, à 8 heures du matin, vous apercevez une ville superbe avec ses avenues, ses rues tirées au cordeau, ses squares, ses places, ses tramways, etc., etc., etc. Tout à coup, comme par enchantement, sous la baguette d’une fée, la ville se disloque, s’émiette, se disperse, s’envole…. la fumée des cheminées va se mêler à l’azur des lointains, et la ville s’en va se cacher dans les bois, courir au bord du fleuve, se perdre dans les montagnes, etc.

À midi, la ville n’est plus là où elle était. Qui sait où elle est ? Puis tout à coup, vers 6 heures, des bois, des montagnes, des bords du fleuve et des ruisseaux, des prairies… accourent maisons, palais, kiosques et tramways, et chacun regagnant sa place, la ville à minuit s’endort là où la veille elle dormait. Le matin, elle s’éveille. C’était fête hier. On ouvre les persiennes ; la ville ouvre ses yeux, et de chaque ruche sortent et les mignonnes abeilles et les hommes, les travailleurs robustes, et les désœuvrés, et les pâles employés s’en allant chacun là où le devoir l’appelle. »

Nous sommes en plein rêve, et l’on croirait lire quelque conte fantastique, surtout lorsqu’on apprend que le moteur actionnant ces trains gigantesque serait… un simple mouvement d’horlogerie.

Ce brevet Loubet nous a conduit aux limites extrêmes de l’incohérence et il semblerait impossible d’imaginer rien de plus fou. Cependant, il y a quelques mois à peine un ancien professeur de physique de l’Université de Paris ne prétendait-il pas avoir trouvé une machine mue par l’électricité, qui devait retarder de soixante jours… la fin de l’année ? Le résultat de cette découverte fut, hélas, le seul qu’il fallait prévoir… l’internement de son auteur dans une maison de santé.

On pourrait continuer encore longtemps la liste des inventions bizarres, mais nous nous bornerons aux quelques exemples qui précèdent, pensant qu’ils suffiront pour montrer jusqu’où peut aller l’imagination démesurée des inventeurs. Toutefois, en terminant, qu’il nous soit permis une remarque. En Amérique et dans plusieurs pays, les mémoires produits à l’appui de brevets d’invention sont examinés par des conseils techniques, qui jugent s’il y a lieu de délivrer le brevet demandé.

Cette manière de procéder peut avoir de grands inconvénients, car les plus grands inventeurs ont été traités de fous et d’utopistes, mais n’est-ce pas un excès regrettable que de faire payer de lourdes taxes pour des brevets tels que ceux que nous venons de décrire, quand on songe que le seul inventeur des Sahariennes, qui a pris une quinzaine de brevets aussi incohérents les uns que les autres, a, de ce chef, versé au Trésor une dizaine de mille francs pour des inventions dont il ne pouvait, certainement, retirer aucun profit ?
 
 

 

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(G. Caye, in La Revue et revue des Revues, 1er octobre 1900 ; « L’Alparaigne, » illustration de Kotek, in Le Pêle-Mêle, dix-septième année, n° 39, dimanche 24 septembre 1911)