Petits faits d’hiver et d’été

 

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L’enterrement du dernier piéton

 
 

Il y a quelques jours, les joyeux Parisiens suivirent l’enterrement du dernier omnibus à traction animale. Hier, ce fut le tour du dernier piéton, qui fut reconduit à sa dernière demeure avec tout le respect qu’il convenait de témoigner à ce vénérable débris des temps anciens, où l’homme pataugeait lamentablement dans la boue, usant de ses jambes pour vaquer à ses occupations journalières.

Le dernier piéton s’appelait Ventrepied (Gustave). Chaque jour, on pouvait le voir flâner sur les quais, s’arrêtant devant l’étalage des libraires, s’accoudant aux parapets, suivant de l’œil les remorqueurs noir et rouge, en service sur la Seine. Il s’aidait d’une canne et, clopin-clopant, traversait les Tuileries pour revenir à son domicile en passant par le Pont-Neuf.

Pour sa dernière promenade, un cortège fut organisé. En tête, roulaient les joyeux cyclistes, suivis des taxis-autos farceurs ; pour terminer, les gros autobus en goguette bourdonnaient, saluant l’ère nouvelle de la locomotion mécanique.

Au milieu des rires, le désuet Ventrepied fut conduit à l’abattoir. La Société protectrice des piétons en avait décidé ainsi, jugeant qu’il serait plus humain de mettre un terme aux souffrances de ce malheureux, entièrement déplacé dans notre civilisation.

À midi moins dix, le dernier piéton tombait sous les coups du boucher. Son corps, partagé en morceaux d’égale grosseur, a été gracieusement distribué aux indigents par les soins de l’Assistance publique.
 
 

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(Pierre Mac Orlan, « Fantaisies du Journal, » in Le Journal, n° 7427, dimanche 26 janvier 1913 ; repris dans La Semaine politique et littéraire de Paris, deuxième année, n° 5, dimanche 2 février 1913 ; illustration extraite de Jugend, 1929)

 

 

BERNARD GERVAISE : LE PHÉNOMÈNE (PETIT CONTE DU XXIIIe SIÈCLE)

 

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Un vieux taxi-auto qui maraudait par là, à deux ou trois cents à l’heure, s’arrêta net.

Arrivant à la même vitesse, mais en sens inverse, un carterpillar électrique fit la même chose que lui.

Puis ce fut le tour d’une péniche volante, bientôt suivie d’un aérobus de la ligne Odéon-Grande-Pyramide. Tous deux, ayant coupé l’allumage comme avec la main, vinrent se poser à proximité des voitures immobilisées.

Alors, en vertu de la grande loi d’attraction qui régit les rassemblements, tous les véhicules aériens, terrestres ou mixtes de la région accoururent auprès de ce premier noyau.

Et comme l’on s’était enfin mis d’accord pour adopter une langue universelle, tous, en arrivant, exhalaient, par leur tuyau d’échappement, la même exclamation étonnée :

« Kehsekça ? »

Ça, au premier abord, présentait toutes les apparences d’un être humain. Cela vous avait deux jambes, deux bras, une tête, des oreilles, des yeux, un nez, une bouche et même une grande barbe blanche.

Seulement, voilà, cela marchait ! Cela marchait sans le secours d’aucun engin mécanique, en plaçant alternativement, l’un devant l’autre, des pieds démesurée et couverts de poussière.

Bientôt un cercle épais, fait de véhicules étroitement agglomérés, entoura le singulier phénomène qui continuait de se mouvoir avec la même lenteur risible.

Et, parmi les éléments de ce cercle, chacun laissait couler son huile de ricin en signe de perplexité et se creusait en vain le carburateur dans l’espoir d’y trouver une explication plausible du phénomène.

Enfin, un vieux savant qui pilotait une vieille petite voiturette toute rapiécée prit la parole.

« L’animal qui se trouve devant nous, dit-il, est sans aucun doute le dernier représentant de cette grande famille des piétons dont on s’était cru à jamais débarrassé à la suite des massacres du XIXe et du XXe siècles. »

À ces mots, tous les véhicules braquèrent un capot vengeur dans la direction de l’ennemi ressuscité, mais avant qu’ils eussent eu le temps de mettre en marche, le dernier piéton les apaisait en ces termes :

« Mes amis, vous ne pouvez rien contre moi ; je suis le Juif errant, laissez-moi passer. »

Et, à l’appui de ses dires, le singulier bonhomme sortit de sa poche cinq de ces curieuses petites pièces de bronze qui, depuis des centaines d’années, avaient disparu de la surface de la Terre.
 
 

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(Bernard Gervaise, « La Vie gaie, » in Le Petit Journal, cinquante-neuvième année, n° 21360, dimanche 10 juillet 1921 ; illustration de « G. Ri, » in Le Pêle-Mêle, dix-huitième année, n° 13, dimanche 31 mars 1912)

 
 

 

On a voulu présenter ici au public quelques spécimens d’une espèce destinée à disparaître : nous voulons parler du « piéton. » On peut prévoir un jour, qui n’est certainement pas très éloigné, où un homme marchant avec ses pieds sera considéré comme un phénomène, et où le dernier piéton sera exposé dans une cage de verre à la curiosité des badauds, comme l’est aujourd’hui, par exemple, le jeûneur. On paiera vingt sols pour le voir, et lui, pour le prix de cette honnête subvention, se livrera sous vos yeux à quelques-uns de ses exercices si curieux, et progressera sur la distance en faisant mouvoir ses membres inférieurs. Avant que nous en soyons arrivés à cette extrémité, et dans l’espoir que la science, plus tard, nous tiendra compte de cette tentative de classification, nous mettons sous les yeux de notre lecteur les premiers résultats de nos patients travaux. D’autres suivront, si ceux-ci ont eu le bonheur de plaire.
 
 

 

LE VENERABILIS AMBULATOR, appelé aussi « boulevardier » ou « vieux marcheur, » espèce déjà presque fossile qui prospéra à une époque où l’on trouvait, paraît-il, sur le trottoir, toutes sortes de bonnes choses, telles que petites femmes délicieuses, ingénues vraies ou fausses et arpètes portant au bras un carton à chapeaux également faux ou vrai. Les sportifs représentants de la jeune génération, qui n’ont jamais récolté dans la rue que des contraventions ou des accidents de véhicules, ont peine à croire à des choses pareilles. Le venerabilis ambulalor, cependant, insensible au changement des mœurs, à travers les embarras de voiture, tend obstinément à quelque chose, mais, rassurez-vous, c’est simplement à disparaître. Sous les roues des voitures automobiles et jusqu’entre les jambes de la monture de l’agent à cheval de la place de l’Opéra, ses yeux affaiblis cherchent encore une petite femme épatante dont il a perdu, dans la foule, la trace vers l’année 1895. Malgré qu’il en ait, il lui semble parfois que, depuis son beau temps, il y a tout de même quelque chose de changé sur le boulevard. Il trouve que les grandes artères de la capitale sont devenues comme les siennes propres, c’est-à-dire sujettes à des troubles de circulation.
 
 

 

L’ARPÆTA PARISIENSIS. – L’espèce de piéton la plus dangereuse pour l’automobiliste dont, par ses suggestions et prestiges, il affecte les sens, trouble le jugement et distrait l’attention nécessaire à la conduite raisonnée des véhicules automobiles. Coiffé d’un chapeau à la mode et vêtu d’une robe-pas-plus- longue-que-ça, il possède en outre deux redoutables antennes nommées « jambes, » de couleur havane, banane ou tango, sur lesquelles, comme si elles étaient aimantées, s’attache, lorsqu’elles traversent la rue devant lui, le regard devenu soudain fixe de l’automobiliste, et il n’y a souvent pas d’autre cause à la perte corps et biens de véhicules qui, privés de direction, sont allés terminer leur course et leur vie contre le bec de gaz le plus proche. On a étudié, pour soustraire le conducteur d’automobile à l’influence de l’arpæta parisiensis, divers moyens de protection, dont le plus couramment employé est de faire monter celui-ci à côté du conducteur, dans la voiture. Mais c’est un remède qui est pire que le mal.
 
 

 

LE PIETO VULGARIS. – Cet animal est très méchant : quand on l’attaque, il se défend. On le reconnaît à un orifice appelé « bouche, » qui s’ouvre automatiquement, chaque fois que l’individu est frôlé par une roue de véhicule, laissant passer un torrent d’invectives d’un son rude et désagréable pour l’oreille, auquel l’automobiliste ne se dérobe que par une fuite précipitée.
 
 

 

LE PEDESTRIS FAMILISTER. – Espèce peu répandue à Paris, dont l’apparition coïncide généralement avec les expositions internationales d’Art Décoratif et autres manifestations ou solennités ayant quelque retentissement en province. S’inspirant d’une règle de stratégie désuète et tout à fait condamnée par l’expérience des guerres modernes, il se présente toujours en formation serrée sous les roues des automobiles, alors qu’il est admis aujourd’hui que seule la formation dispersée laisse au piéton quelques maigres chances de salut. Muet d’étonnement et pétrifié d’horreur, le témoin impuissant voit le pedestris familister se précipiter poitrine en avant, tenant de la main droite son épouse légitime, de la gauche son fils aîné, de l’autre son parapluie, et entraînant en outre sa vieille sœur, sa servante et son chien, sans compter le ridicule qui vient s’attacher par surcroît à eux tous. Plus tard, rentré dans ses foyers, le pedestris familister racontera longtemps encore sa campagne de Paris, et sourira de pitié quand on viendra à parler devant lui de la difficulté de la circulation dans la capitale : « Pas moinsse ! je leur ai fait voir, à ces « Parisiennes, » comment on s’y prend pour traverser une rue… »
 
 

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(« H. P. », in La Vie parisienne, cinquante-quatrième année, n° 5, samedi 30 janvier 1926)