« J’étais seul à la maison forestière, à passer cette soirée de décembre en tête à tête avec le garde Haxaire. Mes camarades de chasse avaient dû être arrêtés par la grande neige, au bas de la vallée des Ravines, ou avaient hésité devant une traversée des bois sauvages, en traîneau, par des chemins précipiteux… De vrai, le temps était atroce : une tourmente de neige enveloppait la maison et entrechoquait les têtes des sapins avec ces craquements lugubres, qui ressemblent à des plaintes.
Nous fumions nos pipes, mélancoliques : la lampe éclairait mal, le vent lançait la poussière de neige sous la porte et rabattait la fumée dans l’âtre ; pas moyen de dormir, et, comme perspective du lendemain, une journée de chasse manquée…
Haxaire, pour rompre le silence et faire diversion, entama une histoire absurde, que j’interrompis aux premiers mots. J’étais énervé jusqu’aux mœlles : vous savez quelle tension électrique accompagne souvent ces orages d’hiver.
« Voilà bien l’effet de la solitude !… un bon forestier en vient à raconter sérieusement des balivernes d’arbres qui marchent, bonnes pour les vieilles brodeuses au coin du feu… Vous feriez mieux d’expliquer rationnellement aux autres ce que c’est qu’un glissement des terres… »
Haxaire haussa les épaules.
« Il ne s’agit pas d’arbres qui glissent ; nous connaissons tous ça ; il s’agit d’un sapin qui marche sur ses racines, et beaucoup l’ont vu…
– … À travers un brouillard d’alcool de pommes de terre, n’est-ce pas ?… et où va-t-il, cet arbre qui marche ? »
Le garde vida sa pipe et me posa la main sur le bras.
« Ça vous intrigue donc tout de même, dit-il ; eh bien, écoutez !… Il y a peut-être quatre ans : c’était au moment des grandes histoires en Russie, de leur Révolution… Un homme blond, bien habillé, arriva vers la fin de l’été, à la scierie de Brise-Genoux, un peu plus bas, et demanda à prendre pension pour longtemps. Une idée pareille n’était jamais venue à personne, et le sagard fut bien surpris ; mais le monsieur lui dit qu’il aimait le pays, qu’il n’était pas exigeant : il offrit un bon prix et voulut payer d’avance… Il avait des billets de banque, en abondance, et des pièces d’or qui ont cours, avec la tête du tsar Nicolas dessus, tel qu’on le voit sur les images d’Épinal. Les gens lui donnèrent une chambre ; il mangeait avec eux. C’était un homme bien doux, bien poli ; il passait ses journées tout seul, dans la forêt, et s’asseyait toujours sous le même arbre, au-dessus de la mare qu’on appelle… mais n’allons pas trop vite… Tous les soirs, en rentrant, il demandait si personne n’était venu pour le voir ; il avait l’air rassuré quand le sagard lui disait : « Non. » Ce n’était pourtant pas un malhonnête homme ; l’officier de gendarmerie de Saint-Dié était venu le visiter, lui avait causé longtemps, et lui avait dit en partant : « Soyez tranquille… » On a su tout cela depuis. Il avait dit aux gens son nom, un drôle de nom, qui finissait en « ki »…
Un matin, quatre messieurs vinrent à la scierie demander le pensionnaire ; ils étaient tous grands, maigres, bien habillés, et parlant avec le même accent que lui. Ils dirent qu’ils venaient lui donner des nouvelles de son pays ; alors, le petit garçon, qui ne se méfiait pas, leur fit savoir qu’il était dans la forêt, vers la mare, et même il leur montra le chemin, et ils lui donnèrent trente sous… Il est mort depuis, bien malheureusement, ce petit garçon ; une tronce qu’on déchargeait lui a roulé dessus… Bref, les quatre hommes partirent, et on ne les a jamais revus… Seulement, le lendemain soir, des schlitteurs ont trouvé le Russe mort ; il avait été crucifié contre son arbre !… Parfaitement, monsieur… Il avait les bras réunis au-dessus de la tête, un gros clou dans les mains, un autre dans chaque pied, la langue coupée, et un écriteau sur la poitrine, avec une inscription dans le langage de son pays. Il avait dû mourir de soif et de souffrance ; sa figure était épouvantable. Des fonctionnaires vinrent, de Saint-Dié et même d’Épinal : on les entendit se dire entre eux que « ça devait arriver. » Ils prirent des notes, firent enterrer l’homme, défendirent d’ébruiter la chose, et on n’entendit plus parler de rien… L’administration des forêts avait donné l’ordre à mon prédécesseur, qui est mort, de faire abattre l’arbre, mais c’était comme un fait exprès : il arrivait toujours un accident au bûcheron chargé de l’ouvrage, si bien que…
– L’arbre est toujours là, dis-je, c’est entendu… Et le corps de votre crucifié, qui a été, évidemment, victime d’une vengeance politique, où l’a-t-on mis ?
– Monsieur, dit le garde en baissant la voix, je sais que vous ne répéterez ça à personne… On devait, après le départ des gens de Saint-Dié, le porter au cimetière de Moussey ; mais il avait si affreuse figure et les porteurs avaient tellement peur de s’en charger que, ma foi !… au lieu de le mettre en bière, ils ont fait vivement un trou au pied de son arbre et l’y ont fourré ; ils ont rempli le cercueil de terre et l’ont emporté…
– Et c’est sans doute à la suite de cette inhumation illégale que le Sapin a commencé ses promenades !
– Vous avez bien tort de rire, monsieur, dit Haxaire ; oui certes, c’est depuis ce temps-là… Tous les ans, la nuit où l’homme est mort, le Sapin descend la pente et vient boire à la mare, avec ses racines, pendant qu’on entend des gémissements à faire frémir, comme d’un homme qui meurt de soif, et celui qui, par malheur, se trouverait sur son passage… »
À ce moment, toutes les cimes des arbres, au-dehors, se mirent à craquer et hurler ensemble, et je me mis à parler au hasard et précipitamment, pour échapper à une impression de terreur indéfinissable.
« Haxaire… un garde… digne de la confiance de ses chefs, est coupable de répéter, de propager de pareilles histoires. C’est de la faiblesse d’esprit… C’est plus commode, n’est-ce pas, de cultiver le fantastique au coin du feu, en rôtissant ses guêtres, que d’aller y voir une bonne fois, comme un brave. Il y a des pays où on appelle cela de la couardise ! »
… Le garde se leva d’une pièce, en lançant un regard qui me fit taire tout net. Au même instant, le vent cessa brusquement : il se fit un étrange silence. Haxaire s’en alla vers le calendrier des postes accroché au mur et dit, se parlant à lui-même : « Il tombe trop bien : c’est aujourd’hui le 9 décembre ! » Il décrocha son fusil, sa casquette, sa peau de loup, gagna la porte…
« Où allez-vous ?
– Je suis le premier de la famille Haxaire qu’on ait traité de poltron… J’ai fait le Tonkin et Madagascar, j’ai mes médailles… C’est cette nuit l’anniversaire dont je vous ai parlé… et c’est pourquoi l’Esprit nous a poussés. Je vais au Sapin qui marche.
– Haxaire, vous êtes fou !
– Et si vous ne venez pas, vous, c’est vous le poltron ! »
… À cette époque, je n’étais pas tel que vous me voyez : un pauvre homme vieux avant l’âge, les nerfs brisés… Une minute après, nous marchions tous les deux sur la neige, vers l’étang qu’on appelle la Basse de l’Homme mort.
Je vous ai dit que le vent avait cessé ; la lune éclairait la forêt et faisait, entre des abîmes d’obscurité, étinceler les monceaux blancs chassés par la tempête. Haxaire allait comme un possédé ; il s’arrêta enfin derrière un gros houx.
Nous étions au-dessus de cette mare qui ne gèle jamais. De tous côtés, la pente descendait abrupte vers l’eau noire, comme les parois d’un cône renversé. La crête circulaire était bordée d’une rangée d’énormes sapins, penchés légèrement sur l’abîme avec un air d’attention tragique.
« C’est celui-là ! » dit Haxaire, en désignant en face de nous un arbre qui se distinguait de ses voisins par ses racines plus apparentes, démesurément longues et crochues… Nous attendîmes de longues minutes : rien ne bougeait ; la lune au zénith baignait d’une clarté spectrale les sapins, la cuve et l’eau dans le fond.
L’ironie funeste me revint :
« Eh bien, Haxaire, dis-je, il ne marche pas !
– J’en aurai le cœur net : restez là ! »
L’instant d’après, il filait sur la pente descendante, contournait la mare, escaladait la pente en face, droit vers l’arbre… Tout à coup, ce grand sapin frémit – je vous ai dit qu’il n’y avait pas de vent – et je vis distinctement une racine se soulever, se détendre comme un tentacule, fouetter la neige et s’agripper à un rocher… Je criai : « Hax !… » et ma voix s’étrangla. Le garde continuait à grimper, mais la raideur de la pente l’empêchait de voir, au sommet, ramper le monstre.
Une autre racine bougea, s’allongea, puis une autre ; elles cherchèrent un point d’appui, s’accrochèrent en se contractant ; la tête et les branches s’agitèrent, et le sapin tout entier se mit à se traîner sur le bord de la crête, pendant que les autres arbres s’écartaient, se ployant en arc. Maintenant, il descendait, lançant ses racines, avançant comme une pieuvre énorme sur laquelle aurait poussé un tronc… J’entendis alors, innommable et profonde, une plainte d’homme à l’agonie… puis un cri de terreur.
Haxaire avait vu le sapin. Par malheur, au lieu de fuir de côté, il obéit à l’instinct et voulut redescendre. L’arbre-spectre se mit à le poursuivre, toutes ses racines rouges allongées et rampantes : il oscillait, balançait ses branches, se hâtait ; c’était comme une chasse horrible… Le garde, enfin, fait un saut de côté : l’arbre se penche, le soufflette d’une branche… il roule, il se relève… une racine s’allonge, lui barre le chemin… une branche basse le culbute… Les voilà tous les deux au bord, le sapin et l’homme, corps à corps… Haxaire se traîne à quatre pattes : une racine l’agrippe à la ceinture, s’enroule, le plonge dans la mare, lui maintient la tête sous l’eau et le fait boire, jusqu’à la mort, pendant que la plainte surnaturelle brame à travers la forêt, et que toutes les racines boivent aussi, en faisant bouillonner l’eau noire !…
Il paraît que j’ai été longtemps fou. Il paraît aussi que je suis guéri, puisqu’on a jugé à propos de m’avouer que Haxaire avait été trouvé noyé, et maintenu sous les racines d’un arbre renversé par la tourmente… Il a dû glisser sur la neige ; l’arbre a glissé après, à la même place : c’est une simple coïncidence. »
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(Roland Kowal, in L’Est républicain, n° 7892, jeudi 31 décembre 1908 ; Caspar David Friedrich, « Winterlandschaft » [Paysage d’hiver], huile sur toile, c. 1811)