CHAPITRE II

 
 

Kjoès connaissait, pour y être déjà venu, la travée du Salon qu’Éhio lui avait assignée comme lieu de rendez-vous. C’était une des innombrables alvéoles de l’immense édifice constamment ouvert à tous les citoyens qui désirent y écouler leurs loisirs. Chacun, son ouvrage terminé au sein des offices de travail, peut y venir retrouver des compagnons, causer, jouer, méditer, boire, manger, aimer.

Éhio n’était pas encore arrivée, soit qu’une besogne pressée l’eût retenue plus longtemps que de coutume au bureau des Vieux, soit pour toute autre raison. Plusieurs amis l’attendaient : Smile, Jabboth, Thiurb, Charles et deux femmes, Arrach et Philsen. Ces différents personnages avaient pris place autour d’une table dont la partie centrale était occupée par le distributeur alimentaire. Thiurb et Philsen, qui n’avaient sans doute pas pris le temps de se restaurer chez eux ou à leur office de travail, utilisaient ce dispositif pour grignoter de temps à autre quelques tablettes de sargasses ou de kolébi. Jabboth et Thiurb jouaient une partie de twigg et l’effort mental plissait leurs fronts. Charles causait. C’était un assez singulier personnage, remarquable par la hauteur exagérée de son front, autant que par une certaine originalité dans la façon de se vêtir. Renouvelé plusieurs fois déjà, il ne montrait en aucune façon ce mélange de sérénité, de lassitude et de désenchantement qui distingue – à défaut de tout signe physique – les Vieux cristallisés. Tout au contraire, sa vivacité juvénile était pour tous un sujet de perpétuel étonnement. Mais ce qui surprenait peut-être le plus en lui, c’était son nom. Charles, vocable extraordinairement archaïque, porté dans l’antiquité par maints personnages célèbres, et qu’il s’était plu à exhumer, pour son usage personnel, des poussières de l’Histoire, à l’âge où chaque jeune homme est appelé à se choisir un patronyme.

À l’arrivée de Kjoès, chacun interrompit ses occupations pour saluer le nouveau venu et le féliciter de son voyage.

« Vous êtes demeuré longtemps hors de la ville ? demanda courtoisement Arrach, qui le connaissait un peu.

– Soixante jours, répondit Kjoès ; je viens d’accomplir un stage d’exercice aux terres de sport.

– Étiez-vous donc malade ? questionna Thiurb avec intérêt.

– Pas précisément, répondit Kjoès, mais je suis affligé d’un tempérament assez mal équilibré qui exige une dépense considérable de force musculaire. À entendre les médecins, il me faudrait vivre, d’une façon presque permanente, aux régions septentrionales.

– Voilà qui est singulier, dit encore Thiurb ; pour moi, je n’éprouve jamais la nécessité de me dépenser physiquement. Mon excellente santé me dispense de cette corvée. Quand, par hasard, je me sens un peu plus excité que de coutume, il me suffit de recourir, durant quelques minutes, aux appareils d’hypotension.

– Vous n’êtes jamais allé à Tchipol ?

– Si, une fois, voilà plusieurs années, sur l’avis d’un médecin certainement novice. Il m’en est resté un souvenir des plus pénibles. Je me rappelle encore avec une sorte de malaise le désespoir qui s’empara de moi lorsque je me trouvai soudain perdu dans l’immense désolation de ces parages, baignant dans un air froid, si différent de l’atmosphère euthermique de nos cités closes, exposé aux atteintes du vent, ce courant d’air naturel qui vous glace la peau à travers les vêtements les mieux ajustés.

– Moi aussi, dit Charles, je me suis rendu plusieurs fois aux terres de sport, mais par pure curiosité scientifique. Contrairement à l’opinion de la plupart de mes confrères, je ne pense pas, en effet, que toutes les connaissances se trouvent enfermées au sein des livres ou dans les cartons des machines parlantes. Les textes ne me suffisent point ; il me faut les animer dans mon propre cerveau, au moyen d’images empruntées à la vie courante. En allant visiter les régions libres du Nord, j’avais l’espoir d’y retrouver certains aspects des âges disparus. Mon attente n’a pas été déçue. Plongé dans cette solitude hostile, j’eus l’illusion tout à la fois horrible et délicieuse de revivre pour quelques heures l’effrayante existence de nos ancêtres de l’âge de la houille. « C’est dans un paysage analogue à celui-ci, pensai-je, que l’homme primitif, vêtu de froides cotonnades, armé d’engins dérisoires, devait livrer combat à ces effroyables troupeaux de bœufs, de chevaux, de porcs, monstres affreux dont nous possédons encore quelques ossements dans nos musées. »

– Vous avez raison, dit Thiurb ; moi, qui ne suis pourtant pas archéologue, j’ai eu plusieurs fois la même impression, au cours de mon séjour à Tchipol. En guise d’encouragement, ou peut-être pour nous divertir, les moniteurs de race polaire exécutaient parfois devant nous diverses évolutions à l’aide de patins et de raquettes. La vue de ces êtres souples, vigoureux, un peu sauvages, me causa un malaise voisin de la peur. Un jour, ces gens qui, là-bas, détiennent l’autorité m’obligèrent à marcher à pied durant plusieurs heures, sur la terre glacée. J’en pensai mourir de fatigue. »

Tandis que ses compagnons discouraient ainsi, Kjoès cherchait en vain dans sa mémoire des souvenirs analogues. Pendant la durée de son stage à Tchipol, il n’avait jamais souffert réellement du froid, de la fatigue, ni même de ce mal bien connu qui frappe l’homme exilé et que l’on appelle « l’abandon. » Bien au contraire, l’air vif, le jour cru, l’espace, le mouvement, avaient toujours exercé sur son organisme une action excitante et tonique.

En y réfléchissant, il crut discerner dans ces étranges anomalies l’indice d’une sorte de tare congénitale. Cependant, il ne lui parut pas opportun de révéler une semblable préoccupation.

« Pour pénibles qu’elles puissent paraître, dit-il, ces périodes d’éloignement sont salutaires en ce qu’elles nous permettent de mieux goûter la douceur de la vie telle qu’elle s’offre à l’homme civilisé à l’intérieur de nos villes couvertes.

– Vous avez raison, dit Arrach ; en revenant de là-bas, on se sent fier d’appartenir à une espèce qui a su détruire ou asservir les forces hostiles du globe, d’une façon définitive, à son usage. Nous devons en outre nous féliciter d’être venus au monde à une époque où l’humanité a enfin touché son plus haut point de perfection. »

Charles, l’archiviste, n’était point de cet avis.

« La perfection, s’écria-t-il, nos aïeux l’ont sans doute atteinte, mais cet instant est déjà loin de nous, dans le temps. Ma conviction est que nous sommes déjà sur le déclin.

– Sur le déclin ! protesta Thiurb, quelle singulière idée ! Il est bien vrai que les sciences, les arts, n’ont pas fait de progrès sensibles depuis plusieurs siècles, mais cela ne prouve rien, sinon que nous possédons définitivement la totalité des connaissances accessibles à l’homme.

– Ou que notre intelligence, notre activité physique et mentale se sont peu à peu assoupies sous l’action déprimante d’un bien-être trop sûr et trop prolongé. »

Thiurb se mit à rire.

« Notre ami Charles a toujours aimé le paradoxe, fit-il. Au risque de le contrister, je dirai que ce qu’il appelle assoupissement est la manifestation d’une haute sagesse. Jamais nous n’avons été aussi près de la Suprême Sérénité… Au surplus, pourquoi notre espèce s’efforcerait-elle d’étendre plus loin ses conquêtes, puisque ses jours sont désormais comptés ? Nous sommes en l’an 340 ; quelques générations d’hommes vont encore se succéder sur la Terre, puis ce sera la fin, le bouleversement, le grand séisme, un chaos semblable à ce désordre monstrueux qui existait aux premiers âges du monde, alors que l’énergie universelle n’avait pas encore revêtu la plus parfaite de ses innombrables formes : la vie.

– Soit, conclut Jabboth, qui n’avait encore rien dit, nous disparaîtrons, nos successeurs disparaîtront, mais ce ne sera pas sans avoir atteint le bonheur, ce bonheur que tant d’hommes, durant tant de siècles, poursuivirent en vain et dont la conquête leur échappa si longtemps, parce qu’ils le cherchaient dans la réalisation d’inaccessibles rêves. Le bonheur est plus près de nous, plus facile à saisir qu’on le croyait jadis ; mais il faut savoir le reconnaître ; ce n’est pas un bloc imposant et indivisible, c’est un faisceau composé de mille éléments assez médiocres : la satisfaction raisonnée des besoins naturels, l’abolition de la souffrance physique, l’absence de soucis et de sentiments disgracieux… Nous possédons la sécurité, la certitude, la sérénité ; enfin, nous savons goûter en artistes les mille petites joies fugitives offertes aux sens de l’homme cultivé ; nous sommes heureux ! »

Kjoès allait soulever une objection quand Éhio parut. C’était une jeune femme assez jolie. Elle avait le teint agréable des blondes ; ses yeux clairs étaient empreints d’un charme singulier. Ayant salué cordialement tous ses amis, elle vint s’asseoir entre Jabboth et Kjoès, qu’elle baisa l’un et l’autre aux lèvres. À la retrouver, Kjoès éprouva un plaisir plus grand encore qu’il n’avait escompté. De son côté, Éhio manifestait une grande joie de le revoir.

Cependant, Jabboth s’étonnait de son retard.

« Y a-t-il donc tant de travail au bureau des Vieux, demanda-t-il, que tu aies dû poursuivre ta tâche aussi longtemps après l’heure normale ? »

Éhio eut un petit rire ambigu.

« Jab vient de dire la moitié de la vérité, fit-elle ; il est exact que j’ai été retenue au bureau par le Maître, mais ce n’est pas pour y travailler. »

Jabboth avait compris. Il rit à son tour.

« Notre belle amie est irrésistible, dit-il ; le cœur des Sages eux-mêmes se trouve sans défense contre ses séductions.

– Vous verrez qu’ils finiront par l’emmener avec eux dans l’Île, » dit Philsen.

On parla des Vieux. Thurb dit quelle reconnaissance l’on doit à ces philanthropes qui mettent leur science, leur intelligence, leur volonté, au service des citoyens sans rien demander en échange.

« Sans eux, que deviendrions-nous ? poursuivit-il. Qui donc consentirait à gouverner ? Rappelez-vous ce que nous savons de l’histoire ancienne, à l’époque où le monde était sans cesse bouleversé par des révolutions, chaque clan luttant pour obliger le parti adverse à supporter ce qu’on a si justement appelé le fardeau du pouvoir.

– Ces Vieux sont, en vérité, des êtres bien étranges, dit Jabboth. Jamais un individu de notre race ne pourra comprendre le goût de la solitude qui les incite à vivre, comme ils le font, dans cette mystérieuse retraite entourée d’eau, que l’absence de ponts rend inaccessible par tout autre moyen que leurs appareils volants.

– Pourquoi dédaignent-ils de se faire rajeunir, l’âge venu ? demanda pensivement Philsen. Non seulement cette négligence abrège fortement la durée de leur vie, mais elle les rend rapidement inaptes à goûter les plaisirs de l’amour. Ce sont pourtant de beaux hommes. Dans leur jeunesse, il se dégage d’eux un charme puissant auquel bien peu de femmes demeurent insensibles.

– Oui, c’est étrange, dit Kjoès ; celles qu’ils emmènent avec eux, là-bas, et qui pourtant ne doivent jamais revenir, partent généralement avec joie. Elles sont conquises.

– On dit bien des choses au sujet de cette île, fit encore Philsen. Il paraît qu’elle n’est même pas couverte ; rien n’y abrite les habitants contre les intempéries. »

Charles intervint :

« On dit surtout quantité de sottises, assura-t-il avec l’autorité qui lui était coutumière. J’ai beaucoup étudié la question : si mes déductions ne m’ont pas trompé, il s’agit d’un pays plutôt déplaisant, assez semblable aux contrées consacrées aux sports, quoique de climat plus clément.

– Mais pourquoi retournent-ils chaque jour, leur besogne terminée ici, dans ce singulier exil ? demanda Éhio.

– C’est une question que je me suis longtemps posée, moi aussi. À force d’y réfléchir, je suis arrivé à la conviction qu’ils ont un secret à nous cacher. Ces êtres, placés sans doute au-dessus de nous quant au savoir, à l’intelligence et surtout à l’énergie, possèdent, soyez-en certains, une formule de bonheur préférable à celle que vantait tout à l’heure notre ami Jab. De quoi s’agit-il ? Il m’a été, jusqu’ici, impossible de le deviner. Vous savez que les Voyants ne donnent rien quand on les interroge sur ce qui se passe là-bas. J’imagine que le secret en question concerne un fluide ou un appareil de volupté inconnu de nous. Ils en tirent des satisfactions mille fois plus aiguës que celles que peuvent nous procurer les chatouilleurs et les twinns. Au prix de cette jouissance indicible, tous les misérables plaisirs dont se contente le vulgaire leur semblent fades ; c’est ce qui fait croire généralement à leur austérité. Que leur emporte notre luxe, notre confort, notre musique, notre art, nos divertissements ? Ils ont mieux à leur disposition : un secret sans prix qu’ils dérobent jalousement au reste de l’humanité. »

Comme il arrivait fréquemment, la déclaration de l’archiviste provoqua un éclat de rire général.

« Charles, mon cher ami, lui dit Thiurb, votre imagination vous perdra ; un de ces jours, on vous verra quitter la ville, tout nu, à la recherche d’une île déserte. »

Cependant, on commençait à être las de causer.

« Si nous allions au quartier des spectacles ? proposa Kjoès. On est presque entièrement sevré de ce genre de distraction à Tchipol et je serais heureux de connaître les dernières productions. »

Tout le monde acquiesça, sauf Philsen, Arrach et Smile, qui préférèrent se retirer sans plus attendre dans une des chambres du boudoir public pour y goûter de compagnie les satisfactions de l’amour à trois.

Le quartier des spectacles est situé, comme les Salons, dans l’enceinte moyenne. Mille salles consacrées aux multiples manifestations de l’art offrent aux spectateurs un choix de programmes susceptible de satisfaire le plus exigeant.

Pour être agréable à Kjoès, qui désirait reprendre contact avec tous les plaisirs de la Cité, il fut convenu que l’on visiterait tour à tour plusieurs de ces établissements.

Celui qu’ils abordèrent en premier lieu était le fameux théâtre Fouraju, nom de l’illustre dramaturge qui en assume la direction, après en avoir été le créateur. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des autres salles, où les différents épisodes d’une œuvre se trouvent projetés sur un écran lumineux, les drames de Fouraju sont toujours joués par des acteurs vivants, évoluant au sein de décors matériels et d’accessoires réels.

Cette rénovation d’un antique procédé, depuis longtemps abandonné, confère aux productions fourajiennes un charme archaïque, rendu plus piquant encore par la façon dont il contraste avec la forme très moderne du texte. On jouait l’Éblouissante Énigme, une des plus récentes créations du maître. Chacun connaît le principe artistique qui présida à la conception de cette belle œuvre : Fouraju s’interdit à lui-même, de la façon la plus formelle, d’entraver en aucune façon l’indépendance du spectateur. Celui-ci doit pouvoir, à tout instant, interpréter, comme il lui plaît et selon la tournure de son imagination, ce qui se passe devant lui.

À l’instant où Kjoès et ses amis firent leur entrée, la scène était occupée par plusieurs personnages, trois ou quatre environ, vêtus et grimés d’une façon à ce point identique qu’il était impossible de les distinguer les uns des autres. Comme leurs entrées et sorties étaient extrêmement fréquentes, le public se trouvait également incapable de les compter exactement. Différents artifices de maquillage concouraient en outre à entretenir l’assistance dans une excitante incertitude quant à leur sexe. Aussi longtemps que l’on eût examiné chacun des acteurs, on se fût trouvé dans le même embarras pour décider si l’on avait affaire à un homme, à une femme, à un neutre ou à une labette.

Les décors eux-mêmes se recommandaient à l’estime des amateurs par leur caractère ambigu. Nul ne pouvait dire si l’ensemble des toiles et des portants représentait un appartement particulier, une cabine de trible ou un paysage polaire, de même que nul n’eût été capable de déterminer la nature exacte des quelques meubles posés sur la scène : table ? siège ? coffre ? baignoire ?

Naturellement, les acteurs se gardaient soigneusement d’extérioriser leurs sentiments au moyen de grossières paroles dont le sens précis et borné paralyse l’imagination du spectateur. Ils s’exprimaient en exhalant, séparément ou tous en même temps, des sons inarticulés, onomatopées mystérieuses susceptibles de revêtir les significations les plus diverses.

Parfois, un ou plusieurs d’entre eux baissaient progressivement la voix de telle sorte qu’au bout d’un instant le public angoissé ne pouvait plus savoir s’ils s’étaient tus ou s’ils continuaient de parler.

Les amis de Kjoès demeurèrent près d’une heure dans ce temple de l’art. Quand ils se décidèrent à partir, rien n’indiquait que la pièce fût sur le point de prendre fin, ce qu’il était toujours très difficile de deviner car les artistes jouaient l’Éblouissante Énigme un grand nombre de fois sans interruption, de façon à souder le premier cri de la première scène à l’ultime réplique du dernier acte.

Charles était enthousiaste.

« Vous avez vu, dit-il en sortant, cette scène magnifique : lorsque la belle calculatrice déclare à son amant qu’elle le quitte pour se donner à deux commis de l’état-civil ?

– C’est admirable, en effet, acquiesça Kjoès, mais vous faites erreur ; il ne s’agit nullement d’une calculatrice. L’acteur en qui vous avez cru reconnaître ce personnage joue en réalité le rôle d’un Cristallisé dont le renouvellement n’a pas réussi. Cet homme voit avec terreur sa jeunesse artificielle l’abandonner rapidement et vient supplier le médecin de remédier à cette disgrâce en renouvelant l’opération.

– Je crois que vous vous trompez l’un et l’autre, fit Jabboth. L’Éblouissante Énigme est une pièce symbolique, inspirée de cette ancienne théorie métaphysique qui prêtait à la matière inerte une sensibilité quasi-humaine. Les acteurs dont nous venons d’admirer le talent figuraient des objets usuels, animés par miracle. N’avez-vous pas compris les plaintes mélancoliques de la machine à frictions, injustement délaissée par son maître au profit d’un excitateur intrigant ?… »

Ils discutèrent ainsi durant quelques minutes, chacun soutenant sa thèse à l’aide d’arguments ingénieux, puis tombèrent d’accord pour reconnaître les précieuses qualités d’une œuvre d’art susceptible de comporter des interprétations aussi diverses.

Au sortir de cette salle, Charles proposa d’aller voir, dans un théâtre voisin, un ouvrage de reconstitution historique. Cette fois, on abandonnait la scène pour l’écran. Le film représentait un épisode dramatique contemporain de l’ère des grandes guerres. Cet ouvrage, dû au génie du célèbre professeur Hermos, se recommande par l’impression de vérité saisissante qui s’en dégage. Rien n’a été laissé au hasard dans la composition des vues, chaque détail de la projection étant rigoureusement conforme aux plus récentes données de la science archéologique.

Sur l’écran se déroulait une grandiose scène de bataille. D’innombrables guerriers, sauvagement rués les uns contre les autres, se frappaient sans répit au moyen d’armes étranges. On voyait aux mains des combattants de gigantesques croix de pierre taillée, des couronnes en porcelaine, des urnes d’airain, des cadres de fonte, en un mot tous ces engins singuliers que l’on trouve si fréquemment mêlés, dans les dépôts mortuaires de l’époque européenne, aux ossements de nos lointains aïeux.

La mêlée fut longue et acharnée ; elle prit fin sur l’extermination complète d’un des deux partis. Aussitôt, les vainqueurs recueillirent les cadavres de leurs ennemis, qu’ils ne tardèrent pas à dévorer après les avoir fait rôtir sur une immense grille analogue à celles dont les débris gisent encore, en grande quantité, dans le voisinage des anciens charniers, et dont le professeur Hermos a pu, tout récemment, déterminer l’usage exact.

Pour finir, la petite troupe alla passer quelques instants dans une des enceintes ouvertes aux fervents des harmonies euclidiennes. En ce lieu quelque peu austère, on ne rencontre que des amateurs sérieux, des passionnés. Sur un écran noir, des figures géométriques se forment et se modifient constamment. Des courbes d’une hardiesse, d’une pureté inouïes, occupent un instant le tableau, puis disparaissent pour faire place à des volumes exquis, aux contours sans cesse modifiés.

De temps à autre, à titre de récréation, apparaît un théorème animé, suivi de l’interminable séquelle de ses corollaires.

Un public étrange, à la fois recueilli et trépidant, assistait à ce spectacle qui procure aux initiés tant de jouissances incomparables… Beaucoup d’amateurs restent là deux ou trois jours de suite, parfois davantage, incapables de s’arracher à leur plaisir. Plusieurs occupent, dit-on, la même place depuis cinq ou six ans, les employés prenant soin de les alimenter et de les remettre en état de temps à autre.

Ce fut le dernier spectacle auquel assistèrent les amis du voyageur.

Bientôt le groupe se disloqua. À ce moment, Kjoès eut une courte émotion : Éhio prenait congé de chacun ; allait-elle partir avec lui ou s’éloigner en compagnie de Jabboth ?… Mais son incertitude fut de courte durée. La jeune fille serra la main de Jab, puis, fixant Kjoès d’une façon significative :

« Je vous suis, » dit-elle.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Bernard Gervaise et Robert Francheville, « 340 Av. S., » in Paris-Soir, quatrième année, n° 848 et 849, dimanche 31 janvier et lundi 1er février 1926 ; illustrations de François Schuiten)