Nous devons à la gracieuseté de l’auteur, M. Malapert, la publication de ce récit humoristique, curieux et scientifique, qui vient de remuer, de fond en comble, les esprits les plus osés en science :
I
PREMIÈRES IDÉES
Douter est le propre du sage ; je ne demande pas à être cru sur mon affirmation, mais, avant de me condamner, le lecteur voudra bien se rappeler quels progrès ont été accomplis récemment dans les sciences naturelles. Tous ont été contestés. Aujourd’hui, il est avéré que Galilée, Salomon de Caus et cent autres, également niés, avaient raison, parce qu’ils étaient partis d’observations bien prises. C’est par cette méthode, mise en lumière par Bacon, que Pascal a su peser l’air, que Lavoisier a trouvé la nomenclature chimique, Papin la force de la vapeur et Laplace le cours des astres. En s’aidant ainsi de l’observation, Daguerre a fait du soleil le plus habile des dessinateurs, un autre en fera un peintre. Nous sommes arrivés à un degré d’avancement qui semble le plus haut degré. Ainsi, nos machines remplacent et multiplient les forces humaines ; nos outils-machines ont une force immense, qui s’unit à une délicatesse supérieure à celle de nos sens les plus exercés ; le galvanoplastie solidifie des liquides pour en doubler les métaux par d’autres métaux ; la télégraphie électrique nous donne la faculté de montrer nos pensées à des distances infinies, au moment où elles viennent d’éclore. Je puis écrire ce soir à New York, à travers l’immensité de l’océan Atlantique, et, malgré ses courants, ses îles, ses tourbillons, demain, à mon réveil, j’aurai la réponse à mes demandes.
Comment ces résultats ont-ils été obtenus ? L’homme a-t-il créé des matières nouvelles, a-t-il donné des lois inconnues ou inventé des forces ? non ! Suivant la remarque d’un jurisconsulte, qui fut un philosophe, suivant, dis-je, la remarque de DOMAT, nous ne pouvons rien créer. La substance est là ; faite avant nous, nous n’aurions pas pu lui donner l’être, mais il nous appartient de la pétrir et de lui donner la forme en nous servant des forces qui sont à notre disposition. Ainsi, pour ces arrangements, il faut que nous suivions les lois qui régissent l’univers de la plus grande à la plus petite chose. Ces règles sont établies depuis l’origine du monde. Avant Lavoisier, l’oxygène s’unissait aux métaux pour en faire des bases ; comme avant Montgolfier, l’air chaud, plus léger que l’air froid, s’élevait au-dessus du sol, jusqu’à ce que sa pesanteur fût en équilibre avec l’atmosphère. Je n’ai donc pas la prétention de créer des substances ou de donner des lois nouvelles à la nature ; je veux au contraire m’emparer de ce qui est, pour améliorer ce que je vois. Grâce à l’emploi des forces répandues dans l’univers, je soutiens que nous pourrons, quand les gouvernements européens le voudront, faire que le printemps ne quitte jamais nos rivages. Je le dis, je le proclame. Nul homme raisonnable, ayant reçu les leçons de l’école primaire, ne sera assez insensé pour me contester avant d’avoir réfléchi. La théorie que je vais exposer est née dans l’Observatoire de Paris, alors que Biot, Arago, Mathieu, y étudiaient les lois du mouvement des astres. Leur collègue, M. Babinet, recueillait précieusement les idées de ses amis qui avaient été ses maîtres. Il m’a fait le confident, le légataire de ces conceptions qu’il avait agrandies et auxquelles il m’a fait participer en daignant solliciter mes faibles objections. C’est donc une œuvre due à plusieurs : toute conception dérive d’une coopération. Ce qui avait été semé dans les conversations de l’Observatoire et du Bureau des longitudes a été précisé et vient au jour en cette année 1873, de par la volonté du dernier auteur de ces pensées, qui a bien voulu m’en donner le secret.
Je sais que je prophétise, je n’ignore pas les sarcasmes qui prennent les vulgarisateurs des idées nouvelles et je m’y expose. Seulement, il y a une grande différence entre les inspirés et mes maîtres. Les prophètes divins parlent de tout sans avoir rien appris, parce que leurs inspirations leur viennent d’en haut ; nous, nous ne devons rien au ciel. C’est en courbant nos fronts vers la terre, en étudiant les faits, que nous arrivons à nos résultats. Certains admirateurs des anciens temps réprouvent les idées nouvelles ; ils y voient la condamnation des rêves d’autrefois. Je ne m’occupe point de leur excommunication ; mon paradis m’appelle, et le leur, que je ne connais pas, est-il préférable ? Loin de moi pourtant la pensée de railler la foi d’autrui !
On croit en Dieu, en l’immortalité de l’âme, par suite de telle ou telle tendance de l’esprit. Le néant ou la vérité de ces conceptions ne peut pas être montré, et il est inutile que les hommes sérieux passent leur temps à controverser à ce propos.
La France a vu croître la végétation des tropiques. Elle a produit des fougères arborescentes, des cocotiers et des bananiers. Elle a vu errer sous les ombrages de ses forêts les animaux qui les accompagnent aujourd’hui dans les régions de l’équateur. La chaleur du globule ne s’est pas abaissée depuis la dernière apparition de cette faune antique, à un point que l’on puisse apprécier. Si donc on rétablissait les anciennes conditions dans lesquelles était notre continent, on y reverrait les mêmes faits. Je me fonde donc sur des précédents incontestables. En effet, nos mineurs et même nos carriers mettent tous les jours à découvert des témoignages de la chaleur de notre climat dans des époques reculées. Par conséquent, je ne viens pas proposer de faire une chose nouvelle, je veux rétablir ce qui a été. En un mot, je pose ainsi le problème : Est-il possible de restituer à notre pays le climat dont il a joui à une certaine époque ?
Pour apprécier l’idée, il faut réunir les données qui sont à notre disposition, c’est-à-dire étudier les faits, en commençant par les plus anciens. Alors, l’Europe n’était pas encore un continent. Des îles éparses dans la mer marquaient la place aujourd’hui occupée par notre partie du monde. En ce temps, la masse solide, moins épaisse qu’elle ne l’est aujourd’hui, laissait passer facilement les feux internes du globe. Il y avait, à certains moments, des cataclysmes qui bouleversaient les terres et les mers d’un pôle à l’autre, et du méridien extrême oriental au méridien extrême occidental. Par exemple, quand le Ténare fut soulevé, les terres d’Europe émergèrent au-dessus des eaux, les montagnes de l’Altaï s’élevèrent au-dessus du sol de l’Asie, et les mille volcans de l’Auvergne et des Pyrénées se prirent à montrer leurs cratères et à vomir des torrents de flammes, de laves et de fumées. L’Europe se trouva formée. Il y a de cela plus de deux cent mille ans, peut-être plus de deux mille milliers de siècles, car nous sommes impuissants à bien préciser. Nous savons le fait, son ancienneté, ses conséquences ; la date de l’époque nous est inconnue. La perturbation fut immense. Elle donna lieu à un déluge presque universel, dans lequel les civilisations antérieures furent perdues, si tant il est que l’espèce humaine fût déjà créée et réunie pour la culture des arts, sans lesquels il n’y a pas de société possible.
Les sauriens primitifs, les dragons volants, les immenses batraciens dont les débris sont enfouis dans nos carrières, furent, à la suite de ces bouleversements, en contact avec les sangliers d’Érymante, les bœufs gigantesques et toute cette faune que les zones torrides nous envoyèrent. Puis les hommes se montrèrent à nouveau, et les animaux antédiluviens disparurent.
Un temps fut alors pendant lequel, sous les acacias, les palmiers et les autres végétaux des tropiques, l’auroch, l’élan, l’ours des cavernes, le lion, le grand éléphant couvert de laine, vécurent côte à côte avec les premiers habitants de la France et de l’Angleterre. Les hommes arrivés dans nos contrées étaient probablement des bannis qui cherchaient un refuge contre la persécution, ou des aventuriers partis à la recherche du paradis terrestre, où les appelait la fée du matin, la belle Morgane, la bien-aimée des Orientaux, toujours désirée, mais toujours inflexible.
Lorsque, le matin, le berger ou le chasseur, debout sur les montagnes, regarde devant lui dans les lointains de l’horizon, il voit les scènes les plus étranges se refléter à l’ouest. Le paysage dont il fait partie se montre devant lui avec des aspects qu’il ne peut définir, tant ils sont harmonieux. La distance efface les angles et les aspérités. Par un effet de mirage connu et mesuré par nos savants modernes, le centre de ces visions est occupé par l’image du spectateur.
Lui, qui se voit ainsi et qui ne se reconnaît pas, s’imagine qu’un Dieu l’appelle à courir vers des régions inconnues et préférables à celles où il se trouve. Ému de cette apparition, miraculeuse dans l’antiquité, maintenant expliquée, le berger des anciens jours se mettait le lendemain en marche. Mais, à son arrivée sur les sommets où les spectres s’étaient montrés, il ne rencontrait rien, sinon et toujours à l’ouest, toujours dans les nuages roses semés par l’aurore, son image, qui l’appelait à participer à un bonheur indicible. De plus en plus enthousiasmé, il reprenait sa marche, et c’est ainsi que vinrent de l’Asie vers le Caucase, du Caucase aux Alpes du centre européen, de ces Alpes à la mer, les Ayras, nos pères, les pères des Hélènes et de toute la race des Titans dont les Grecs descendaient par les Pélasges.
Prométhée, l’inventeur du feu, le Tubal-Caïn du paganisme, était un Titan. Il alluma ses torches à la foudre de Jupiter et dota les hommes de la plus grande puissance qui leur ait été donnée. Il y conquit une gloire immortelle, mais le souverain des dieux lui fit subir une cruelle expiation. Il fut enchaîné sur un rocher, où il reste encore ; un vautour lui dévore sans cesse son foie, toujours renaissant. Grande et vénérable légende que celle-là. Les prêtres ont dit : « La gloire de Dieu est de cacher son secret. » Les sages ont répondu : « La gloire de l’homme est de découvrir. » Et depuis les plus anciens âges historiques, tout homme qui a mis à nu une des lois de la nature a été critiqué, persécuté et cloué sur le roc de Prométhée.
Je ne veux pas laisser oublier ce que j’ai dit sur le climat primitif de l’Europe. La période de chaleur a été longue ; nous en avons la preuve dans nos mines et nos carrières, tout le monde le voit. Même dans la côte qui baigne le sud-ouest de l’Angleterre, on a trouvé tant et tant de défenses d’éléphants, que l’on ne saurait nombrer les années pendant lesquelles le sol aujourd’hui submergé, alors au-dessus des mers, a servi de cimetière à ces animaux.
Cet état a été changé tout à coup. Un soulèvement des terres sous-marines, parti du golfe du Mexique, a abouti jusqu’à Lisbonne, en créant les îles du Cap-Vert, Ténériffe, l’Atlas et les côtes du Portugal. Ce fut un moment critique pour tous les êtres créés végétant ou se mouvant chez nous. Un nouveau déluge effroyable submergea la plus grande partie des terres. On sait que, dans ce temps, nos volcans de l’Auvergne et des Pyrénées jetèrent leurs feux sans relâche, et que des glaciers sans pareils aujourd’hui dressèrent leurs sommets jusqu’aux cieux. Le bouleversement fut partout à un degré dont rien ne pourrait rendre compte. Ensuite, la nature se modifia, les glaciers s’abaissèrent. Mais nos climats étaient changés. Jamais nous n’avons retrouvé la douce température des premiers âges, parce que les vents d’est, soufflant vers nous, nous apportèrent le froid de la Sibérie. Il en résulta un état général qui fit périr ou mit en fuite les animaux amis des pays plus favorisés par une température moins variable. L’océan Atlantique fut modifié presque en toutes ses parties. Jusqu’alors, ses profondeurs avaient laissé passer les courants et les vents sans être contrariés. Depuis le soulèvement de l’Atlas, le centre de cet océan est placé sur des terres qui sont presque au niveau des eaux. Aussi voit-on des herbes marines, des varechs, occuper des régions immenses. Les navires s’égarent rarement sur ces espaces défavorables à la navigation ; quand par hasard ils y entrent, c’est par suite de tempêtes et malgré la volonté des conducteurs. Les vents y ont des directions insensées, tant elles sont multiples dans leur entrecroisement ; là, les courants d’air tournent en spirale et les eaux suivent une marche analogue. Christophe Colomb n’est pas le seul qui se soit égaré au milieu des herbes de ces mers.
La difficulté qu’on avait à traverser l’Atlantique a éveillé l’attention des observateurs. Franklin était en 1770 en Angleterre quand la question fut posée. Cet homme ingénieux étudia les faits, et signala pourquoi certaines parties de l’océan Atlantique laissent à désirer pour les navigateurs. Il vit la vérité ; le moment d’en tirer toutes les conséquences n’était pas encore venu.
Nos savants astronomes français, Biot, Ampère, Arago, Mathieu, Babinet, ont conduit plus loin la théorie qui découle des observations de Franklin ; ce sera l’une des gloires de notre pays, que d’avoir établi les données du problème à résoudre.
Tout le monde sait comment M. Babinet a tracé des cartes géographiques qui reflètent exactement la proportion que présentent les diverses parties de la terre. Le procédé avait été trouvé déjà, mais il avait été oublié. M. Babinet y est revenu à la suite de calculs originaux considérables, pour arriver à une formule des plus simples. M. Faye a montré comment, au XVIIe siècle, cette formule avait été donnée ; mais M. Babinet ignorait ce précédent. D’ailleurs, l’idée avait été délaissée et l’on doit une reconnaissance à qui l’a mise en pratique. Il avait eu raison, puisqu’il retrouvait ce qui avait été perdu et parce qu’il vulgarisait un système dont l’application a une utilité incontestable. Pendant qu’il dressait les tables nécessaires à la gravure de ses atlas, il fut conduit à se demander pourquoi, lorsque la Sibérie d’un côté, le Labrador de l’autre, sont couverts de neige pendant six mois, nous, qui vivons sous la même latitude, nous étions plus heureux. J’ai eu l’insigne bonheur d’assister à l’élaboration des idées de cet homme de génie, j’ai participé à leur développement, et il fut dit qu’elles seraient miennes, si mon illustre maître mourait avant d’avoir publié et développé nos découvertes. Malgré mon droit incontestable, je croirais manquer à la justice, si je n’initiais pas le lecteur au secret de cette incubation. Ceci dit, j’arrive à l’exposition des faits.
Le golfe du Mexique et la mer des Antilles forment une mer intérieure, resserrée sous le soleil de l’équateur. Des courants profonds y amènent des masses d’eau froide arrivant des deux pôles. Ces masses d’eau se réunissent là, dans une vaste chaudière où elles s’échauffent sous les rayons du soleil. Après y avoir pris une température considérablement élevée, elles s’élancent par des ouvertures creusées au sud-est et au nord-est, en formant deux immenses fleuves d’eau chaude, dont l’un est dit le courant équatorial et l’autre le courant du golfe. Franklin s’est occupé du dernier, et comme Franklin était un Yankee, il appelait ce courant Gulf Stream, ce qui signifie courant du golfe. Nos Français ont continué de se servir de l’expression employée par le célèbre Américain. C’est une coquetterie ou un pédantisme, que nous éviterons, et nous continuerons à parler notre langue.
Avant le soulèvement des îles du Cap-Vert et de l’Atlas, les deux courants dont nous venons de parler convergeaient vers le même but, les côtes occidentales de l’Europe et de l’Afrique. Ils y venaient directement apporter leurs ondes bienfaisantes. L’Angleterre et la France étaient alors un paradis terrestre. Le grand cataclysme qui a modifié l’océan Atlantique et fermé la route directe, en créant des îles et en élevant la croûte terrestre sous-marine, a changé la direction des flots. Le problème consiste à rétablir l’arrivée des eaux chaudes et à empêcher les perturbations qui nous priveraient de ce bain.
Il y a certainement beaucoup à faire avec le courant équatorial, qui sort avec violence par le sud-est de la mer des Antilles et court directement vers l’Afrique, où il vient se briser. Une partie de sa masse remonte vers le nord, puis, troublée par un courant descendant, elle s’infléchit vers l’ouest et va tourner autour de la mer de Sargasse, c’est-à-dire du centre de l’Atlantique. Parfois, des fractions de cette partie s’élèvent jusqu’au golfe de Gascogne, dont les rives fertiles sont plus chaudes que celles d’Alger ou de Cadix, qui sont beaucoup plus au Sud.
Il importe d’étudier ce qu’il y a à faire pour maintenir la marche du courant équatorial jusqu’au nord du cap Finistère. Ce moyen est découvert ; il faudra le mettre à l’œuvre. C’est là le travail de conception propre à M. Babinet. Il pensait qu’avec une digue convenablement placée au-dessous de la dernière des îles du Cap-Vert, on pouvait empêcher le retour du courant équatorial sur la mer de Sargasse, c’est-à-dire dire sur le centre de l’Atlantique. Alors, disait-il, les eaux du courant, qui ne perdraient pas un degré de chaleur depuis leur départ, viendraient jusque dans la Baltique, où elles maintiendraient une telle température que la navigation y serait toujours facile.
La digue nécessaire pour empêcher le retour du courant équatorial vers l’ouest serait, d’après M. Babinet, de six kilomètres de long. Le courant serait entre ce travail et la plus méridionale des îles.
Les matériaux sont là, dans les montagnes des îles voisines, et il ne serait même pas utile pour l’achever de précipiter Ténériffe dans la mer, ce que nos moyens nous permettraient en cas de besoin. En effet, les mers ont là-bas très peu de profondeur ; il y a, relativement au résultat cherché, peu de chose à faire. Donc, rien n’empêche de se mettre immédiatement à l’œuvre.
J’arrêtai mon maître sur cette solution et lui demandai à présenter mes objections plus ou moins fondées. En effet, il y a loin du point le plus méridional de la dernière des îles du Cap-Vert jusqu’à Douvres et à Calais. « Les eaux, dis-je, pourront être troublées dans leur direction nouvelle, de sorte que des perturbations s’ensuivront dans tout l’Océan et, par conséquent, sur la terre. Il faut donc chercher autre chose pour obvier aux inconvénients et les prévoir. »
Il était quatre heures de l’après-midi quand nous commencions à causer de ces grandes choses ; peu à peu, nous entraînant l’un l’autre à la suite de nos idées, nous oubliâmes tous les deux l’heure du dîner, tant nous étions transportés par l’effervescence de nos pensées.
Je ne peux pas transcrire ici notre dialogue, le lecteur n’aimerait pas ce mode d’exposition ; je préfère donner les résultats sur lesquels nous sommes tombés d’accord, après une discussion sérieuse et un examen attentif.
II
VÉRITABLE MOYEN DE FAIRE LE PRINTEMPS PERPÉTUEL
Le courant du golfe qui sort du nord-est du golfe du Mexique, par le passage laissé à l’ouest de Bahama, s’élance vers le nord sans se mêler avec les eaux voisines. Il touche dans sa marche le cap Hatteras, Nantucket et le banc de Terre-Neuve. Il se bifurque à ce dernier point ; une partie continue sa route en ligne directe vers le nord, l’autre file à l’ouest et vient se heurter à l’Europe, réchauffée par ce bain tiède. Puis le courant retourne sur lui-même et s’enroule en spirale pour s’éteindre dans la partie centrale de l’océan Atlantique, dans la mer de Sargasses. Tout le monde connaît la puissance calorifique des eaux du courant du golfe ; elles enveloppent l’Irlande toujours verte, l’émeraude des mers. Sur ce sol réchauffé artificiellement, plus septentrional que Tobolsk, les orangers et les myrtes croissent en pleine terre, pour y verdir dans toutes les saisons auprès des genêts d’Espagne et des jasmins d’Afrique. Telle est la végétation des côtes de notre Bretagne, bien plus méridionale, où fleuriraient ces végétaux si, de temps à autre, ils n’étaient soumis à des froids tardifs que nous ferons disparaître. La partie du courant du golfe qui vient vers nous après avoir quitté celle qui remonte vers le septentrion ne nous a point encore dit comment s’opère la bifurcation et d’où vient la flexion qui est imprimée à ses ondes. Arago, Biot, Mathieu, Babinet, pensaient que le fait est dû à des obstacles sous-marins et que, en créant de nouveaux obstacles, il serait facile d’amener cette branche du courant sur les côtes de l’Angleterre et de la France. Le capitaine Maury, le célèbre hydrographe américain, qui a été directeur de l’observatoire de Washington, a contesté les opinions de nos Français. S’en prenant à Arago, qui seul avait publié ses idées, Maury a remarqué que l’oscillation du globe, puis les variations de l’hiver et de l’été, c’est-à-dire de la température, avaient un grand. effet sur la marche de notre fleuve. Ainsi, pendant l’été, le courant touche les côtes européennes par le 45e degré de latitude nord. En hiver, il descend jusqu’au 41e degré.
L’observation de Maury est juste, la conséquence est fausse. Sans doute le froid et le chaud, qui modifient toutes les matières ont leur action sur l’Océan ; mais il ne faut pas donner à cette force une portée qu’elle ne doit pas avoir. Ce n’est pas elle qui coupe en deux le courant du golfe pour en rejeter une partie vers le nord et l’autre vers l’ouest. Il importe de bien s’arrêter à ce point, pour savoir à quoi nous devons la marche de la fraction du courant qui va vers l’est. Loin de nous la pensée de contester l’influence du mouvement terrestre sur les terres et les mers ; cependant, nous ne voulons pas laisser accréditer les erreurs évidentes. Et, malgré les objections, tout homme de bonne foi avouera avec nous que la bifurcation du courant est la preuve que les obstacles sous-marins suffisent pour guider ses eaux. La seule chose à considérer, c’est la portée de l’effort à faire pour modifier la marche de ce fleuve.
Les notions acquises aujourd’hui définitivement à la science nous représentent le courant du golfe comme sortant du détroit de Bahama avec une profondeur de plus de six cents mètres et une largeur de quelques milles, pour employer le langage des marins. Puis la masse se modifie ; l’épaisseur du courant diminue, sa largeur augmente. On voit ses eaux d’un bleu foncé s’étendre sur un espace de trente milles de large. Elles sont alors au-dessus des eaux froides et n’ont pas plus de deux cent cinquante mètres de profondeur. Telle est la masse : elle s’avance vers nous en entraînant avec elle une telle quantité de calorique, qu’en supposant la température de la France et de l’Angleterre à zéro degré, le MANTEAU DE CHALEUR apporté par le courant et jeté par lui sur nos contrées nous donnerait une température de 17 degrés au-dessus de celle que nous aurions sans son influence.
La quantité a été donnée par Maury lui-même, qui part de zéro et fait ce calcul que la chaleur serait, par le seul fait de l’approche du courant, élevée à 30 degrés. Par conséquent, on peut, nous l’avons dit tout à l’heure, par des obstacles, changer la direction du courant et doter notre pays d’une température constante, supérieure dans tous les cas à celle de la glace fondante. Car, s’il est arrivé que nous ayons eu 23 degrés de froid, cela tenait à l’influence du vent d’est, qui ne viendrait plus chez nous.
Il est inutile de rappeler ici quels animaux et quels végétaux résistent à cette température ; ces considérations nous entraîneraient trop loin. Mais y a-t-il possibilité de créer l’obstacle demandé ? À cet égard, la réponse est facile : Maury a écrit dans un temps où l’océan qui nous sépare de l’Amérique n’était pas suffisamment exploré. Les dénégations de cet illustre savant n’ont donc pas une valeur absolue.
Lorsque le câble télégraphique transatlantique a été posé sur le fond de l’Océan, les sondages ont indiqué les diverses hauteurs du sol. En cherchant bien, on trouverait encore des endroits moins profonds que ceux que l’on a signalés, et sur lesquels passe le courant du golfe. Il s’agirait de porter sur ces endroits des masses considérables de roches naturelles ou artificielles pour en faire un écueil capable de rompre le mouvement suivi par les eaux.
La difficulté de créer la digue semble d’abord très grande, parce que les flots en fureur détruisent les ouvrages humains. C’est ainsi que le port de Cherbourg, fermé tous les ans par nos travaux, est tous les ans rouvert par la tempête. L’objection a une apparence, elle n’a pas de réalité. Les perturbations des eaux sont superficielles ; le fond des mers est toujours tranquille. Par conséquent, l’écueil sous-marin qu’il faut se hâter de produire n’aura point à redouter les terribles secousses qui ruinent en un jour les travaux d’un siècle. L’écueil, dis-je, doit être sous-marin et suffire ; j’en ai pour garant la durée de celui qui coupe en deux parties égales le courant du golfe. Il n’y a pas à craindre que les tempêtes lui nuisent. Mais s’il était vrai que le bouleversement des flots fût dangereux pour notre travail, il y aurait encore à réfléchir. L’écueil dont nous parlons n’est pas un monument destiné à plaire aux yeux. Sa forme nous importe peu. C’est une masse à jeter dans la mer pour faire obstacle à la direction des eaux. Si cent millions de tonnes de roche ne suffisent pas, il faudra ajouter cent autres millions de tonnes aux débris de la première tentative, et ainsi en continuant, jusqu’à ce que l’ensemble soit capable de résister.
Reste la question des orages, celle des pluies nuisibles ou fécondantes. Nos blés, nos vignes continueraient à fleurir en mai, époque où les variations du ciel menacent nos récoltes. Il faut y obvier. Telle a été la question que j’ai posée, après avoir sollicité l’attention de mon maître sur les travaux à faire du côté du courant du golfe. À quoi, il m’a répondu : « SOUVENONS-NOUS. »
III
ON PEUT RÉGLER LA PLUIE, L’ÉVITER OU LA FAIRE
Si nous empêchions les pluies de venir sur l’Europe, nous causerions de grands malheurs. Notre partie du monde n’a pas le débordement du Nil ; nos champs n’ont pas la terre végétale que l’on trouve à la Guyane. Il faut donc que les nuages nous apportent, à de fréquents intervalles, un rafraîchissement nécessaire. Avant tout, pourtant, il importe de ne pas avoir des printemps et des étés pluvieux.
Songeons à l’importance d’un avis ainsi conçu : « L’Europe est avertie qu’il ne pleuvra pas du 15 avril au 1er mai. » Puis de cet autre : « Il pleuvra du 1er au 6 mai. »
Si nous sommes maîtres de faire ou de supprimer les nuages, rien ne nous empêche de prévoir le moment où les gouvernements seront à même d’avertir les peuples.
Pour cela, comme me disait M. Babinet, SOUVENONS-NOUS.
Le globe terrestre tourne sur un axe traversant ses pôles ; il va de l’ouest à l’est. Sa masse solide, compacte, a une vitesse considérable. Elle tourne sur elle-même, ayant accompli une révolution complète, une route de 40 millions de mètres en vingt–quatre heures. Au-dessus de la masse solide se trouve l’air atmosphérique, chevelure légère de notre planète. L’air n’est pas entraîné par notre sphère avec la rapidité dont elle est douée, de telle sorte que, normalement, le vent doit venir de l’est. Nous partons de l’ouest, nous marchons vers l’est, c’est entendu. Notre course nous lance vers l’atmosphère moins rapide, d’où cette conséquence que le vent, contre lequel nous nous heurtons, semble venir à nous, tandis que nous allons vers lui. Partout et dans tous les pays, s’il n’y a pas des causes accessoires, le vent doit se diriger de l’est à l’ouest. Il n’en est pas ainsi, surtout en Europe, parce que les vapeurs dégagées par l’Atlantique sont plus lourdes que l’air. Elles suivent donc le mouvement terrestre, en forçant l’atmosphère à prendre la même allure. Mais quand ces vapeurs de peu d’importance ne sont pas augmentées par des circonstances particulières, elles ne troublent pas la sérénité des beaux jours. L’expérience des années pluvieuses a montré comment se produisaient les pluies dévastatrices, mères des orages. Après de riches et chaudes années, le courant du golfe, aidé par certaines parties du courant équatorial, est remonté vers les mers glaciales. Il y a touché les continents de glaces et en a séparé d’immenses débris, qui, ne tenant plus à l’ensemble, sont faciles à se laisser entraîner. Les eaux du courant du golfe, en continuant leur marche, se sont refroidies, mais elles ne se congèlent pas. Il leur reste encore assez de force pour amener des glaciers de deux ou trois cents lieues de long sur soixante ou cent lieues de large. Ces glaciers suivent lentement la masse liquide et viennent échouer sur l’île ou le banc de Terre-Neuve. Ils sont là, immobiles, fondant sous l’influence de la mer et du soleil. La glace fondante donne presque autant de vapeur que l’eau en ébullition. Cette vapeur monte au-dessus des nuages et suit le mouvement terrestre pour se résoudre en neige, en grêle, en pluie, sur le continent européen. Le fait a été observé dans toutes les années pluvieuses.
De même, les rayons du courant équatorial qui remontent dans la Manche reviennent en amenant des glaciers sur la côte nord-ouest de la Norvège. Ces glaciers lancent aussi vers le ciel des vapeurs continues, qui retombent ensuite sur l’Europe centrale.
Les pluies qui nous contrarient, les orages de l’océan Atlantique, sont dus à ces causes qu’il importe de rendre sans effet. Les moyens sont dans nos mains ; les nations peuvent les employer sans grande dépense.
Les stations télégraphiques, distribuées sur les points les plus divers, nous renseignent sur tous les phénomènes de la nature. Nous savons quand un continent de glace se détache et se met en marche. Il faut à ce moment aller le harponner, puis avec de puissants navires l’aider à continuer sa route vers le sud, en le faisant dévier entre les points où il pourrait atterrir. Cinq navires de la force du Great-Eastern suffiraient à ce travail. En effet, il ne s’agit pas de contrarier l’effort d’une montagne pesant des milliards de milliards de tonnes ; non, il serait insensé de l’entreprendre. Il faut simplement provoquer une dérivation par l’emploi d’une force dont la constance agira suffisamment, vu la lenteur de la marche des eaux. Le moyen de prendre ces masses par des ancres ou des grappins est une question de détail, dont nous ne nous occuperons pas ici. Tout homme intelligent dira avec nous que c’est un détail dont le soin doit être laissé à la flotte internationale. Pendant le trajet de ces glaces entre l’Europe et l’Amérique, il y aura des pluies et des orages, mais ce sera bientôt passé. Huit jours sont assez pour que, du nord de l’Écosse au midi de l’Espagne, tout soit fini. L’année 1817 a suffi à peine à la fonte d’une immense partie de glace atterrie derrière l’île de Terre-Neuve.
Puisqu’en entraînant les glaces on évite les pluies torrentielles, si des sécheresses trop longues nous menaçaient, nous pourrions avoir la contrepartie. On aurait à envoyer chercher des îles de glace, qui seraient maintenues à distance convenable.
Les mers perdront donc leurs fureurs ou reprendront leurs colères à notre gré ; il suffira de vouloir !
Telle fut la conversation que j’ai eue avec M. Babinet. À minuit, nous nous séparâmes ; nous n’avions pas dîné et nous n’avions pas faim.
« Obligez-moi, me dit-il, de ne parler à personne du sujet de notre entretien. J’ai l’espoir d’être bientôt membre de l’une de nos assemblées législatives. Le jour où j’aurai l’accès de la tribune française, j’y monterai et résumerai notre travail. Les idées tombant de là ont un retentissement dans l’esprit de tous les hommes ; il me faut ce piédestal pour que nous soyons compris. Si je meurs sans avoir rien dit, notre théorie sera entièrement à vous. Vous en aurez la propriété. Rappelez-vous que vous ne devez pas mourir sans l’avoir publiée. »
Ayant été à la peine, je demande ma part de l’honneur. J’aurais pu m’attribuer à moi seul la découverte que je viens annoncer ; ce n’eût pas été un abus de confiance. J’ai préféré dire comment elle avait été faite et pourquoi elle n’avait pas encore été livrée au public.
Elle se résume en peu de mots :
La France et l’Angleterre jouiront quand elles le voudront d’un printemps éternel ;
L’Europe entière en ressentira le bienfait ; les plaines de la Pologne et de la Hongrie participeront à notre bonheur, comme elles partagent déjà notre température ;
Nous n’aurons plus de pluies gênantes ;
Il pleuvra quand nous voudrons ;
Quand nous voudrons changer le temps, nous avertirons les marins et leur dirons à quoi ils s’exposeront en voyageant ;
Il n’y aura pas d’orages sans notre volonté ;
L’océan Atlantique sera désormais un immense lac aux eaux tranquilles.
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(A. Malapert [Pierre-Antoine-Frédéric Malapert], « Variété, » in La Timbale, journal satirique illustré, première année, n° 13, 14, 15, 16, 18, 19 et 20, samedis 5, 12, 26 juillet, 2, 16, 23 et 30 août 1873 ; repris en volume, Paris : Alphonse Lemerre, 1873 ; puis édition augmentée sous le titre : Le Printemps perpétuel en France et en Angleterre. Des inondations dangereuses et du moyen d’y porter remède, Paris : Guillaumin, 1878. Illustrations d’Alberto Savinio)
LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS À VOLONTÉ
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En temps de sécheresse, ce serait un rêve, n’est-il pas vrai, que de recevoir quelques averses utiles.
En temps de pluies incessantes, ce serait aussi un grand bonheur que de les faire cesser, avant que l’inondation se produise.
Eh bien, un tel résultat n’est peut-être pas impossible à obtenir.
Cette affirmation a, au premier abord, un petit air d’invraisemblance assez réjouissant.
Mais si l’on veut bien songer à la quantité de choses invraisemblables qui sont devenues des vérités courantes n’étonnant plus personne, on ne se hâtera pas de se prononcer sur les faits que nous allons exposer.
Qu’aurait répondu, par exemple, un de nos conventionnels les plus éclairés si on lui avait dit que le discours d’un député, prononcé à dix heures du soir à l’autre bout de la France, serait le même soir, à minuit, imprimé dans un journal de Paris et lu sur le boulevard le lendemain matin ? – c’est ce qui vient d’arriver pour le programme radical de M. Clemenceau, pas plus tard qu’avant-hier.
Qu’a pensé Napoléon Ier, un homme supérieur pourtant, lorsque Fulton lui a parlé de la possibilité de transporter une armée en Angleterre, en deux heures, malgré vent et marée ?
Quelle opinion avait, en 1837, le ministre Thiers des chemins de fer, qu’il traitait de joujoux bons à amuser les badauds ?
Enfin, il y a dix ans, qui aurait cru possible que deux interlocuteurs, placés aux deux extrémités d’un fil téléphonique, se pussent entretenir à 300 kilomètres de distance ?
Toutes ces choses, le télégraphe, la vapeur et le téléphone, n’en sont pas moins aujourd’hui entrées dans la vie usuelle, malgré l’incrédulité qui a accueilli ces invraisemblances à leur aurore.
Ceci dit, et tout en faisant absolument nos réserves sur l’étrangeté de la conception que nous allons résumer, il nous reste à expliquer une idée originale, peut-être fantaisiste, peut-être paradoxale, peut-être absurde… mais, en tous cas, basée sur un raisonnement qui est à la portée de toutes les intelligences.
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Donc, voici le moyen d’obtenir à volonté la pluie et le beau temps – et, mieux encore, la faculté d’avoir toujours dans nos contrées une température douce, un climat printanier, les 25° réservés à la région bénie de Hyères, Cannes et Nice.
Tout le monde connaît le grand courant d’eau chaude qui traverse le Grand Océan, que les atlas indiquent et que les marins appellent le Gulf Stream.
Sa direction n’est ignorée d’aucun navigateur. Il part de la région de l’Équateur, s’écoule d’abord vers le golfe du Mexique, puis contourne et revient au nord du vieux monde, vers les côtes de la Norvège, où il se perd dans les latitudes septentrionales de l’Océan Arctique.
Cet immense fleuve, dans la mer, a des ramifications sous-marines que les cartes de navigation précisent ; c’est à l’une de ces ramifications que nos pays tempérés sont redevables d’une douceur de climat relative. En effet, les pays placés sous la même latitude que les côtes de la Guienne, de la Bretagne, de l’Irlande et du pays de Walles possèdent un climat plus rude que celui de ces provinces, – exemples, le Canada et une portion de la Russie.
Cela tient à ce que la côte ouest de l’Europe reçoit, de loin, une émanation de l’atmosphère élevée des branches de ce fameux courant.
L’idée théorique est celle-ci :
Amener le courant chaud plus près encore de nos côtes, c’est-à-dire créer là un printemps incessant.
Le moyen pratique est bien simple – aussi simple que l’œuf de Christophe Colomb :
Il s’agit tout simplement de diriger le Gulf Stream vers nos régions, – ce qui est possible avec une digue.
L’emplacement de cette digue est tout trouvé, au-dessous de la dernière des îles du Cap-Vert. Avec six kilomètres de bétonnage et de maçonnerie (les matières premières sont sous la main rien qu’avec le pic de Ténériffe), on empêche le retour du courant vers le milieu de l’Atlantique, on le fait passer entre la digue et la plus méridionale des îles de cet archipel. Ainsi, les côtes anglaises et françaises seraient baignées par des eaux d’une température élevée, le climat s’améliorerait, et notre vieille Europe, et surtout notre chère France, deviendrait le Paradis terrestre.
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Ce n’est pas tout.
Sans vouloir faire ici un cours de physique ou de cosmographie, on peut expliquer une des causes de refroidissement de nos contrées. Le courant chaud, nous l’avons dit, va se perdre dans les glaces du Nord, mais il les attaque, il entame les blocs et, une fois détachés, ceux-ci descendent dans le Sud, c’est-à-dire se rapprochent de nos parages et refroidissent l’atmosphère de nos latitudes, au fur et à mesure qu’ils se fondent.
De là, une des principales causes des pluies qui envahissent l’Europe, – par la condensation de la vapeur d’eau résultant de la diminution de chaleur, condensation qui est légère ou considérable suivant que la masse des blocs de glace, charriés du Nord au Sud, est considérable ou légère.
Donc, – autre moyen pratique, d’une simplicité égale au premier, – on envoie une flottille de gros bateaux, exactement comme nos ports envoient leurs flottilles de pêcheurs en Islande et à Terre-Neuve, – mais celle dont nous parlons recevrait ses instructions de l’Observatoire autant que de l’Amirauté.
Notre flottille est dirigée vers ce que nous pouvons appeler l’embouchure du Gulf Stream, dans la région des blocs charriés.
S’il y a trop de pluie chez nous, les bateaux manœuvrent de façon à former un barrage mobile, une digue mouvante, une ligne en un mot qui pousse, et au besoin qui remorque, les icebergs dans la région du nord-ouest et les empêche de revenir vers nous au sud. Du coup, le refroidissement de l’atmosphère, la condensation des vapeurs d’eau, les phénomènes météorologiques qui amènent les pluies abondantes cessent sous notre latitude et vont se produire ailleurs.
Si, au contraire, il y a sécheresse dans nos contrées, les mêmes bateaux de la flottille scientifique, pour ainsi dire, laissent passer les glaces du Pôle que le bienfaisant courant a détachées et, moins de dix jours après, les pluies commencent sur nos côtes.
Ce résultat curieux et bienfaisant serait tellement beau que l’on s’est tout d’abord dit qu’il était impossible.
L’homme qui a imaginé ces plans est un ingénieur du nom de M… On l’a traité de visionnaire et on a voulu considérer ses projets comme des rêveries.
Est-il un aliéné ? Est-il au contraire un bienfaiteur de l’humanité ?
Nous posons la question aux lecteurs sans oser la résoudre.
Galilée et Salomon de Caus ont été, eux aussi, traités de fous pour avoir trouvé, les premiers, des idées que leurs contemporains ne comprenaient pas encore.
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(C., in Le Figaro, trente-et-unième année, troisième série, n° 224, mercredi 12 aout 1885 ; illustrations d’Alberto Savinio)