Il y avait des semaines qu’Arthur n’était sorti de son modeste logement. Chaque jour, le concierge déposait devant sa porte la nourriture dont il avait besoin. Quelquefois il ouvrait, après le départ du concierge. Plus souvent il oubliait. Il avait expliqué qu’il travaillait et désirait n’être pas dérangé. Personne ne connaissait son adresse. Il était sûr, ainsi, de sa tranquillité.

Mais il ne travaillait pas. Il avait été incapable d’écrire une seule ligne depuis sa sortie de l’hôpital. Il attendait la salamandre. Il était sûr que, tôt ou tard, la salamandre viendrait à lui. Il n’avait pas peur. Il savait qu’à sa venue elle se transformerait en un démon femelle dont les brûlantes étreintes le consumeraient, ou bien que, gardant son aspect naturel, qui tient du serpent et du lézard, elle lui insufflerait une étincelle divine puis disparaîtrait au sein des braises ardentes.

Il avait d’abord lu cela en feuilletant un vieux livre décrivant les mystères de la Rose-Croix, mais il y avait beaucoup pensé à l’hôpital, tandis qu’il se guérissait d’une fièvre maligne. La salamandre lui apporterait certainement la divine étincelle ; déjà dans son cerveau couvait un feu qui n’attendait que le souffle mystérieux pour éclater en une grande flamme pure.

Par moments, il avait très mal à la tête et des points brillants dansaient devant ses yeux. Quand cela lui arrivait, son cerveau se plaisait à d’étranges duperies.

L’intérieur de son crâne devenait une arène vaste, entourée d’un amphithéâtre. Au centre, sur un trépied, une maigre flamme : c’était son âme. Et, devant le trépied, une femme et un serpent s’enlaçaient en une lutte à mort ; les membres souples et blancs se mêlaient aux replis couverts d’écailles brillantes en une farouche étreinte… Femme et Serpent… Folie et Sagesse… Démence et Génie… se disputant son âme immortelle… combattant jusqu’à la mort dans l’amphithéâtre de son esprit.

Cependant, ces hallucinations l’obsédaient rarement. Le reste du temps, son intelligence demeurait lucide et claire. Il fallait attendre, patiemment. La salamandre apparaîtrait et la sublime destinée s’accomplirait.

Chaque soir, il entassait du bois dans le foyer de sa cheminée et s’asseyait devant l’âtre. Quand, à l’aube, les braises s’éteignaient dans les cendres grises, il se couchait.

Ce fut ainsi qu’un matin, à l’aurore, alors que les flammes étaient en train de mourir, il vit pour la première fois la salamandre.

Il lui parut étrange qu’elle ne sortît pas du feu. Il habitait une de ces vieilles maisons qui subsistent encore, attendant la pioche des démolisseurs, dans les bas quartiers de Manhattan, sordides et délabrées, jadis demeures familiales, aujourd’hui divisées en appartements. Leurs façades gardent quelquefois, en dépit des dégradations, une étonnante beauté et il n’est pas rare de découvrir, à l’intérieur de ces maisons, des traces de leur richesse et de leur grandeur premières. Dans la pièce qu’occupait Arthur, le plâtre moulé s’effritait, le plafond taché se fendillait, mais il était haut, plus haut qu’on ne les voit aujourd’hui dans les appartements modernes. Autour de ce plafond courait une frise, en haut-relief, des feuilles d’acanthe enchevêtrées.

Affaibli par la contemplation perpétuelle du feu et convaincu que la salamandre ne viendrait pas cette nuit-là (déjà l’aube découpait le rectangle gris des fenêtres), il se rejeta en arrière, dans son fauteuil, s’amusant à suivre le jeu mouvant des ombres sur les murs, le plafond, les courbes et les creux de la corniche. Soudain, l’une des feuilles d’acanthe parut s’éclairer, puis dérouler ses volutes. Un lézard lumineux, issu des plis de la feuille, se posa sur le bord de la frise. Arthur regardait. Déjà la vision s’était éteinte. Il l’avait vue. Il était sûr. Mais… la salamandre l’avait-elle aperçu ? Rien d’extraordinaire ne s’était pourtant passé après son apparition.

Un peu plus tard, par cette sombre matinée de novembre, étendu sur son lit, cherchant vainement le sommeil, il se demanda si cela n’avait pas été une hallucination… ou pis ! Ou une salamandre se cachait dans la frise, sous les feuilles d’acanthe enroulées, ou il devenait fou. Une chose restait claire cependant ; si la salamandre habitait la corniche, il devenait inutile de la chercher plus longtemps dans le feu. Mais comment être sûr ? Si la salamandre était un animal ordinaire, comme une souris ou un rat, il serait possible de la faire sortir de sa retraite… de la capturer peut-être, après tout pourquoi pas ? C’était possible si on étudiait la chose… sérieusement.

Alors il s’endormit, d’un sommeil agité. Il rêva qu’il préparait des pièges pour prendre les salamandres.

Le lendemain, il sortit, après midi, pour la première fois depuis plus d’un mois. Il rapporta trois paquets enveloppés de papier, cachés sous son manteau. Le plus gros était une ratière en gros fil de fer, cylindrique, avec une petite ouverture circulaire à l’un des bouts d’où partait un conduit allant vers l’intérieur et terminé par un cercle étroit de pointes aiguës qui rendait la sortie impossible. Il avait aussi rapporté une boîte de mèches de coton et une bouteille d’alcool de bois.

Cette nuit-là, il n’alluma pas de feu. Il posa le piège de fil de fer sur le plancher, au centre de la pièce, dans l’obscurité complète. En place de l’appât, il avait disposé un morceau de coton imbibé d’alcool qu’il alluma soigneusement. Il surveilla un moment la flamme bleuâtre, puis gagna, sur la pointe des pieds, l’étroite alcôve où il couchait et, tirant les rideaux, il s’étendit pour attendre. Pendant toute la journée, il avait vécu dans une atmosphère de fièvre et de surexcitation.

Il n’avait pris aucune nourriture. Il était surpris de se sentir à la fois si étourdi et si las. Son corps, reposant sur le lit, semblait peu à peu s’élever et flotter immobile dans l’air, impondérable, sans énergie ni mouvement. Et son esprit flottait aussi… clair… calme… léger comme une plume… dans l’espace silencieux.

Un cri l’éveilla. Dans l’autre pièce, une clarté rouge palpitait. Il se leva, tremblant, écarta les rideaux. Sur le plancher, le piège de fil de fer irradiait une lueur pourpre, mais il paraissait bien plus grand, grand comme une corbeille. À l’intérieur, dans la ratière dont les fils métalliques l’emprisonnaient étroitement, une femme d’une rare beauté était accroupie. Son corps était rose et lumineux. Elle ne pouvait faire un mouvement. Elle gémissait et priait d’une voix douce qu’on la délivrât. Arthur fit un pas vers elle… mais il s’arrêta, effrayé. Il venait de voir les seins de la femme, écorchés aux pointes des tiges aiguës, laissant couler par leurs blessures des ruisseaux de flammes. Ce n’était pas une femme, mais un démon. Il savait que, s’il la délivrait, elle le consumerait d’une étreinte dévorante. Il allait la tuer, si cela était possible, avant qu’elle eût quitté sa cage. Elle luttait maintenant, arc-boutée de toutes ses forces contre l’armature du piège. Il fallait aller vite. Il se souvint d’un coupe-papier, long et recourbé, sur son bureau. Il s’élança pour le prendre… Trop tard… Les fils de fer, comme rougis à blanc, plièrent… se rompirent… elle était libre !

Elle se dressa de toute sa hauteur, terrible, nue, divinement belle. Deux ruisselets de feu coulaient de la pointe de ses seins. Elle vint vers lui, les bras étendus. Il sentit son souffle, vit les bras qui allaient l’étreindre. Son corps brûlait d’un feu ardent… les lèvres vermeilles s’offraient…

Arthur sortit de cette fougueuse vision érotique tremblant et couvert de sueur. La fièvre montait en lui. Sa chambre était glaciale. Il était environné de ténèbres. Il chercha à tâtons des allumettes, une bougie. La ratière était là, vide, sur le plancher. La mèche de coton n’était plus qu’un petit tas de cendres noires. Les feuilles d’acanthe de la corniche, blanches et froides, demeuraient immobiles.

Le lendemain matin, la fièvre ne l’avait pas complètement quitté et il délirait un peu. Cependant, il lui semblait que son esprit était clair, singulièrement. Il pensait maintenant, étendu sur son lit, qu’il s’était peut-être trompé au sujet de la salamandre. Peut-être n’habitait-elle pas la corniche ? Peut-être n’y avait-il pas non plus de démon femelle ? Peut-être tout cela n’avait-il été qu’une hallucination de son esprit affaibli et torturé ? Peut-être même la salamandre n’existait-elle pas, ni l’étincelle divine ?

Quelque part dans le fond de sa mémoire, une phrase se reformait lentement, une phrase qu’il avait – lui semblait-il – entendue, dans un passé lointain, alors qu’il était assis à côté d’un capucin, dans les cuisines d’une reine :

« Mon fils, j’ai cinquante ans ; je suis licencié ès arts et docteur en théologie. J’ai lu dans les auteurs grecs et latins qui n’ont point péri par l’injure du temps et la malice des hommes et je n’y ai point vu de salamandre, d’où je conclus raisonnablement qu’il n’en existe point. »

Comme Arthur répétait lentement la phrase retrouvée, un spasme de rage le souleva.

« Que Dieu damne tous les licenciés ès arts et docteurs en théologie ! cria-t-il. Si les salamandres n’existent pas, c’est qu’ils les ont tuées ! »

Après ce mouvement de révolte, il reposa tranquillement et réfléchit. Si les bacheliers ès lettres et docteurs en théologie avaient raison ! – s’ils avaient toujours raison ! – il devenait inutile de vivre plus longtemps. Il n’était point besoin de génie pour s’en apercevoir – la question des salamandres mise à part. Mais, oui ou non, une salamandre était-elle dissimulée dans les replis de la frise ? Il était capital de le savoir. Il raisonnait sainement maintenant. (Il le croyait du moins.) Alors, il élabora un plan dans sa tête, un plan si simple qu’il ne pouvait échouer.

L’après-midi, il sortit encore et rapporta deux bidons d’essence. Il choisit une heure où le concierge était occupé dans le sous-sol. Personne ne le vit quitter la maison. Personne ne le vit rentrer. Il se souvint d’avoir vu, dans la cave, du bois et de la paille. Il irait en chercher une brassée, plus tard, au cas où ses meubles ne suffiraient pas. En attendant, il allait s’étendre et se reposer ; il était las.

Un peu après que la nuit fut tombée, il se leva, alluma le gaz et commença son ouvrage. Il était près de minuit quand il eut terminé ses préparatifs. Le feu se propagea avec une vitesse furieuse qu’il n’avait pas prévue. L’éclat et le ronflement des flammes l’effrayèrent un peu, mais il demeura debout, abritant de ses bras croisés sa bouche et le bas de son visage, attachant ses regards à la frise de feuilles d’acanthe. Les flammes léchaient les murs, courant le long de la corniche, s’écrasant contre le plafond. Soudain, les feuilles d’acanthe s’animèrent. Les yeux d’Arthur lui faisaient mal, la fumée envahissait ses poumons. Il était étourdi et sentit qu’il allait tomber. Mais, dans la floraison sculptée de la frise, du sein des flammes, une salamandre venait, venait vers lui.

Transfiguré, les bras étendus, il alla vers son rêve enfin réalisé.
 
 

 

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(W. B. Seabrook, traduit de l’anglais par Edmond Michel-Tyl, in Marianne, grand hebdomadaire littéraire illustré, première année, n° 52, mercredi 18 octobre 1933. « The Salamander » est parue dans The English Review, vol. 35, novembre 1922 ; elle a ensuite été reprise dans Story Magazine, vol. XXIV, n° 106, mars-avril 1944, puis en volume dans l’anthologie Avon Ghost Reader, New Avon library, n° 90, Avon Book Co., 1946. Leonor Fini, « La Passagère, » huile sur toile, 1964 ; « Spirits, » huile sur toile, 1958)