CHAPITRE III

 
 

Lorsque Kjoès et Ehio passèrent devant les miroirs du poste de surveillance, le gouverneur de quartier les considéra d’un œil sévère. Certes, aucun article des règlements d’habitation n’interdit à un occupant – qu’il soit homme ou femme – de rentrer chez lui accompagné d’une amie, mais le gouverneur avait sur ce point des idées particulières.

On trouve, dans la zone moyenne, assez de boudoirs publics affectés aux rencontres amoureuses pour que nul ne soit contraint d’opérer à domicile de semblables conjonctions. Il y a temps et place pour tout. Trop facilement tolérées, ces allées et venues d’étrangers finiraient par troubler l’ordre parfait qui doit régner au sein d’un immeuble bien tenu.

Ainsi pensait le maître du quartier. Peut-être aussi nourrissait-il secrètement, comme beaucoup de vieux Cristallisés, une sourde hostilité à l’égard de l’amour et des amoureux.

À vrai dire, le regard réprobateur qu’il dirigea sur le couple Kjoès-Éhio fut lancé en pure perte. Ni l’un ni l’autre n’y fit attention, occupés qu’ils étaient tous deux à préparer mentalement ces propos ingénieux, légers et charmants, que des êtres policés doivent échanger, en quantité convenable, avant la possession.

« Amie précieuse, dit Kjoès quand ils eurent pénétré dans l’appartement du jeune homme, vous ne sauriez croire combien je me suis senti angoissé, tout à l’heure, au moment des adieux, lorsque votre cher cœur semblait balancer entre Jabboth et moi.

– Il n’y a point balance, mon amour, répondit Éhio. En réalité, j’étais depuis longtemps décidée à vous suivre. J’ai aimé Jab pendant quelques semaines, mais ce temps est passé et celui dont vous prenez ombrage représente à mes yeux ce qu’il peut exister sur la Terre de de plus irrémédiablement indifférent aux yeux d’une femme : un ancien amant…

– Pendant mon exil à Tchipol, reprit Kjoès, combien de fois n’ai-je pas souhaité vous serrer dans mes bras !

– Vrai ? fit malicieusement Éhio ; il n’y avait donc pas de femmes, là-bas ?

– Certainement, il y en avait. D’abord les Esquimaudes de service, puis un certain nombre de stagiaires rendues fort entreprenantes par l’effet excitant du froid. J’en ai possédé plusieurs, mais comment pouvez-vous croire que ces inconnues aient été capables de me faire oublier Éhio ?… »

L’appartement de Kjoès, du type PU 37, ne comportait qu’une salle d’hygiène, mais cette pièce était vaste et pouvait se partager en deux au moyen d’une cloison mobile. Le jeune homme en offrit la moitié à sa compagne tandis qu’il prenait possession de l’autre.

Pendant de longues minutes, attentifs et muets, masqués l’un à l’autre par la cloison, ils se soumirent à l’action des appareils stimulants dont il convient de faire usage avant de se livrer à l’amour.

Ayant satisfait enfin aux divers rites assez minutieux de la préparation, Éhio et Kjoès se retrouvèrent réunis dans la chambre de repos. Tous deux étaient vêtus de fines tuniques puisées dans un des tiroirs du distributeur.

« Vous plairait-il, amie, de goûter un petit concert triple ? » demanda Kjoès.

Éhio accepta. Il mit en marche l’appareil dispensateur des trois harmonies : musicale, lumineuse, olfactive. Aussitôt éclatèrent les premières mesures de la fameuse Symphonie Nuptiale dont le rythme, soigneusement étudié, doit soutenir et régler les ébats amoureux. Par larges ondes, les émissions sonores, odorantes, luciales, se mêlèrent. Un bouquet de parfums savamment combinés imprégna l’atmosphère, toute vibrante d’accords musicaux et de jeux de lumière.

« C’est beau ! » murmura Éhio, d’une voix oppressée.

Une émotion singulière altérait son charmant visage. Elle avait les yeux alanguis, les narines palpitantes, les lèvres rouges et humides. Kjoès, lui aussi, sentait ses nerfs surexcités par l’effet de l’harmonie.

« Oui, c’est beau ! » dit-il.

Il posa ses lèvres sur les lèvres offertes de la jeune fille. Le contact ainsi établi, tous deux se sentirent agités d’un long frémissement, tel le thertigone qu’on vient de brancher sur une prise de courant.

Sans interrompre le baiser, avec cette admirable dextérité que l’on acquiert seulement par une longue fréquentation des cours d’adultes, Kjoès promenait des mains caressantes sur le corps de son amie dont il sentait frissonner la peau sous le mince tissu de la tunique. Bientôt cet obstacle, si léger pourtant, lui causa une impatience insupportable. Il défit adroitement les agrafes de l’épaule ; le vêtement glissa mollement jusqu’à terre. Éhio était nue.

L’éclat de sa peau fut pour Kjoès un joyeux étonnement. Jamais il n’avait tenu entre ses bras une femme aussi blanche. Ainsi qu’il l’avait depuis longtemps deviné, la chaude couleur de ses cheveux ne devait rien aux teintures ; Éhio appartenait bien à cette race admirable des blondes, jadis abondamment répandue sur la Terre, aux dires des savants, mais devenue fort rare depuis l’époque déjà lointaine où se fit, à travers le monde, la fusion des races. Parmi les différentes variétés de l’espèce humaine, le noir dominait ; nous en avons conservé cette teinte sombre qui est la norme aujourd’hui.

D’autres particularités surprirent Kjoès, en même temps qu’elles le charmaient. Éhio montrait des hanches plus larges, plus harmonieusement évasées que la plupart des autres femmes. Il en allait de même pour son buste, plus développé, où se dressaient hardiment des seins luxuriants mais fermes.

« Ne regardez pas ma poitrine, dit-elle coquettement ; elle me fait honte ! J’ai l’air d’une femme goule ! »

Kjoès baisa les pointes colorées, les caressant doucement des lèvres selon l’enseignement de Yoghi l’Ancien, cependant que ses paumes ouvertes glissaient lentement sur la peau satinée jusqu’au ventre lisse et bombé qu’une soudaine fulguration de l’appareil symphonique embrasa d’une lueur pourprée.

Le rythme musical devenait plus vif, plus pressant. Dociles aux suggestions de l’harmonie, les amants s’approchèrent doucement du lit, où ils se laissèrent tomber, les lèvres toujours jointes.

Alors, quelque chose comme une triple clameur, sonore, odorante, lumineuse, emplit soudain la pièce, se prolongea quelques minutes avec une frénésie sans cesse accélérée pour sombrer, après un court paroxysme, en un murmure confus coupé de légers sanglots bientôt apaisés et qui fit place à une longue mélopée – invite au repos.

On sait combien est délicate l’attitude des amants durant ces périodes de calme qu’il faut meubler de tendres paroles et de gestes câlins. Il y a là un écueil dont l’approche est toujours redoutée des novices soucieux de ne jamais pécher contre cette élégance de gestes qui est la loi suprême de l’homme à l’âge du Grand Séisme.

Mais, pour une raison mystérieuse, Éhio et Kjoès avaient goûté aux bras l’un de l’autre une volupté si vive, si différente du banal plaisir ordinairement ressenti, qu’ils ne songeaient même pas à se conformer aux usages les plus impérieux. On eût dit qu’ils avaient oublié en un instant tout ce qu’on apprend aux adolescents dans les classes d’amour. Renonçant à chercher, dans leur imagination, ces jolies phrases ornées qui charment l’oreille et bercent l’esprit, ils n’échangeaient que des baisers sans style ou des mots sans suite, murmurés à voix basse et souvent indistincte.

Bientôt, beaucoup plus tôt qu’ils n’eussent pu eux-mêmes le prévoir, ils sentirent poindre en leurs veines un nouveau désir.

« Je crois que nous sommes en avance, » dit Kjoès surpris.

En effet, l’appareil symphonique, réglé sur un mouvement normal, en était encore au début du long récital qui sert de lien entre les deux premières parties.

Ils se firent un jeu de le devancer…

Enfin, la fatigue eut raison de leurs ardeurs. En eux, le sommeil succéda brusquement à la volupté, sans qu’ils eussent le loisir de s’y opposer.

Quand ils s’éveillèrent, six heures plus tard, l’appareil symphonique s’était arrêté, l’atmosphère avait repris son éclairage habituel et les dernières émanations du concert olfactif achevaient de se dissiper. Éhio eut un adorable mouvement de pudeur.

« Suprême Sérénité ! s’écria-t-elle, voilà que j’ai dormi auprès de vous ! comme une femme goule sommeille à côté de son homme ! Qu’allez-vous penser de moi ? »

Kjoès la baisa aux lèvres.

« Calmez-vous, Éhio, dit-il ; moi aussi j’ai dormi auprès de vous, contrairement aux règles de la bienséance qui exigent des amants fatigués qu’ils aillent reposer séparément, chacun de son côté, mais nous ne devons pas en rougir. Il me semble que la loi commune ne saurait s’appliquer à nous. »

Éhio remarqua que Kjoès ne la tutoyait pas, comme il est de règle après la possession. Les paroles du jeune homme ne lui en parurent que plus étranges.

« Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

– Il m’est difficile de l’expliquer, répondit-il ; j’ai le sentiment, l’illusion peut-être, que, tout à l’heure, avant de succomber au sommeil, nous avons éprouvé l’un et l’autre quelque chose de nouveau, une ivresse inconnue, différente du plaisir habituel, et que nul couple avant nous n’a jamais ressentie.

– Vous croyez ? fit Éhio rêveusement. En effet, il me semble…

– Tenez, reprit Kjoès, je commence à comprendre les Gouls et les Esquimaux dont les mœurs amoureuses nous paraissent intolérablement grossières. Chez ces êtres arriérés, l’homme et la femme qui se plaisent associent leurs joies et leurs peines non seulement pour la durée des étreintes, mais pour des mois, des années, parfois pour la vie entière. Ils ont raison, je viens de le comprendre. Même lorsque l’on est sans désirs, il est possible de trouver une sorte de volupté dans la présence de l’être qui vous est cher. »

Tandis que Kjoès parlait ainsi, Éhio, tout à fait éveillée maintenant, avait commencé à lui caresser doucement l’oreille du bout des lèvres. Il eut un petit rire, puis ajouta :

« À plus forte raison quand on n’est pas… »

Et ils s’enlacèrent à nouveau, cette fois sans juger à propos de réveiller l’appareil distributeur d’harmonies.
 

*

 

Bien que la jeune fille dût reprendre son service le lendemain seulement au bureau directeur, il lui était impossible de s’attarder plus longtemps dans la cellule de Kjoès. C’eût été braver impudemment les convenances. De son côté, Kjoès ne pouvait songer à la garder chez lui sans s’attirer à coup sûr le blâme du gouverneur misogyne. Ils s’apprêtèrent à se séparer.

« Nous nous reverrons bientôt ? » demanda Kjoès.

Éhio calculait :

« J’aurai terminé mon service demain à la trente-deuxième heure. Serez-vous libre à ce moment ?

– Oui, dit Kjoès ; le congé qui m’a été accordé au bureau de l’état civil n’est pas encore empiré ; je vous attendrai au salon, au même endroit qu’hier.

– Au revoir, ami !

– Au revoir ! »

Un dernier baiser rapprocha leurs lèvres. Comme ils allaient se quitter, Éhio prononça soudain cette phrase inusitée :

– Vous penserez à moi ?

– Oui, » dit Kjoès, avec une gravité qui le surprit lui-même.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Bernard Gervaise et Robert Francheville, « 340 Av. S., » in Paris-Soir, quatrième année, n° 850 et 851, mardi 2 et mercredi 3 février 1926 ; illustrations de François Schuiten)