Un conte, recueilli au mont Beuvray par l’érudit morvandeau Bulliot, nous apprend qu’un trésor était jadis caché là, sous la célèbre Pierre de la Wivre (je dis « célèbre » parce qu’elle servit de tribune à Vercingétorix haranguant les Éduens, et à saint Martin lorsqu’il tenta vainement de les convertir). Ce trésor apparaissait tous les ans, à Noël ; cette nuit-là, la pierre tournait sur elle-même pendant que sonnaient les douze coups de minuit. Bien des gens avaient envie de puiser à pleines mains dans le monceau de louis d’or et d’écus d’argent, mais la peur de rester pris sous la pierre les retenait : le prisonnier, en effet, avait toutes les chances d’être dévoré par le serpent ailé, gardien du trésor – la Wivre.

Pourtant, une mère, une fois, poussée par la misère, se rendit à la pierre de la Wivre un peu avant minuit, la veille de Noël. Elle avait emporté son unique enfant, bien enveloppé dans son manteau. À l’heure fatidique, l’énorme pierre découvrit la chambre aux trésors. La femme y pénétra en hâte, déposa le bébé sur un tas d’écus et se mit à emplir son tablier qu’elle avait retroussé. Elle s’attarda malheureusement et n’eut que le temps de sortir, mais en oubliant derrière elle son enfant. La pierre s’était refermée et rien ne pouvait plus l’ébranler. Quant aux écus d’or, ils s’étaient, dans le tablier, transformés en cailloux. Durant un an, la pauvre mère vint, chaque jour, arroser de lait tout le tour de la pierre. Les jours passèrent et ce fut à nouveau l’avent de Noël. À minuit, la femme était là : la pierre tourna à nouveau et laissa voir l’enfant sain et sauf qui jouait avec les écus. La Wivre l’avait nourri avec le lait offert aux dieux.

Dans d’autres contes du Morvan, la Wivre porte sur son front une escarboucle qui vaut toutes les richesses de la terre. Elle ne se sépare de cette pierre précieuse que pour se baigner. E. de Chambure, dans Le Glossaire du Morvan, dit que cette escarboucle est parfois appelée « lumière » dans les traditions orales. Cette lumière pourrait bien être le feu ou son symbole. La Wivre fut donc parfois considérée comme la gardienne du feu, dont la possession et la conservation sont à la base de tant de légendes et de rites primitifs. Le mortel qui cherchait à ravir la pierre étincelante du serpent ailé ne faisait donc qu’imiter le geste de Prométhée dérobant le feu aux dieux de l’Olympe.
 
 

 

La Wivre est très répandue en Bourgogne. Dans le Dijonnais, « lai wivre » est un énorme serpent qui a une couronne sur la tête, un œil de diamant, des écailles brillantes et sonores, un anneau à la queue. Celle des Gémeaux se rend à la fontaine de Gémelos, entre deux et trois heures de l’après-midi, afin de se baigner et, quand on la surprend, elle relève son capuchon. Elle habite aussi le bois du Roz, à Brétigny et Laré, à un quart de lieue de Dijon. Près de Laré se trouve la combe à la Sarpan où elle se retirait. On dit encore, dans la région dijonnaise, d’une jeune fille vive et résolue, ou d’une femme qui a mauvaise tête : « C’est une Wivre de Laré ! »

La Wivre beaujolaise est encore différente : elle a des ailes de diamant ; aussi l’appelle-t-on tantôt le serpent-diamant, tantôt, comme en Lyonnais, le dragon volant.

À Lacrost, dans le Mâconnais, elle venait boire à la fontaine, à Chagrin. Elle y avait perdu l’escarboucle qui lui permettait de voir au loin. C’est pour cette raison, probablement, qu’on se rendait à la fontaine pour la guérison des maladies des yeux… La Wivre habite aussi le puits d’Enfer, près de Boyer, dans le Châlonnais, où le géant Gargantua a également laissé des traces.

Quelle est donc l’origine de cette croyance en la Wivre, si fréquente dans nos provinces ? Gabriel Jeanton (Le Mâconnais traditionaliste, tome 11, page 33), s’appuyant sur les travaux de Camille Jullian, affirme que le mythe du serpent ailé ou Wivre est plus ancien que les cultes celtiques, et peut-être que les cultes solaires : « C’est un vieux souvenir des plus anciens hommes qui furent les contemporains des énormes plésiosaures ou des gigantesques ichthyosaures des géologues et des historiens, transformés en divinités par la légende. »

Jean Variot a eu, avec Camille Jullian, plusieurs conversations au sujet des animaux légendaires dont l’écurie folklorique est immense. Ce que lui a dit Camille Jullian concorde avec les faits notés par Münsterberg (Préhistoire), qui note que des propos égyptiens, tenus il y a 5.000 ans et fixés sur pierre, et des propos chinois, conservés sur soie et datant de 6.000 ans, concordent parfaitement avec des monstres ou des dragons sculptés à ces deux époques et qui reproduisent des espèces d’animaux disparus. Ce qui se racontait il y a 6.000 ans n’était que l’écho de légendes vieilles peut-être de vingt ou trente mille ans !

La Wivre serait ainsi un des plus anciens éléments du folklore.

Il est assez curieux de noter ce qu’elle est devenue dans le fameux conte mâconnais du P’teu de Vergisson qui était une bête Faramine. Ce conte a été fixé dans sa forme actuelle (datant du XVIIIe siècle) par l’abbé Ducrost. Ce « P’teu » dont les ailes noires sont larges comme les verges d’un fléau, grousses qu’men des vregis d’écousseux, est bien la Wivre de la tradition, mais le conte a pris une tournure humoristique et plaisante qui va assez bien avec l’esprit mâconnais. La Bête Faramine volait de la roche de Solutré à celle de Vergisson et éclipsait le soleil. L’ennui principal pour les habitants de Vergisson était qu’elle ne se contentait pas de faire disparaître le soleil, mais aussi les chevreaux et les agneaux. Le maire décida d’organiser une battue avec l’aide de tous les chasseurs de la commune. Quel beau défilé ! « Il n’y avait rien de si beau à voir que ce grand nombre de chasseurs avec leurs sacs, leurs fusils et leurs guêtres, et puis leurs tabliers de peau blancs qui reluisaient au soleil. Ils avaient tous aussi des chapeaux à claque noirs, qui étaient larges comme des corbeilles pour mettre le pain… »

Après bien des péripéties, la bête fut abattue par Émilien Protat. Mais elle n’était pas morte, tant elle avait la peau dure. Elle se mit à reculer en tenant tête aux chasseurs. « Il nous faut l’acculer contre la roche, dit le maire ; quand elle aura le c… contre la roche, n’aie pas peur, la roche ne veut pas reculer peut-être. » Aussitôt dit, aussitôt fait. La Bête Faramine fut achevée à coups de pieds, à coups de crosses, contre la roche de Solutré, qui avait vu des chasses plus grandioses lorsque les hommes de la préhistoire y cernaient les chevaux sauvages pour les pousser dans le vide du haut du rocher.

« Lorsque les femmes de Vergisson eurent plumé et buclé la Bête Faramine, pendant que les héros du jour buvaient un tonneau de vin, dites voir combien elle pesait ? Elle pesait un quarteron, » c’est-à-dire un quart de livre !

Si le serpent fantastique, héritier des énormes plésiosaures, la Wivre qui effrayait tant nos ancêtres, a suivi la même évolution que le Diable, incarnant tous les deux et les cultes primitifs et le génie du Mal (n’oublions pas la place du serpent dans le christianisme), ils sont devenus peu à peu inoffensifs et ridicules. Les contes bourguignons nous présentent un « bon Diable, » qui fait de beaux cadeaux à un homme qui lui a apporté du boudin, ou qui se laisse taper par un berger ou une paysanne, une Wivre devenue bête Faramine qui, une fois abattue par l’assaut formidable et comique des chasseurs de Vergisson, ne pesait pas un « quarteron » !
 
 

 

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(Maurice Chervet, dessins de L. Boucher, in Les Lettres françaises, grand hebdomadaire littéraire, artistique et politique, septième année, n° 144, vendredi 24 janvier 1947)