C’est Davidson qui m’a raconté l’histoire. Elle vaut ce qu’elle vaut. En tout cas, elle est vraie. Je n’ai aucune raison de mettre en doute les affirmations de Davidson que je connais depuis vingt ans, ou alors il serait un fameux blagueur.

« Nous avions profité des vacances de Pâques, cette année-là, dit-il, mon ami Mothew et moi, pour entreprendre un voyage à bicyclette dans le sud de l’Irlande. Drôle de type, ce Mothew ; gai à certaines heures et, à d’autres, sombre et inquiet. Son enfance s’était écoulée aux Indes, dans des postes perdus en pleine jungle, où son père commandait des détachements. Les contes effrayants de sa nourrice indigène l’avaient impressionné pour toujours. Mothew était brave ; il l’a prouvé depuis en se faisant tuer devant Arras, mais il avait plus de mérite qu’un autre à se montrer brave, car, mieux qu’un autre, il savait ce qu’est la peur.

Un soir, le crépuscule nous surprit entre Kinsale et Clonakilty, dans le comté de Cork. La campagne s’endormait, déserte et calme. À travers les feuilles frissonnantes des trembles bordant la route, la vue s’allongeait à l’infini sur l’étendue désolée des landes. Nous roulions en silence, émus un peu par ce paysage mélancolique, quand un vol de corneilles, s’enlevant à notre gauche, fit dévier légèrement mon camarade.

« Mauvais présage, » murmura-t-il.

Je le plaisantai sur sa manie d’interpréter sinistrement les faits les plus ordinaires, mais il ne répondit rien, baissant la tête et pédalant plus vite, car l’obscurité s’épaississait autour de nous, jusqu’au moment où il se redressa, presque joyeux.

« Voici une lumière, là-bas. »

C’était une maison en bordure de la route. Deux fenêtres éclairées, percées sans symétrie, lui faisaient des yeux louches. Son enseigne geignait sur une tige de fer rouillée : Au corbeau rouge.

Une femme vint au-devant de nous. La lueur d’une lanterne accentuait sa face anguleuse. Elle s’excusa de ne pouvoir nous loger, d’un air hésitant. Il venait de lui arriver des voyageurs, et vraiment…

« Mistress Kinney, interrompit un garçon d’écurie, pourquoi ne donneriez-vous pas la chambre bleue à ces gentlemen ? Vous savez bien qu’elle est disponible et contient justement deux lits. »

Il me sembla que le regard de l’hôtesse foudroyait l’homme, mais la proposition de celui-ci accaparait toute mon attention.

Nous eûmes beaucoup de peine à convaincre cette femme que ses deux lits nous suffisaient, et, quand enfin nous fûmes seuls dans la chambre :

« Ne trouvez-vous pas cette maison bizarre ? me dit Mothew. C’est bien la première fois que je rencontre une hôtelière aussi peu soucieuse de ses intérêts, car, après tout, cette chambre vaut toutes les chambres d’auberge. »

Mon ami fut bientôt couché. Pour moi, j’étudiai pendant quelques instants, sur la carte du comté, notre étape du lendemain, et, m’étant mis au lit à mon tour, je remarquai, avant d’éteindre ma bougie, que Mothew dormait déjà.

L’auberge était absolument silencieuse et le sommeil me gagnait. Je le sentais à la déformation de mes idées, qui se mouvaient avec peine dans ma tête comme des nuages lourds. Je dormis ensuite, je crois. Combien de temps ? Cela n’a pas grande importance.

Quel cri, tout à coup, près de moi !… Était-ce dans mon rêve ou dans la réalité ?… J’écoutai. La pendule marchait régulièrement. La lune, à travers les carreaux, semblait une lanterne vénitienne suspendue à la fenêtre. Je tirai à pleines mains mes cheveux. J’étais éveillé. J’avais entendu le cri.

« Mothew ! appelai-je, Mothew !…

– La lumière, » râla-t-il.

J’allumai la bougie. En apercevant mon camarade assis dans son lit, et horriblement pâle, je compris que c’était lui qui avait crié.

« Vous êtes souffrant, mon vieux ?

– Non. J’ai vu un homme, un vieillard qui s’avançait vers moi, comme pour m’arracher de ma couche. Quittons cette maison, Davidson, quittons-la tout de suite…

– Voyons, calmez-vous. C’est un cauchemar. Comment voulez-vous que quelqu’un se soit introduit ici ? La porte est fermée à clef. »

Mothew se tenait le front à deux mains. Sur son grand et robuste corps passaient les frissons de l’épouvante.

« Ses terribles yeux gris, Davidson… Je voulais le repousser, mais sa main froide s’est posée sur mon épaule ; alors, j’ai hurlé, hurlé.

– Et il est parti à travers le mur, » dis-je, adoptant intentionnellement le ton de la plaisanterie pour le rassurer.

Je le raisonnai longtemps. Peu à peu, il semblait moins convaincu. Finalement, après m’avoir arraché la promesse que nous partirions dès l’aurore, il se rejeta sur son lit, en affirmant qu’il ne fermerait plus l’œil de la nuit.

C’est machinalement, je pense, que je soufflai la bougie, et Mothew n’osa pas protester.

Deux heures ne s’étaient pas écoulées, scandées par le balancier de la pendule, qu’un nouveau cri aigu, terrifiant. me dressa debout. La lune avait dépassé le cadre de la fenêtre. J’écarquillai les yeux et ne distinguai rien. Alors seulement, je songeai à faire de la lumière.

Comme la flamme naissante de mon allumette me semblait perfide, dans sa lente hésitation ! Ma main tremblait. Quand, enfin, de la mèche grésillante, s’épandit une lueur jaunâtre, je regardai autour de moi, haletant, angoissé.

« Le voyez-vous ? cria Mothew, et sa voix était aussi blanche que son visage était blême ; le voyez-vous, là, là, malgré la lumière ?… »

Devant son doigt tendu, je n’aperçus que son lit bouleversé. Il s’était accroché à moi comme un naufragé à son sauveteur et me poussait vers la fenêtre. Sa main désignait toujours l’être, invisible pour moi, qu’il paraissait voir réellement.

« Le voyez-vous, maintenant ?… Il a pris mon rasoir sur l’étagère… Mon Dieu, mon Dieu !… »

Il y avait bien, en effet, une étagère au-dessus de acheminée, mais je n’aperçus rien d’autre.

Le doigt de Mothew désignait un point mobile, parcourant la chambre en travers. Il s’arrêta devant la glace.

«  C’est la lumière, la lumière. Sans lumière, il m’étranglait. Ah !… »

Je regardai la bougie. J’entendis l’espèce de soupir léger que produisit la flamme en se couchant. Je la vis filer horizontalement, puis s’éteindre, et tout rentra dans les ténèbres.

Cela s’était fait si rapidement que je demeurai roide contre la fenêtre.

« C’est le vent, criai-je, le vent de la cheminée qui l’a éteinte. Il n’y a rien, rien, rien… »

Mais Mothew étreignait férocement mes mains.

« Regardez… Il s’est planté devant la glace… Il se coupe le cou… »

Je n’ai gardé qu’un souvenir confus de ce qui suivit. C’est moi qui ai dû ouvrir la porte. Je m’élançai, roulai dans l’escalier de marche en marche. Je me retrouvai devant l’hôtelière, que le bruit avait attiré sur la porte de sa chambre. Derrière elle, je vis la pièce éclairée, et m’y précipitai d’instinct.

Mais, le seuil à peine franchi, je me ramassai sur moi-même, terrifié. L’abat-jour incliné d’une lampe projetait toute la lumière sur un grand portrait. Et alors, je le reconnus. Ses traits caractéristiques, décrits par Mothew, qui les avait vus, restaient si bien présent à ma mémoire que je le reconnus.

C’était lui. Je le compris mieux encore à l’expression de mon camarade quand, ayant aperçu le portrait à son tour, il roula évanoui sur le plancher.

« Pauvres gentlemen, criait la femme en pleurant, j’avais bien raison de ne pas vouloir vous louer cette chambre. Pauvres gentlemen… C’est là que mon mari s’est tranché la gorge d’un coup de rasoir il y a dix ans ! »
 
 

 

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(André Reuze, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, seizième année, n 5237, mardi 14 avril 1925 ; sous le pseudonyme de Cyrille Valdi, « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-septième année, n° 9501, jeudi 29 août 1929. « Pesta i trappen, » illustration tirée de Svartedauen de Theodor Kittelsen, 1896)