La résurrection est une idée toute naturelle :
il n’est pas plus étonnant de naître deux fois qu’une.
VOLTAIRE.
II
Aussitôt arrivé à Londres, lord Ewald écrivit à Édison pour lui demander si, ayant conservé la formule et tous les moulages d’Hadaly, il ne lui serait pas possible d’en refaire une épreuve. Le grand électricien lui répondit que, s’il avait conservé la formule et les moulages de la pauvre Alicia, il était dans l’impossibilité de ressusciter Mrs. Anderson, l’artiste mystérieuse qui était la seule et véritable intelligence d’Hadaly ; que cette poupée n’était qu’un récepteur téléphonique ; que lui, Édison, était heureux d’avoir réussi à rattacher lord Ewald à la vie par un pareil subterfuge, mais qu’il n’y avait pas autre chose à en tirer, et que sa perte lui épargnait tout simplement un désenchantement – désenchantement dont il prendrait, d’ailleurs, aisément son parti. L’essentiel était qu’il fût débarrassé de la discordance qui l’avait si terriblement choqué dans la personne d’Alicia. Pour ce qui était d’Hadaly, si elle n’avait pas été brûlée avec les bagages, son emballage était si soigné qu’elle avait dû surnager, et qu’il ne devait pas désespérer de retrouver sa Galathée en bon état. Il s’était informé auprès des gens qui l’avaient arrimée à bord. Elle avait été déposée sur le pont, au centre du navire, et cette partie avait sombré avant d’être atteinte par les flammes. Il avait donc télégraphié à tous ses correspondants de faire afficher une récompense de 20 000 dollars à qui rapporterait intact le précieux colis. La double caisse de camphrier avait été construite de façon à naviguer plusieurs mois sans qu’une goutte d’eau pût s’infiltrer à l’intérieur. Il ne doutait donc point qu’elle se retrouvât promptement, comme les fameuses bouteilles du prince de Monaco.
Cette lettre, empreinte de l’esprit pratique et droit du célèbre électricien, remit quelque espérance au cœur de lord Ewald.
Ce qui l’ennuyait, c’était de ne savoir à qui se confier dans le monde futile et terre à terre auquel il appartenait ; et cependant, il se trouvait dans une situation d’esprit où l’on se sent le besoin de se raconter à quelqu’un. Dire à un gentleman de son cercle qu’il était amoureux d’une mécanique, quelles gorges chaudes !
Fort heureusement, au club des Horses-Guards, l’un des mieux composés du monde, il retrouva un major retraité qu’il avait connu, quelques années auparavant, au Caire. Sir Guy de Veyre était un homme de cinquante-cinq ans environ, qui, jeune, avait dû ressembler à Bacchus éphèbe ; vieux, il pouvait passer pour un très beau type de Bacchus indien. Ses revenus se bornaient à sa maigre pension de major. Il vivait au club par économie, et occupait ses loisirs à des recherches archéologiques qu’il publiait dans les revues savantes.
Il avait conservé l’esprit jeune ; aussi était-il recherché des jeunes gens quelque peu sérieux, qui lui confiaient souvent ce qu’ils n’auraient osé avouer à leurs camarades. Lord Ewald savait qu’il passait pour s’occuper de sciences occultes, et qu’il avait publié sur l’ancienne magie des articles très remarqués. Il n’en parlait jamais, de peur d’être ennuyeux dans un cercle militaire ; mais il était à la disposition de tous ceux qui lui faisaient l’honneur et le plaisir de le consulter.
Lord Ewald n’eut donc aucune peine à diriger la conversation de ce côté, un soir qu’ils fumaient un cigare dans les belles allées de Regent’s Park, désertées par la haute société. Cette promenade fut suivie d’une visite au British Muséum, où sir Guy fit au lord les honneurs du tombeau de Mausole, et celui-ci profita de l’occasion pour offrir au vieux gentleman d’aller passer quelques jours au château d’Athelwood, dans lequel il avait réuni de très belles terres cuites et des bijoux rapportés de Chypre.
« Chypre ! dit le vieux gentleman. Vous me rappelez une singulière aventure, qui m’est arrivée à Paphos ; mais je vous raconterai cela là-bas. Ici, ça vous semblerait stupide ; chaque chose est faite pour être vue dans son jour. »
Sur ce, il rentra chez lui pour se munir de son léger bagage, et le lendemain, dans la soirée, le riche et le pauvre débarquaient, bras dessus, bras dessous, sur les confins de l’Écosse, à la station d’Athelwood.
Cette station se trouvait au pied de l’éminence sur laquelle se dressait orgueilleusement le vieux manoir féodal ; de l’autre côté, il dominait une falaise escarpée, au pied de laquelle battait la mer d’Irlande.
Athelwood était une demeure princière dans laquelle figuraient tous les spécimens de l’architecture, depuis le romain jusqu’au rococo du dernier siècle. Son fortuné propriétaire n’avait averti personne de sa venue ; lui et son hôte gravirent pédestrement la colline, laissant leur léger bagage à la gare. Un suisse galonné les reçut à l’arrivée, parla dans un téléphone, et immédiatement quatre ou cinq valets vinrent recevoir les voyageurs.
Cette fastueuse demeure était, dans son ensemble, sombre, incommode et même peu saine, comme la plupart de celles de son espèce ; aussi lord Ewald n’entretenait-il ses grands appartements que pour se conformer à la tradition. Il s’était aménagé une confortable garçonnière, dominant la mer de 100 mètres, dans la partie la plus pittoresque de son manoir. On y montait par un ascenseur, et l’on s’y éclairait à l’électricité. À côté d’une chambre en plein midi, réduite à des proportions humaines, s’en trouvait une dite d’« amis, » où il logea son hôte. Toutes deux étaient meublées en style Tudor, avec vitraux, glaces de Venise, et meubles qui heureusement n’étaient pas de l’époque, car ils étaient on ne peut plus confortables. Le soir, à la clarté de la lune, l’aspect en était assez Renaissance pour qu’on en eût l’élégance, sans l’incommodité.
Ce délicieux buen retiro, ménagé dans une forteresse du temps jadis, était complété par une salle à manger féerique, occupant tout l’étage supérieur d’une tour carrée faisant encorbellement sur la falaise, de sorte qu’on y était comme dans ces châteaux qui couronnaient les proues des navires de l’illustre Armada de Philippe II. Cette pièce avait été disposée à l’orientale, avec un divan en fer à cheval ; à travers ses larges baies ouvertes, la vue plongeait au loin sur l’océan, dont les lames impuissantes venaient se briser sur l’écueil de granit qui supportait toute cette massive construction féodale, repaire imprenable des anciens lords normands d’Athelwood. Mais la civilisation avait passé par là ; un téléphone faisait communiquer cette salle avec les vastes cuisines du rez-de-chaussée, et les plats y montaient par un ascenseur spécial, de sorte qu’on était servi sans être importuné par les serviteurs. Tel était le nid d’alcyon où lord Celian avait passé sa courte lune de miel avec l’insignifiante Alicia.
C’était une tout autre société, que celle du vieux major de Veyre, mais une société plus vivante, car ce vétéran était resté un solide et joyeux convive.
Le souper fut gai. Toutefois, le maître du logis, qui était sobre, ne chercha pas à le prolonger à l’anglaise, et, à neuf heures, chacun s’alla vertueusement coucher. Lord Ewald avait proposé une partie de chasse pour le lendemain ; sir Guy l’avait refusée. Comme beaucoup de gens qui ont fait la guerre, il avait en horreur ce divertissement sanguinaire qui a la prétention de lui ressembler ; mais il aimait l’exercice du cheval, que l’exiguïté de ses revenus lui interdisait à Londres, et il fut convenu que le jour suivant serait consacré à une longue chevauchée dans les environs.
(À suivre)
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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)