Dans l’excellente étude qu’il a consacrée à Arthur Machen, Philip Van Doren Stern note « qu’un subtil parfum fin de siècle imprègne l’œuvre entier de cet auteur » et que « Machen est un authentique artiste en merveilleux qui s’efforce de deviner quelles choses peuvent bien se cacher au-delà de la vie et du temps. » Quand on aura lu le récit criminel qui va suivre, on ne pourra que se rallier à cette opinion. Chambre meublée tout confort aurait, sans nul doute, fait les délices de O. Henry – orfèvre en la matière, et que vous avez pu apprécier dans nos précédentes anthologies – pour des raisons que nous laissons à chacun le plaisir de découvrir…
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À sa grande surprise, il éprouva un véritable soulagement dès qu’il eut franchi le seuil de la chambre qu’on lui avait assignée. Pour être franc, la fenêtre s’ouvrait bien un peu haut dans le mur et, en cas d’incendie, il aurait été difficile, pour nombre de raisons, d’essayer de s’échapper par là. D’autant que cette ouverture était garnie de barreaux semblables à ceux qui protègent, ici et là, les fenêtres des sous-sols londoniens. Mais, à part cela, la pièce était vraiment très agréable.
Un papier à fleurs du plus gracieux effet en recouvrait les murs où l’on avait accroché un casier à livres – dont la vue lui serra le cœur – et deux ou trois peintures estimables, représentant des sujets religieux et profanes. Il y avait aussi, sous la fenêtre, une petite table où se voyait un jeu d’échecs. Quant à l’homme qui était à son service, il s’occupait à préparer le thé sur une autre table, beaucoup plus grande, et qui se trouvait au centre de la pièce. Enfin, un très joli fauteuil de rotin l’attendait auprès d’un grand feu.
Et puis, Dieu merci ! tout était bien fini maintenant. Du reste…
Les trois derniers mois avaient été terribles, et ce jusqu’à l’heure précédente. Le début avait été très pénible ; et puis, un soir, tout avait changé en l’espace d’une minute. La fille n’en valait pas la peine, bien sûr ; mais il n’avait pas pu faire autrement. Après, le plus dur avait été de quitter la ville.
Il avait d’abord pensé continuer à mener sa petite vie de tous les jours : personne – il en était certain — ne l’avait vu suivre Joe le long de la rivière. Pourquoi ne pas flâner comme il en avait l’habitude, ne rien dire, et ne pas pousser la porte des Armes de Ringland pour y vider une pinte ?
Des jours et des jours s’écouleraient avant qu’on ne découvre le corps sous les aulnes ; il y aurait enquête, et tout le reste. Le mieux, pour lui, ne serait-ce pas de faire comme si de rien n’était et de tenir sa langue, si jamais la police s’avisait de lui poser des questions ?
Mais, dans ce cas, quel alibi lui faudrait-il inventer pour ce soir-là ? Il pourrait toujours dire qu’il était allé faire un tour dans les bois de Bleadon et qu’il était rentré chez lui sans rencontrer âme qui vive. Nul de ceux auxquels il pouvait penser ne le contredirait.
Maintenant, là, dans cette chambre si quiète avec son gai papier aux couleurs vives, assis près du feu dans le joli fauteuil de rotin – là, où rien ne lui rappelait, si peu que ce fût, quoi que ce soit de ce qu’il avait entendu raconter des endroits de ce genre, il pensait qu’il aurait mieux fait de s’en tenir à sa première idée, de feindre de se désintéresser de l’affaire, de voir venir et de les laisser se débrouiller seuls.
Mais il avait eu peur. Trop de gens l’avaient entendu déclarer qu’il « ferait la peau » à Joe, s’il ne laissait pas cette fille tranquille. Et il avait montré son revolver à Dick Haddon, à Carey « l’écrevisse, » à Finniman et à des tas d’autres. Histoire de rire, ils l’avaient même aidé à le charger, si bien que tout était fin prêt.
Alors, il avait été pris de panique et s’était mis à trembler de tous ses membres : il venait brusquement de comprendre qu’il lui était désormais impossible de demeurer à Ledham une heure de plus.
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Mrs. Evans, sa logeuse, passa cette soirée-là chez sa fille mariée à l’autre bout de la ville ; elle ne serait guère de retour avant onze heures. Ayant rasé sa courte barbe noire et sa moustache, il gagna les faubourgs à la faveur des ténèbres, marcha toute la nuit, atteignit Darnley juste à temps, le lendemain matin, pour y prendre le « train-touristes » de Londres.
Le convoi était bondé ; mais il n’y vit personne de sa connaissance. Les wagons regorgeaient d’ouvriers du textile, habitant soit Lockwood, soit Darnley même, lesquels menaient grand bruit et ne faisaient point attention à lui. Ils descendirent tous à la gare de King Cross ; il marcha un bout de temps en leur compagnie, regardant, comme eux, de droite et de gauche ; puis il prit une pinte de bière dans un bar où il y avait foule. Et il n’imaginait pas que quelqu’un puisse jamais deviner où il était passé.
Il loua une chambre discrète, dans une petite rue tranquille qui donnait dans Caledonian Road. Et il attendit. Il y eut quelques lignes dans le journal du soir ; quelques lignes assez vagues. Mais le lendemain, le corps de Joe était tout de même retrouvé et l’on parla de crime, d’autant que le médecin légiste se refusait à conclure au suicide.
Alors, son propre nom apparut dans les titres : on disait qu’il avait disparu ; on lui demandait de donner signe de vie. Il lut qu’on supposait qu’il avait gagné Londres. La peur le submergea : il tremblait de la tête aux pieds ; sa gorge se nouait ; ses mains s’agitaient convulsivement tandis qu’elles tenaient le journal ; et sa tête tressautait nerveusement sans arrêt.
L’idée de se retrouver seul dans sa chambre l’effrayait, car il savait qu’il ne pourrait s’y tenir tranquille, qu’il y tournerait en rond comme un fauve en cage, et que sa logeuse finirait par s’inquiéter. D’autre part, il craignait tout autant de rester dans la rue : là, derrière lui, un policeman pouvait à tout instant lui mettre la main au collet.
Il y avait une espèce de petit square au coin de la rue. Il alla s’y asseoir sur un banc et déploya largement le journal devant lui, cependant que des enfants se poursuivaient en criant au long des allées asphaltées. Ils ne faisaient pas attention à lui ; mais c’était tout de même une compagnie, et cela valait mieux que de se retrouver tout seul entre les quatre murs de sa petite chambre silencieuse. Bientôt la nuit tomba ; et le gardien ferma les grilles.
Cette nuit-là fut suivie d’autres nuits et d’autres jours encore. Des jours et des nuits d’une angoisse telle qu’il n’aurait jamais cru qu’un homme la puisse supporter.
Il avait emporté assez d’argent pour vivre à l’aise durant un certain temps. Pourtant, chaque fois qu’il lui fallait changer un gros billet, il le faisait en tremblant, craignant que ledit billet n’aidât à retrouver sa trace. Que faire alors ? Où aller ? Dans quel pays ? Partout, il y avait des passeports à faire viser, des questionnaires à remplir. Il n’y fallait pas penser.
Il lut que la police était sur le point d’éclaircir le « mystérieux crime de Ledham. » Et, tremblant, il s’enferma à double tour dans sa chambre. L’angoisse l’étreignait ; il gémissait ; et des murmures, des mots sans suite, s’échappaient de ses lèvres : « D’accord, d’accord, d’accord… Oui, oui, oui… Voilà, voilà, voilà… C’est bon, c’est bon, c’est bon… » Tout cela parce qu’il ne pouvait rester ni calme ni silencieux, avec cette angoisse qui lui serrait le cœur, cette horreur morbide qui le faisait frissonner et cette indicible épouvante qui lui pesait au creux de l’estomac.
Mais rien ne se produisît. Alors, une pâle lueur d’espoir se fit jour, qui le réconforta quelque peu. Et, durant deux jours, il crut qu’il lui restait encore une chance.
Un soir qu’il se trouvait dans cette heureuse disposition d’esprit, il s’aventura jusqu’au petit bar du coin pour y boire une bouteille d’ale, – de l’Old Brown, – ce qu’il fit avec un plaisir évident. Il se dit alors que la vie vaudrait encore d’être vécue si, par miracle, – ce ne pouvait être que par miracle, – tout cet horrible passé venait à s’effacer, et qu’il pût, enfin, redevenir un homme comme tous les autres hommes qui, eux, n’avaient rien à redouter.
Il savourait sa bière presque tranquillement quand une phrase, dite au bar, lui fit dresser l’oreille : « Il paraît qu’ils l’ont repéré dans le coin, à ce qu’on dit. »
Il sortit sans achever son verre, et se demanda s’il aurait le courage d’en finir avec la vie cette nuit-là. En fait, les clients du bar parlaient tous bonnement d’un chat qui avait fait de grands dégâts dans le voisinage. Mais pour lui, en proie à l’idée fixe, cette petite phrase était un arrêt du destin.
Une fois encore, il aurait voulu échapper à cette épouvante qui ne le lâchait pas, aux murmures convulsifs. aux mots sans suite. Et il s’étonnait que le cœur de l’homme puisse supporter, sans faiblir, une telle angoisse, un tel tourment. C’était comme s’il venait de découvrir – lui seul – un monde nouveau dont nul avant lui n’avait jamais rêvé. Un monde auquel personne ne pourrait croire si on le lui décrivait.
Jadis il avait eu des cauchemars affreux et, comme tout le monde, il en avait beaucoup souffert. Il se souvenait encore de deux ou trois d’entre eux qui l’avaient obsédé il n’y avait pas si longtemps. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’il endurait maintenant. Non, endurer n’était pas le mot ; il souffrait, terriblement. Comme souffrirait un ver se tordant sur des charbons ardents.
Dehors, devant les rues, – dont quelques-unes étaient bruyantes, d’autres tristes et désertes, – il se demanda, pris de panique, laquelle il devait prendre. On le recherchait dans chacune d’elle, et chaque pas qu’il allait faire pouvait lui être fatal. Les rues les plus fréquentées, celles où des gens parlaient et riaient, devaient être celles où il courait le moins de risques. II y pouvait marcher avec les autres, se confondre avec eux et, de la sorte, échapper à ceux qui lui donnaient la chasse.
Mais, d’un autre côté, les lampadaires électriques de ces rues les éclairaient à giorno, et chacun des visages de ceux qui passaient là se trouvait en pleine lumière. Bien sûr, il était maintenant entièrement rasé, alors que les photographies des journaux le représentaient toujours avec barbe et moustache. Toutefois, quelque regard perçant pouvait tout de même l’identifier ; d’autant qu’on pourrait faire venir de Ledham quelqu’un qui le connaissait bien.
Il était sur le point de se diriger vers une rue rue proche et fort tranquille ; mais il hésita. Au vrai, ladite rue – qui n’était pas très bien éclairée – était on ne peut plus calme après la tombée de la nuit. Elle était bordée de maisons de deux étages, faites de briques grises et sales, de maisons qui abritaient chacune trois ou quatre familles.
Des hommes, fatigués de leur journée de dur labeur, venaient y chercher le repos, et les gens y tiraient les volets de bonne heure. On en sortait peu ; on s’y couchait tôt. On ne circulait guère dans cette rue ; pas plus, d’ailleurs, que dans celles où elle menait. L’éclairage y était pauvre et ne pouvait évidemment être comparé à celui des grandes artères.
Pourtant, le fait même qu’il y passait peu de monde rendait plus suspects les rares promeneurs qui s’y aventuraient. La police faisait aussi bien sa ronde dans ces rues ténébreuses que dans celles qui brillaient de tous leurs feux, et la rareté des passants ne pouvait que l’inciter à regarder de plus près ceux qui en longeaient les trottoirs.
Dans ce nouveau monde, dans ce monde atroce qu’il avait découvert, et où il était seul, les ténèbres étaient plus éclatantes que la lumière du jour et la solitude plus dangereuse encore que ne pouvait l’être la foule. Il craignait tout autant l’ombre que la lumière ; et il regagna sa chambre en frissonnant. Il trembla, des heures durant, en attendant de voir poindre le jour. Il trembla ; il trembla en ressassant son obsédante litanie : « D’accord, d’accord, d’accord… Magnifique, magnifique… C’est la seule façon, c’est la seule façon, c’est la seule façon… Oui, oui, oui… De premier ordre, de premier ordre… » Tout cela n’était que murmures ; et il lui fallut faire effort pour ne pas hurler comme un fauve.
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C’était bien un peu à la façon d’un fauve qu’il s’attaquait à la fatalité, comme il l’aurait fait aux barreaux d’une cage, et qu’il s’y déchirait. Maintenant encore, tout cela lui paraissait incroyable. Ce n’était pas possible : il allait sûrement s’éveiller, comme cela s’était toujours produit pour ses cauchemars d’autrefois ; car, bien sûr, ces choses-là ne pouvaient point exister. Il ne pouvait y croire ; il ne le voulait pas.
Ou alors, si ces choses étaient vraies, elles avaient dû arriver à quelqu’un d’autre dont il partageait incompréhensiblement le tourment.
Ou bien il avait lu cela dans un livre, dans une de ces histoires qui nous font frissonner et auxquelles nous n’accordons guère de crédit. Ce n’étaient que phantasmes, et l’on pouvait penser que tout allait rentrer dans l’ordre. Mais, brusquement, la réalité des faits s’abattit sur lui comme un énorme marteau.
Il s’efforça cependant de se raisonner. D’être lucide avec lui-même, de ne pas céder au désespoir, de ne négliger aucune des chances qui pouvaient lui rester. Après tout, il y avait déjà trois semaines qu’il avait pris, à Darnley, le « train-touristes, » et ses possibilités de se tirer d’affaire augmentaient avec chaque jour de liberté.
Souvent, ces sortes d’histoires finissent en queue de poisson, et on les classe. Il existe de nombreux cas où la police n’a jamais arrêté qui que ce soit. Il alluma sa pipe, et se mit en devoir d’examiner les choses calmement.
Il ne serait peut-être pas mauvais de donner congé à sa logeuse pour la fin de la semaine, de chercher quelque chose dans le sud de Londres et d’essayer de trouver un travail quelconque : ce serait un bon moyen de brouiller les pistes. Il se leva, s’approcha de la fenêtre, regarda pensivement dans la rue et porta la main à son cœur.
Là-bas, à la devanture du kiosque à journaux, était épinglée l’affichette d’un quotidien du soir. On y lisait en caractères énormes :
« DU NOUVEAU DANS LE CRIME DE LEDHAM. »
Et ce fut la fin. Il ne sut jamais très exactement comment on avait pu retrouver sa piste. En fait, une femme qui le connaissait assez bien s’était trouvée à l’entrée de la gare de Darnley le matin du jour où il avait pris le « train-touristes, » et elle l’avait reconnu bien qu’il ne portât plus ni barbe ni moustache.
D’autre part, en montant l’escalier, sa logeuse l’avait entendu gémir et murmurer, encore qu’il parlât à voix basse. À la fois curieuse et effrayée, elle se dit que son locataire pouvait être dangereux et s’ouvrit de la chose à des amis.
Ce fut ainsi qu’elle vint aux oreilles de la police et que celle-ci s’enquit de la date d’arrivée du locataire en question. Et c’est la fin de cette histoire. C’est aussi pourquoi l’inconnu du début boit maintenant une bonne tasse de thé bien chaud, tout en mangeant des œufs au bacon de fort bon appétit, dans cette agréable chambre au gai papier à fleurs. Ou, si vous préférez, dans la cellule des condamnés à mort.
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(Arthur Machen, « The Cosy Room, » traduit par Françoise Martenon et Roland Stragliati, in L’Anthologie du mystère, numéro spécial d’Ellery Queen Mystère Magazine, n° 213 bis, Paris : Éditions Opta, automne 1965, reprenant l’Ellery Queen’s Anthology n° 9, Mid-Year 1965. « Mr. Hyde enters Dr. Jekyll’s house at night, » illustration de Charles Raymond Macauley pour The strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson, New York: Scott-Thaw, 1904)
☞ Cette nouvelle d’Arthur Machen est d’abord parue dans l’anthologie de Cynthia Asquith, Shudders, A Collection of New Nightmare Tales, London: Hutchinson & Co, sd [1929], avant d’être reprise dans le recueil The Cosy Room and Other Stories, London: Rich & Cowan Ltd, sd [1936].
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Étonnamment, sous le titre : « Ein gemütliches Zimmer, » elle a fait l’objet d’une traduction en alsacien dans le supplément du quotidien mulhousien, Der Republikaner, Sozialistisches Organ für der Ober-Rhein [Le Républicain du Haut-Rhin, quotidien socialiste], trente-et-unième année, n° 95, samedi 23 avril 1932. Pour une meilleure lisibilité, n’hésitez pas à cliquer sur l’image pour l’agrandir.
ARTHUR MACHEN : EIN GEMÜTLICHES ZIMMER
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