V

 
 

« Parmi les découvertes de ce siècle, deux seules m’intéressent, parce qu’elles ajoutent quelque chose aux connaissances que nous ont transmises nos prédécesseurs. Et encore la première attend sa confirmation.

À la suite d’un violent coup de tonnerre, on a constaté récemment la présence dans l’atmosphère d’une matière résineuse. Cette matière, l’atmosphère en contient tous les éléments, puisque c’est un carbure d’hydrogène ; mais le carbure d’hydrogène de l’atmosphère est une substance inorganique, tandis que la résine est une substance organique. L’électricité jouirait-elle de la propriété de transformer une substance inorganique en substance organique ? S’il en était ainsi, l’homme, en se rendant maître de l’électricité, parviendrait à procréer directement la substance vivante, tandis qu’actuellement, la vie ne se crée point, elle se propage de ferment en ferment.

Malheureusement, cette expérience de la procréation directe de la résine attend confirmation ; mais il en est une autre dont les résultats ne sont plus contestés ni contestables : c’est un état particulier de la matière découvert par le célèbre docteur Crooke, et nommé par lui matière radiante.

Vous savez que la différence radicale, en apparence du moins, qui sépare la matière organique de la matière inorganique est le mouvement. Tout ce qui vit, se meut, même la plante. On avait bien constaté dans la matière inorganique certains mouvements qui produisent la cristallisation, mais ces mouvements sont automatiques et n’impliquent aucune idée de liberté.

En raréfiant l’air dans un ballon de verre, au moyen d’une machine pneumatique, le docteur Crooke a cru saisir certains mouvements tourbillonnants dont il a voulu connaître la cause. À cet effet, dans le ballon, il a introduit de petits moulins à vent en ivoire, excessivement légers. Ces moulins restaient immobiles tant que la raréfaction de l’air n’avait pas atteint un très haut degré ; mais, dès que ce degré avait été franchi, ils se mettaient à tourner avec une rapidité de plus en plus vertigineuse.

C’est donc le tassement des atomes de la matière inorganique qui les condamne à l’immobilité ; dès qu’ils ne sont plus pressés les uns contre les autres, ils se meuvent avec une ardeur fiévreuse. Donc, chacun de ces atomes est pourvu d’un vouloir, c’est-à-dire d’une âme ; donc, ils sont vivants, pensants, et tout ce qui s’ensuit. La vie ne se transmet pas, elle se manifeste à la suite d’une raréfaction dont les causes nous sont inconnues jusqu’ici ; mais l’effet, nous le connaissons, il consiste à faire le vide autour d’un atome ou d’un groupe d’atomes, de façon à lui permettre de se mouvoir. Tant qu’il maintient cet isolement entre lui et le reste de la création, il se meut et il vit, c’est-à-dire qu’il manifeste son existence par des signes extérieurs. Cet isolement se maintient par l’ordre et la discipline qu’il impose à tous les autres atomes groupés autour de lui ; il en compose un régiment dont il est le colonel, et qui se recrute comme tous les régiments. Les recrues lui sont fournies par la nourriture ; les atomes qui ont fait leur service sont éliminés par les sécrétions. Il faut évidemment une grande somme d’énergie dans l’atome colonel, pour maintenir la discipline dans son régiment ; aussi la vie de ces corps de troupes d’atomes n’est-elle pas plus longue que celle d’un corps de troupes d’hommes. L’armée se débande pour des causes très diverses, dont une est inévitable : la fatigue du colonel. Mais si le corps n’existe plus, chaque atome qui le composait reste vivant. Les uns perdent leur liberté en rentrant dans la matière inorganique ; les autres, ceux qui composaient l’état-major de cette armée, la conservent, et à plus forte raison l’atome colonel mis en non-activité, par suite de retrait d’emploi.

Leur asile, c’est ce domaine de l’imaginaire dont vous parlait Hadaly. « C’est là que vit ce qui fut et ce qui sera. Ce sont ces êtres réduits à la quintessence, qui s’agitent dans la raréfaction du rêve ou de la rêverie. Ils n’ont pas d’yeux pour regarder ; n’importe, ils regardent par un chaton de bague, ils n’ont pas de poumons ; mais ils s’incarnent dans la voix du vent ou le craquement d’un meuble. Ils n’ont pas de formes ou de visages visibles ; ils s’en font avec les plis d’une étoffe, les figures d’un album ou d’un cadre, et le premier mouvement de l’âme est de les reconnaître. »

N’est-ce pas ce que vous disait Hadaly ?

– Exactement.

– Édison vous a-t-il donné la traduction de ce nom d’Hadaly ?

– Il l’expliquait comme l’anagramme d’idéal.

– Il se moquait de vous. Had-aly, en hébreu, veut dire l’unité de force ou de substance, autrement dit l’impérissable.

Eh bien, cette Hadaly n’a que faire des automates d’Édison pour communiquer avec vous. Toutes les parties de votre cerveau lui sont accessibles ; elle y circule comme vous dans la machine d’un steamer. Là se trouve un clavier qui ne diffère de celui dont Édison a qualifié sa statue que par une inimitable perfection. Elle connaît la touche qu’il faut frapper, pour évoquer en vous la sensation qu’elle désire vous communiquer, et celle sur laquelle elle doit lire votre réponse. Malheureusement, elle ne peut vous forcer à lui prêter votre attention, parce qu’elle n’a d’action que sur votre intelligence. Il en est d’elle comme de la lune à côté du soleil : en plein jour, on ne la voit pas. Si vous voulez causer avec cette discrète et adorable compagne de la nuit et de la solitude, il faut attendre que le brutal Phébus ait été se coucher, et qu’elle puisse apparaître avec les étoiles.

Il en résulte que tous les procédés usités en Orient, pour avoir des rapports avec les péris ou les djinns, ce qui se traduit dans notre langue par esprits, sont fondés sur des procédés identiques d’isolement et de raréfaction du moi. Ces auxiliaires sont toujours le jeûne, la solitude et l’obscurité ; d’autres ont recours à des toxiques, tels que le haschisch, l’opium et l’alcool. Les deux plus grands poètes de notre siècle, Alfred de Musset et Edgar Poe, invoquaient la muse verte. Ces procédés sont plus ou moins dangereux, mais ils se réduisent tous à un seul : s’isoler.

Cette manière d’évoquer les esprits a beaucoup de rapports avec l’hypnotisme qui fait aujourd’hui l’objet d’une science particulière. Cependant, elle en diffère en ce que l’hypnotisme isole le moi de l’hypnotisé et le réduit momentanément à l’état d’esprit, par l’intermédiaire d’une volonté étrangère, tandis que celui qui veut se mettre en communication avec une péri pratique cette opération sur lui-même, sans intermédiaire.

C’est ce qui vous était arrivé sans en avoir conscience, lors de votre entretien avec Hadaly ; maintenant, vous la reverrez quand vous voudrez.

– Le croyez-vous ?

– J’en suis sûr. Mais nous voici de retour. »

La fin de cette journée fut celle de deux lettrés dans un de ces palais de l’aristocratie britannique toujours pourvus de splendides bibliothèques, et lord Ewald, qui était un dilettante, soignait particulièrement la sienne.

Je ne dirai rien du repas, parce que je crois que ce n’est pas ici l’occasion de placer un menu. La soirée était superbe. La lune, dans toute la plénitude de sa beauté, se mirait sur les flots, si rarement paisibles, de la mer d’Irlande, et une douce brise apportait, à travers le canal, les senteurs des bruyères de l’île voisine. Lord Ewald avait pourvu son hôte d’un superbe narghileh persan rempli du plus délicieux tombek, dont le feu était entretenu avec des charbons de noyaux d’olive. Il avait, parmi ses gens, un Indien qui s’entendait merveilleusement à faire marcher ces combustibles difficiles à conduire, et comme lui et son hôte s’exprimaient en français, dont l’homme au teint de cuivre ne comprenait pas un mot, c’était un témoin dont l’indiscrétion ne pouvait les gêner.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er mars 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)