Pour que l’Image s’éveillât, il fallait d’abord ranimer les deux pôles de sa vie d’image : la lanterne de l’opérateur et l’écran.

Placée entre les deux, elle commençait à vivre. Son corps à deux dimensions prenait contact avec la surface lisse sur laquelle il était projeté, heureux de renaître, palpitant de toutes ses cellules d’ombre, et son visage, d’une perfection à faire frémir, relevait lentement deux herses de longs cils sur des yeux extasiés, dont les prunelles et le blanc brillant nageaient avec lenteur d’un bord à l’autre des paupières. Ce premier plan produisait, infailliblement, un grand effet. C’était la présentation de l’Image au public.

Une fois qu’elle avait capté les rayons obscurs de tous ces regards qui convergeaient vers elle, l’Image était prête pour des aventures qui, tantôt, la réduisaient à un infime point, mouvant dans les lointains d’un parc ou d’une prairie, criblés de taches de soleil, tantôt étiraient ses dimensions autant que le permettait la trame de son corps impalpable, tantôt lui infligeaient une croissance vertigineuse, lorsqu’elle accourait du fond de l’horizon, montée sur un cheval au galop ou assise au volant d’une automobile. Elle s’agitait, pleurait, souriait, s’inclinait comme une gerbe sur des épaules masculines, s’avançait avec une grâce royale, aux côtés d’un habit noir, dans des halls toujours décorés de plantes vertes et de meubles sculptés. Elle s’avançait et ses deux jambes, hautes et fuselées, se dessinaient tour à tour sous sa robe de soie, depuis l’attache de la cuisse.

L’Image n’éprouvait aucune des émotions qu’elle exprimait à l’écran – pas plus qu’elle ne mourait des coups de poignard ou de revolver. Cette bienheureuse insensibilité était la condition même de son existence. De même, le décor, jardin, bouge ou palais, lui était indifférent. Ce qui la faisait vivre et lui procurait de merveilleuses jouissances, c’étaient ces innombrables rayons obscurs des regards qu’elle captait et qui la réchauffaient de leur ardeur. Grâce à eux, elle savait qu’elle était belle, pitoyable, redoutable, fascinatrice. Et elle percevait la moindre altération de chacun de ces rayons comme un chef d’orchestre entend la fausse note ou la fuite d’une croche à contre-temps parmi la marée musicale de l’orchestre.
 

*

 

Quand on la remettait dans sa boîte, enroulée sur elle-même comme un boa transparent, l’Image reprenait son rêve confus, nourrie par les regards qui l’avaient caressée.

Elle en conservait une béatitude que des événements inconnus d’elle venaient renforcer à son insu. Ainsi, chaque fois qu’un inconnu écrivait à la jeune femme de chair dont elle était le reflet une de ces lettres qui arrivaient en masse au luxueux domicile de la vedette :

« Madame, je vous ai vu hière dans votre nouveau film et je meure d’amour pour vous. Jamai vous n’avez été si belle. Si il y a dans votre cœur un peu d’intérêt pour un pauvre petit gas qui n’est pas gatté par la vie, envoyez-lui votre photo, une où vous avez l’air triste et vous ferez un heureux. »

Ou bien :

« Mademoiselle, comme j’ai pleuré samedi soir au moment où vous dites adieu au jeune homme que vous aimez ! Vous étiez si belle, si émouvante, si malheureuse ! Cela vous arrachait l’âme. Quand vous restez appuyée à la balustrade de pierre et que vous le regardez s’éloigner, c’est toute la Femme qui souffre à travers vos beaux yeux. J’ai cru revivre le drame de mon existence. Mais vous êtes bien plus belle que moi. Vous êtes de ces reines qui passent dans la vie et qu’on regarde passer, etc., etc. »

Chaque fois, une émanation de cet amour répandu aux pieds de l’idole parvenait à son image endormie et rendait son sommeil plus délicieux, comme si un nouveau soleil eût rayonné sur son repos.

L’Image n’avait aucunement conscience du temps que duraient ces intervalles noirs entre les lumineuses résurrections. Aussi, lorsque, après une période où on l’éveillait à chaque instant pour l’offrir à un public ravi, on la laissa dormir dans sa boîte, sur un rayon de placard où quantité de boîtes pareilles à la sienne étaient rangées, elle ne s’aperçut de rien.
 

*

 

Un jour vint où elle se retrouva placée devant la lumière éblouissante, tandis que son corps à deux dimensions reconnaissait le contact familier de l’écran. Aussitôt, ce fut pour elle comme si elle ne l’avait jamais quitté. Elle leva sur ses larges prunelles la herse de ses cils et attendit les rayons des regards qui devaient former, à eux tous, son cœur immatériel.

Dès qu’ils l’atteignirent, elle éprouva un frémissement d’une nature singulière ; une sensation qu’elle ne pouvait reconnaître, car c’était le reflet de la douleur et de la honte. Cela lui fit l’effet d’un éparpillement de toute sa personne. Les rayons ne lui étaient pas favorables ; ils cherchaient à la détruire au lieu de lui donner la vie. L’Image ne comprenait rien à ce qui se passait. D’ailleurs, il n’était pas dans les conditions de son existence d’Image qu’elle comprît quoi que ce fût ; elle ne pouvait que sentir.

Dans la salle, le populaire, déjà mis en joie par le titre de la bande : Un peu de cinéma rétrospectif. Un grand film d’il y a quarante ans, criblait de lazzis et d’éclats de rire chacun des gestes de l’ombre mouvante :

« A-t-elle l’air godiche !…

– Mince de z’yeux ! T’es pas mort, Alfred ?

– Hou là, tu me fais peur…

– Chochotte, elle pleure !… »

D’autres voix, plus distinguées :

« Quelle grossièreté… Ces premiers plans… C’est enfantin, tout de même… Dire qu’on a aimé ça…

– La femme est assez belle…

– Heu, bien artificielle… Si la dernière des figurantes jouait comme ça de nos jours, le metteur en scène la jetterait à la porte immédiatement…

– Et ces robes, ma chère ! Était-on assez fagoté dans ce temps-là !… »

Lapidée par d’invisibles projectiles, l’Image souffrait tout ce qu’il est possible à une image de souffrir.

Il lui semblait que la vie allait l’abandonner, lorsqu’un regard venu à elle du fond de la salle la ranima. Il était chargé d’une telle sympathie, d’une telle ardeur désespérée, qu’il parvint à neutraliser l’effet des rayons hostiles.

Il provenait du fond d’une loge dans laquelle une très vieille dame était assise. Ses yeux fatigués, aux paupières éraillées par le grand âge, contemplaient l’Image comme on contemple l’inaccessible. Jamais, au temps de ses plus beaux triomphes, l’Image n’avait inspiré une telle nostalgie.

Une jeune femme modestement vêtue, qui se tenait assise à côté de la vieille dame, se détournait parfois pour sourire, quand l’Image apparaissait dans une de ces robes qui avaient fait rêver jadis tant de midinettes et de bourgeoises. La vieille dame se pencha vers elle :

« Vous voyez, Maud, ce fourreau de lamé argent… C’est celui que je portais le soir de mes fiançailles avec la Prince de Bamberg. Il avait fallu établir un service d’ordre, ce soir-là, à la porte de mon hôtel.

– Le Prince de Bamberg ? Celui-là qui a quitté Madame pour une danseuse ?

– Oui, Maud. Mais je ne l’ai pas regretté, vous savez… À ce moment déjà, j’aimais ailleurs… Ah ! j’ai été beaucoup aimée, beaucoup, Maud…

– Madame était si belle… Tous les hommes devaient en être fous.

– Ah oui, ah oui… Mais que me reste-t-il de tout cela ?

– Des souvenirs, madame…

– Ce n’est pas grand-chose, Maud. Vous verrez, plus tard… »

À ce moment, un éclat de rire général salua la grande scène d’amour du premier plan. La vieille dame ne put pas ne pas l’entendre, et elle parut se tasser encore un peu plus sur elle-même. Maud était fort mal à l’aise.

Si son corps d’ombre n’avait pas été maintenu implacablement par la pellicule de celluloïd, l’Image, frappée par cet éclat de rire, fût tombée en syncope, tout comme une femme. Elle ne sentait plus dans son cœur immatériel qu’une imperceptible pulsation de vie – et c’était le regard de la vieille dame.

Peu à peu, cette pulsation s’accéléra, faisant circuler, par larges ondes, un nouveau bien-être dans le corps de l’Image.
 

*

 

Au milieu de la foule ricanante, la vieille dame ne voyait, n’entendait rien. Maud lui parla ; elle ne répondit pas, tendue de tout son être vers cette ombre qui était la jeunesse, et la beauté, et l’amour, et le parfum des fleurs, et ce goût qu’avait la vie, jadis, tous les matins… Elle oubliait son apparence actuelle, ses rides, son corps effondré. Elle riait, pleurait, haletait, vivait tout entière à travers un visage d’une perfection à faire frémir, à travers de larges prunelles qui nageaient lentement d’un bord des paupières à l’autre…

Entre l’Image et celle qui avait été son double de chair, le rayon obscur du regard transportait la vie de l’une à l’autre. La vieille dame sentait que la chaleur se retirait de ses membres. Elle ne résistait pas, heureuse – et tout à coup, avec un arrachement doux, la vie sortit d’elle et s’engagea sur le pont invisible qui aboutissait à l’écran.

« Madame ! s’écria Maud. Mon Dieu ! Madame… »

Sa maîtresse avait glissé de sa chaise à terre. Sur le tapis de la loge, ce n’était plus qu’un paquet d’étoffes noires parmi lesquelles brillait le diamant, d’une eau merveilleuse, que l’ancienne « star » portait à la main gauche.

Au même instant, un grand tumulte s’éleva dans la salle.

L’Image s’était sentie douée tout à coup d’une puissance prodigieuse : elle voyait, elle comprenait, elle savait le pourquoi de son existence et ce qui la distinguait des êtres de chair. Un bonheur surnaturel l’envahit, si intense que son corps d’ombre ne put résister à tant d’ardeur et qu’elle se sentit fondre.

Sur l’écran, cela fit un papillotement de taches éblouissantes, puis plus rien, tandis qu’une grande flamme jaillissait de la cabine de l’opérateur.

Maud avait bondi hors de la loge, ne songeant plus qu’à se frayer un chemin à travers la foule hurlante qui encombrait déjà les issues.

L’incendie du Royal-Cinéma coûta la vie à plus de cent personnes. Parmi les cadavres, on retrouva le corps à demi carbonisé d’une très vieille dame, qui portait à l’annulaire gauche un diamant d’une eau merveilleuse.

L’enquête établit que le sinistre était dû à une imprudence de l’opérateur. Il est en effet inadmissible qu’une Image ait mis le feu à un bâtiment construit en ciment armé, simplement parce que son double, en expirant, lui avait donné son âme.
 
 

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(Simone Ratel, « Les Contes de la Liberté, » in La Liberté, soixante-cinquième année, n° 23758, vendredi 23 août 1929 ; Giorgos Rorris, « Le Regard intrusif, » huile sur toile, 2012)