L’Amicale Jean Ray a consacré un volume à l’ensemble des contributions de l’auteur au Journal de Gand entre 1920 et 1923 (Œuvres complètes n° 4, Kuurne : Sailor’s Memories, 2005, présentation d’Arnaud Huftier). Sa première contribution remonte au 28 juin 1920, et sa collaboration s’avérera extrêmement prolifique jusqu’au 5 avril 1923 : on relève ainsi près de 150 chroniques ou compte rendus divers, et pas moins de 13 contes et nouvelles, repris pour la plupart au sommaire de son premier recueil, Les Contes du Whisky, paru en 1925.
Or, il apparaît que la collaboration de Jean Ray au Journal de Gand a été beaucoup plus précoce qu’on ne le croyait jusqu’ici, puisqu’on y relève sa signature dès 1915, soit cinq ans avant sa première contribution répertoriée. En effet, entre le 1er juillet et le 27 décembre 1915, six textes sont parus sous son nom, qui ne paraissent pas avoir été encore référencés. Il s’agit respectivement de deux poèmes patriotiques : « Leurs Tombes » et « Le Sourire, » suivis de quatre nouvelles : « La Fenêtre aux monstres, » « La Vengeance, » « Le Tableau » et « Le Feu follet. »
Si les deux poèmes de Jean Ray nous semblent inédits à ce jour, les trois premières nouvelles : « La Fenêtre aux monstres, » « La Vengeance » et « Le Tableau » sont en revanche déjà connues, puisqu’elles figurent au sommaire des Contes du whisky, Bruxelles : La Renaissance du Livre, 1925.
Nous avons pensé tout d’abord que la dernière nouvelle avait été reprise dans le recueil Les Joyeux Contes d’Ingoldsby (Bruxelles : Lefrancq, 1991), que nous avions lu il y a presque une trentaine d’années ; mais, après vérification, « Le Feu follet » n’offre rien de commun avec la nouvelle de même titre figurant dans ce recueil, traduite du flamand et beaucoup plus tardive. Nous en profitons d’ailleurs pour remercier Jean-Yves Freyburger de son aide précieuse à cette occasion.
Nous sommes loin de connaître parfaitement l’œuvre de Jean Ray, et nous pouvons faire erreur ; mais, à notre connaissance, il ne nous semble pas que ce conte ait jamais été repris. Nous n’avons pu consulter l’imposante bibliographie de l’Amicale Jean Ray en deux volumes : cela demanderait donc vérification, et l’avis d’un spécialiste de l’œuvre du conteur gantois serait naturellement le bienvenu.
Il peut paraître également singulier que la collaboration de Jean Ray avec le Journal de Gand se soit brusquement interrompue après la publication du « Feu Follet. » Nous n’avons relevé en effet aucune autre fiction de l’auteur entre le 28 décembre 1915 et le 31 décembre 1918, date du dernier numéro de la collection que nous avons pu consulter. On peut imaginer que le conteur gantois était engagé dans d’autres projets ; mais il est cependant curieux de ne pas retrouver cette nouvelle au sommaire des Contes du whisky, contrairement aux trois autres déjà publiées dans le journal. Nous serions pour notre part assez enclin à penser que la tonalité particulièrement macabre du « Feu Follet » ait pu faire craindre à la rédaction du Journal de Gand d’effaroucher une partie de son lectorat, et interrompre ainsi une collaboration qui s’annonçait pourtant bien engagée ; mais cela ne reste qu’une simple hypothèse, que rien ne nous permet de confirmer pour l’instant.
Quoi qu’il en soit, les références que nous signalons ici devraient avoir au moins le mérite de rectifier un point important de la bibliographie de Jean Ray :
Contrairement à ce qu’affirment les différentes sources consultables sur le web, les premières nouvelles fantastiques de l’auteur ne sont pas parues dans Ciné en novembre 1919 (« La Vengeance » le 23 novembre et « Le Gardien du cimetière » le 30 novembre 1919), mais bien quatre années plus tôt dans les colonnes du Journal de Gand entre juillet et décembre 1915.
MONSIEUR N
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Leurs Tombes
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Leurs tombes n’ont ni fleurs, ni marbres
Et ni couronnes ni bouquets
Ni la splendeur verte des arbres :
Ifs élancés, sombres cyprès.
Ni dalles blanches où l’on grave
Le nom aimé en lettres d’or.
Ni le silence doux et grave
Qui pèse sur le champ des morts.
Au lieu de bordures fleuries
De pierres, de saules pleureurs,
Les soldats morts pour la Patrie
Auront leurs tombes dans nos cœurs.
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 182, jeudi 1er juillet 1915 ; Otto Dix, pointe sèche et aquatinte extraite du portfolio « Der Krieg, » 1924)
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Le Sourire
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L’obus rouge éclatait au ras de la tranchée.
Un soldat est tombé – un petit gas – un bleu.
Plus d’une larme mouille un coin des peaux bronzées.
Car ce gamin c’était un vrai brave, parbleu !
Soudain un officier s’est détourné – il rampe
Vers l’abri où dort le drapeau du régiment,
Détache d’un coup sec l’étoffe de la hampe,
Et l’étend sur le corps mutilé de l’enfant.
La mort avait déjà mis sa pâleur de cire
Sur le front doucement ombré de boucles d’or,
Lorsque l’on vit soudain se plisser en sourire
Le bouche glaciale et sanglante du mort.
Pas un sourire ! Plus ! – car c’était quelque chose
Qui dissipa l’horreur de ce cadavre froid,
Qui voilait la blessure et ses ruisselets roses
Et qui fit faire aux vieux le signe de la croix.
Et pourtant il n’était prodige ni mystère,
Ce sourire venu d’au-delà du tombeau.
Sans regret le soldat avait quitté la terre.
Il s’était endormi dans les plis du Drapeau !
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 194, mardi 13 juillet 1915 ; Otto Dix, « Mahlzeit in der Sappe, » pointe sèche et aquatinte extraite du portfolio « Der Krieg, » 1924)
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La Fenêtre aux monstres
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Nouvelle Inédite
Vous voulez sans doute que je vous parle de mon voisin Haans ? C’était un sorcier abominable. Vingt fois, cent fois peut-être j’ai prévenu les autorités de la ville, ils ne m’ont pas écouté… Il y a dix ans on a trouvé le cadavre d’un homme très gros dans notre ruelle… il était mort de quelque chose au cœur. – Vous dites ? – Un anévrisme ? c’est bien ça ! On disait tout de même que c’était cela, mais je le sais bien, moi. C’est Haans qui l’a fait mourir de peur !
Pourquoi la femme de Kram le forgeron du coin a-t-elle mis un monstre au monde ; un être à la tête énorme, la bouche noire et lippue comme un dogue d’Ulm ? C’est que, pendant sa portée, elle a regardé la fenêtre de Haans !
Cette fenêtre derrière laquelle il se tenait toujours, et à travers laquelle on voyait toutes ses diaboliques métamorphoses.
– Il y avait quinze ans que j’habitais la ruelle de la Pie grièche, une impasse triste comme un jour de pluie, où l’on ne voyait passer que des chiens peureux et des matous étiques en quête d’amour et d’os pourris. J’avais comme vis-à-vis de ma chambre une maison vide, dans un état de délabrement complet.
Un jour, les portes de la vieille bâtisse s’ouvrirent à grand bruit de gonds rouillés ; la crasse des vitres disparut sous le frottis des torchons, et les déménageurs y portèrent des meubles et des ustensiles de ménage.
Haans était devenu mon voisin.
Dans les premiers temps, il ne se montra pas et des stores épais baissés devant les vitres empêchaient tout examen de la maison. Ah ! que ne sont-ils restés éternellement baissés, ces stores !
Un matin, je les vis se lever doucement, et comme je m’approchais pour dire un aimable bonjour à mon nouveau voisin, je crois que j’ai poussé un grand cri de terreur :
– Mon voisin n’avait pas de tête !
Et ses mains maniaient d’une façon toute naturelle la corde du store !
Une minute après, je vis à quelques pouces au-dessus de son cou une difforme tache de chair qui devint une tête ! ! ! ! ! et cette tête, suspendue en l’air, me disait bonjour…… cette tête me voyait.
J’en fis une maladie. Et ce damné Haans est venu me voir, le monstre ! Il était gentil, il m’apportait des mandarines. Un procédé de bons voisins, disait-il. Il est resté une demi-heure à mon chevet ; je croyais qu’à chaque instant sa tête allait sauter du tronc. Mais il n’en fut rien. Comme il voulait partir, j’ai rassemblé tout mon courage, et je lui ai demandé pourquoi il s’occupait de cette horrible magie.
Il m’a regardé d’une façon toute drôle – puis il est parti sans rien me dire ; – à ma femme de charge, je lui ai entendu parler de « fièvre » et de « battre la campagne. »
Quelque temps après, il revint ; j’ai refusé de le recevoir, disant que mon mal s’était aggravé, puis il est encore revenu trois fois ; trois fois, je l’ai fait renvoyer sous différents prétextes.
Il ne revint plus et dans la suite me marqua beaucoup de froideur.
Un jour que je levai les yeux vers la fenêtre, je vis une figure hideuse qui grimaçait – c’était bien son visage, mais atrocement déformé : une tête bosselée et des yeux énormes qui prenaient toute la place des joues !
Je suis resté longtemps à n’oser regarder cette fenêtre. Comme je m’y suis hasardé de nouveau, une autre figure de monstre m’a regardé à travers la vitre.
Et ce martyre a duré des années : chaque jour, il a varié ses métamorphoses.
L’une fois, ses mains se séparaient du corps et semblaient vouloir s’agripper dans le vide ; une autre fois, son corps se scindait au milieu ; une autre fois encore, son être n’était plus qu’une boule de chair et de vêtements d’où grouillaient des mains longues et décharnées.
Un beau matin, un grand cri retentit dans la ruelle. La vieille femme qui faisait les menues besognes de ménage de Haans se ruait contre notre porte en criant : « Il est mort ! Il est mort ! »
Ah ! certes, il m’a fallu du courage pour entrer dans la maison ensorcelée ; je m’attendais à une hideuse défiguration posthume du mort.
Il n’en était rien, pourtant ; il était étendu sur son lit ; sa figure était calme comme celle d’un marbre. Curieusement, j’inspectai la chambre. Chose étrange, elle n’avait pas l’air du tout d’un antre de magicien : pas de tête de mort, pas d’oiseaux nocturnes empaillés, nulle trace d’alambics, pas même une pauvre botte de simples.
Mais soudain, j’ai crié de terreur ; comme je jetai un regard par la fenêtre, je vis la façade de ma propre maison tordue comme un masque de douleur ! Les fenêtres et les corniches, les mœllons s’enchevêtraient en des courbes impossibles.
Et puis, Monsieur… puis… Ah ! comme j’ai ri ! Un rire formidable, qui n’a pu finir… je m’en tords encore maintenant.
J’avais compris.
Une vitre bosselée d’une façon exagérée, un méchant morceau de verre gondolé, m’avait voué à la terreur pendant des années !
Vous connaissez ces curieuses déformations optiques qui résultent d’un défaut dans le verre d’une vitre, n’est-ce pas ? C’était cela sur grande échelle !
Et depuis lors j’ai gardé une horreur insurmontable pour tout ce qui est verre. C’est pour cela que de bonnes gens m’ont mis ici ! Vous croyez que c’est un asile d’aliénés ? Pas du tout ! C’est une maison sans vitres. Avez-vous des lorgnons ? Ne les mettez pas. Vos yeux m’empliraient l’âme de terreur. Dites… Voulez-vous lire mon ouvrage, sur la nécessité de détruire le verre ? C’est un chef-d’œuvre…
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 202, mercredi 21 juillet 1915 ; Andrew Wyeth, « Wind from the Sea, » tempera sur bois, 1947)
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La Vengeance
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Il y avait quarante ans que Rooks peinait dur.
Il vivait avec son père, qui avait un peu d’argent et qui économisait férocement ce que gagnait son fils.
Quarante ans ! Et le vieux ne voulait pas mourir.
Un soir, Rooks rencontra une belle fille rousse qui voulait bien être à lui pour trois shillings.
Rooks étrangla son père et devint l’amant de la belle fille.
Au bout d’un mois, il lui resta huit pence.
Alors, il connut les nuits froides de Whitechapel et l’humide étreinte du « fog. »
Or, sous le plancher de la chambre à coucher de la maison paternelle, le cadavre du vieux était caché ; et Rooks, qui n’avait pas assez de science pour se moquer des superstitions, avait peur d’y rentrer.
*
Un soir que le froid était plus intense, le « fog » plus humide, il rentra.
La petite maison était tranquille et chaude. Rooks s’y trouva bien, et comme par le passé, peina dur.
Il n’avait plus peur, car il buvait du whisky, ce qui lui donnait beaucoup de courage.
*
Une nuit, il fut éveillé par un bruit étrange : celui d’un doigt toquant sur du bois.
Ce n’était pas contre la porte de la rue, ce n’était pas contre celle de la chambre.
Il écouta attentivement : c’était sous le plancher que le doigt frappait.
Rooks ne douta pas un instant que ce ne fût le mort qui frappait désespérément sous le parquet.
Il y avait du gin dans une bouteille ; Rook en but, et le bruit cessa – du moins, il ne l’entendait plus.
*
La nuit suivante, le doigt cogna de nouveau.
Rooks vida la bouteille et donna au mort l’ordre de se tenir tranquille.
*
Le lendemain, Rooks était de bonne humeur ; il avait une grosse jarre de vieux rhum.
Lorsque le bruit posthume troubla le silence, il invita le mort à trinquer avec lui.
Celui-ci n’en fit rien, ce qui n’est pas étonnant pour un homme qui avait été malmené de la sorte.
Ensuite, Rooks n’y pensa plus ; ses idées gravitaient lourdement entre la bouteille et le verre.
*
Par une nuit de bitume et de poix, un orage violent l’éveilla.
La vieille petite maison en tremblait, comme une mendiante sous un porche, et dans la rue les tuiles se brisaient sur le sol avec un bruit d’os secs.
Il se sentit le corps infiniment lourd, et, comme il voulait bouger, il s’aperçut qu’il ne le pouvait plus : le whisky avait paralysé ses nerfs.
La petite lampe avait un regard de sang derrière son verre fumé – Rooks avait gardé l’aversion des ténèbres – et les pauvres meubles de la chambre lui semblaient étranges, étranges !
Tenez, ils avaient l’air de gens très drôles dans l’attente d’une chose que Rooks ne savait pas lui-même.
Et, tout à coup, le doigt frappa sous le plancher.
Il tapait fort ce jour-là – impérieusement.
Rooks se sentit du feu dans la gorge, il aurait voulu boire – mais il ne pouvait faire aucun mouvement. Alors, la chose eut lieu – et la terreur écarquilla les yeux de l’homme.
Les planches bougèrent – oh ! doucement d’abord, très doucement, puis une d’elles craqua, funèbre, et Rooks distingua un mouvement de vie dans l’ombre qu’elle recouvrait.
Mais soudain la peur disparut de ses yeux.
Des planches entrebâillées, un rat venait de sortir, un gros rat qui se traînait à présent paresseusement sur le plancher.
Un rat ! une pauvre bestiole lui avait valu cette peur atroce !
Il eût volontiers ri, mais il ne pouvait faire aucun mouvement : sa figure resta tranquille comme un masque de pierre.
*
Mais, de nouveau, l’horreur hanta les yeux de homme.
Lentement, ils sortaient du trou béant – les rats, les rats sans nombre, noirs et gras, leurs yeux luisaient dans la clarté rouge de la lampe.
Puis, après eux, d’autres bêtes en sortirent : cloportes, blattes, scolopendres, mille-pattes ; des coléoptères de formes inconnues dont Rooks ignorait absolument l’existence.
Ils inondèrent la pièce comme une eau boueuse, et c’était un grouillement silencieux de pattes, de pinces, de mandibules et d’élytres qui s’offrait au regard de Rooks.
Dans le fond de la chambre, les rats tinrent conseil, et avec une terreur indicible il vit leurs yeux humains et tristes posés sur lui.
*
Alors, il comprit.
Il comprit la graisse des rats, et le foisonnement des insectes.
Il comprit aussi que la pâture était épuisée, que sous le plancher il n’y avait plus qu’un squelette poli comme de l’ivoire.
Il comprit que les bêtes cherchaient leur nouveau repas.
Il ne pouvait faire aucun mouvement ; le whisky avait immobilisé ses nerfs ; toute sa vie tenait en ses yeux.
*
Les rats avançaient, ils approchaient du lit, montèrent lourdement le long des draps qui pendaient, et respectueusement les insectes suivaient, confiants en l’œuvre des rongeurs.
Et, du coup, Rooks entrevit la vengeance du mort.
Les bêtes le couvraient, elles lui apportaient l’horrible odeur des chairs putréfiées.
Ces monstres minuscules avaient dévoré le mort, ils avaient mangé son cœur et son sang, et dans chaque parcelle de son cadavre ils avaient mangé sa haine, sa haine d’avoir été assassiné, sa haine surtout d’avoir été frustré de son cher argent.
Cette nuit, chaque bête lui rendait la miette de l’immense colère qu’elle avait engloutie…
Et, comme une eau cachée d’une terre de limon, de mille petites plaies le sang se mit à sourdre des chairs mordues.
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 292, mardi 19 octobre 1915 ; Dado, « L’Enfant et les rats, » huile sur bois, 1967)
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Le Tableau
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Nouvelle dramatique inédite
Je veux parler de Gryde, l’usurier. – Cinq mille hommes lui durent de l’argent, il fut la cause de cent et douze suicides, de neuf crimes sensationnels, d’innombrables faillites, ruines et débâcles financières.
Cent mille malédictions l’ont accablé et l’ont fait rire, la cent mille et unième l’a tué, et tué de la manière la plus étrange, la plus affreuse que cauchemar ne pût enfanter.
Je lui devais deux cents livres, il me faisait payer mensuellement des intérêts meurtriers, en plus de ça il fit de moi son ami intime. C’était sa manière de m’être le plus désagréable, car j’ai supporté toutes ses méchancetés, j’ai dû faire chorus aux rires qu’il poussait aux larmes, aux prières et à la mort de ses victimes saignées à blanc.
Il passait la douleur et le sang au journal et au grand-livre parmi le flot montant de son argent.
Aujourd’hui, je ne m’en plains pas, cela m’a permis d’assister à son agonie. Et une pareille je souhaite à tous ses confrères.
*
Un matin, je le trouvai dans son cabinet en face d’un jeune homme, très pâle et très beau.
Le jeune homme parlait :
« Je ne sais pas vous payer, Monsieur Gryde, mais je vous en prie, ne m’exécutez pas. Prenez cette toile, c’est mon œuvre unique, unique, entendez-vous ? Cent fois je l’ai recommencée… c’est toute ma vie. Aujourd’hui même, elle n’est pas complètement finie – il y manque quelques chose – je ne sais pas trop quoi – mais plus tard je trouverai et j’achèverai.
Prenez-la pour cette dette qui me tue, et… qui tue maman… »
Gryde ricanait – m’ayant aperçu, il me fit signe de regarder un tableau de moyenne grandeur qui se trouvait contre la bibliothèque. J’eus un mouvement de stupeur et d’admiration. Je n’avais jamais rien vu de si beau !
C’était une grande figure d’homme nu, d’une beauté de dieu, sortant d’un lointain vague, nuageux – un lointain d’orage, de nuit et de flammes.
« Je ne sais pas encore comment je l’appellerai, dit l’artiste d’une voix douloureuse. Voyez-vous, cette figure-là, je la rêve depuis que je suis enfant, elle me vient du songe comme des mélodies sont venues du ciel au chevet de Mozart et de Haydn.
– Vous me devez trois cents livres, Monsieur Warton, » dit Gryde.
L’adolescent joignit les mains.
« Et mon tableau, Monsieur Gryde, il vaut le double, le triple, le décuple !
– Dans cent ans, répondit Gryde, – jamais je ne vivrai aussi longtemps. »
Je crus pourtant remarquer dans son regard une lueur vacillante qui changeait cette clarté fixe de l’acier que j’y ai toujours vue. – Admiration ou espoir d’un gain futur insensé ?
Alors, Gryde parla :
« J’ai pitié de vous, dit-il, et j’ai dans l’âme un faible pour les artistes. Je vous le prends à cent livres. »
L’artiste voulut parler, l’usurier l’en empêcha.
« Vous me devez trois cents livres, payables par mensualités de deux cent cinquante francs. Je vais vous signer un reçu pour les dix mois qui vont suivre.
Tâchez d’être exact à l’échéance du onzième mois, Monsieur Warton ! »
Warton s’était voilé la face de ses belles mains blanches.
« Dix mois ! C’est dix mois de repos, de tranquillité pour maman, elle est si nerveuse et si chétive, Monsieur Gryde, et puis je pourrai travailler pendant dix mois… »
Il prit le reçu.
« Mais, dit Gryde, de votre propre aveu il manque quelque chose au tableau ; vous me devez le parachèvement et le titre d’ici dix mois. »
L’artiste promit, et le tableau prit place au mur, au-dessus du bureau de Gryde.
*
Onze mois s’écoulèrent. Warton ne put payer sa mensualité de dix livres.
Il pria, supplia – rien n’y fit, Gryde ordonna la vente des biens du malheureux. Quand vinrent les huissiers, ils trouvèrent la maman et le fils dormant l’éternel sommeil dans l’haleine terrible d’un réchaud de charbons ardents.
Il y avait une lettre pour Gryde sur une table.
« Je vous ai promis le titre de mon tableau, y disait l’artiste, appelez-le toujours « Vengeance. » Je crois le titre juste. Quant à l’achèvement, je tiendrai parole. »
Gryde en fut fort peu satisfait.
« D’abord, ce titre ne convient pas, disait-il, et puis comment veut-il l’achever maintenant ? »
Il venait de jeter un défi à l’enfer.
*
Un matin, je trouvai Gryde extraordinairement énervé.
« Regardez le tableau, me cria-t-il, dès mon entrée. Vous n’y voyez rien ? »
Je n’y trouvai rien de changé.
Ma déclaration sembla lui faire grand plaisir.
« Figurez-vous, » dit-il… Il passa sa main sur son front, où je vis perler de la sueur.
« C’était hier, après minuit, j’étais déjà couché, quand je me souvins que j’avais laissé des papiers assez importants à découvert sur mon bureau.
Je me levai de suite pour réparer cet oubli ; je trouve fort bien le chemin dans l’obscurité, dans cette maison dont chaque coin m’est familier.
J’entrai donc dans mon cabinet sans allumer la lumière – du reste, la lune éclairait très nettement mon bureau.
Comme je me penchai sur mes paperasses, quelque chose bougea entre la fenêtre et moi…
« Regardez le tableau ! Regardez le tableau, » hurla tout à coup Gryde.
Le tableau était toujours à sa place, mais Gryde était vert de peur.
« C’est un rêve, sans doute, murmura-t-il, je n’y suis pourtant pas sujet… Il me semble que j’avais vu bouger de nouveau la figure…
Eh bien ! j’ai cru voir cette nuit – non, j’ai vu le bras de l’homme là qui sortait de la toile pour me saisir !
– Vous êtes fou ! dis-je brusquement.
– Je le voudrais bien, s’écria Gryde, car si c’était vrai !
– Eh bien, lacérez la toile, si vous croyez que c’est vrai ! »
La figure de Gryde s’éclaira.
« Je n’y avais pas pensé ! dit-il, c’était trop simple. »
D’un tiroir, il sortit un long poignard au manche finement ciselé.
Mais comme il s’approchait pour détruire le tableau, il se ravisa soudain :
« Non, quoi, me dit-il, mettre cent livres au feu pour un méchant rêve ? C’est vous qui êtes fou, mon jeune ami. »
Et, rageur, il jeta l’arme sur son bureau.
*
Ce n’était plus le même Gryde que je trouvai le lendemain, mais un vieillard aux yeux déments, grelottant d’une frayeur affreuse.
« Non, hurla-t-il, je ne suis pas fou, imbécile, j’ai vu vrai.
Je me suis levé cette nuit. J’ai voulu voir si j’avais rêvé.
Eh bien ! Eh bien !… Il est sorti du tableau, rugit Gryde en se tordant les mains, et… et… mais regardez donc la toile, triple idiot, il m’a pris le poignard ! »
J’ai pris ma tête dans les mains, j’ai cru devenir fou comme Gryde ; ma logique s’est révoltée – la figure du tableau tenait dans sa main un poignard peint qu’elle n’avait pas hier, et je le reconnus aux artistes ciselures, c’était le poignard que Gryde avait jeté hier sur son bureau ! !
*
J’ai conjuré Gryde de détruire la toile. Mais l’avarice combattit victorieusement la frayeur.
Il ne voulut pas croire que Warton allait tenir parole ! !
*
C’est fini – Gryde est mort – on l’a trouvé dans son fauteuil, exsangue, la gorge béante, – l’acier meurtrier avait entamé jusqu’au cuir du siège.
J’ai jeté un regard terrifié sur le tableau : la lame du poignard était rouge jusqu’à la garde.
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 346-347, dimanche 12 et lundi 13 décembre 1915 ; Otto Dix, pointe sèche et aquatinte extraite du portfolio « Der Krieg, » 1924)
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Le Feu follet
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Nouvelle dramatique inédite
Qu’on ne vienne plus me dire qu’un feu follet n’est qu’un gaz, une luminosité, qu’on ne me donne pas les explications de la science !
La superstition avait raison, c’est un esprit mauvais lâché dans la solitude des marais et de la nuit.
Seulement, il s’est modernisé, il s’est couvert d’une scientifique impunité, sous la protection de laquelle il continue ses crimes.
*
Vous riez, et vous êtes incrédules, et vous ne voyez pas que je n’ai pas trente ans et que j’ai une mèche blanche, large de trois doigts, dans les cheveux ?
C’est l’histoire d’une nuit.
*
Ce jour-là, mon frère Max et moi nous achetâmes à Wally Pimper son cheval Sam à fort bon compte.
C’était une solide jument brabançonne qui allait nous être d’un précieux concours dans les travaux de ferme.
L’affaire était bonne, aussi nous restâmes tard au village à boire de la bière chaude et du grog au genièvre.
Il faisait si noir en partant que Pimper nous prêta une lanterne d’écurie, que nous attachâmes au cou de Sam, puis, comme la bête était vigoureuse, nous nous mîmes tous les deux en croupe, et le départ se fit au trot, accompagné d’une double chanson joyeuse.
Je vous ai dit qu’il faisait noir – l’obscurité s’était étalée en triple couche comme une mauvaise peinture, et la clarté de la lanterne n’était qu’un grotesque papillon rougeâtre qui voltigeait sur les jambes de notre cheval.
Le chemin de retour n’était pas aisé, car à une demi-lieue du bourg nous avions à traverser un immense marais, à travers lequel serpentait un méchant sentier de terre ferme et de pierres.
L’ombre pesait, nous ne chantions plus ; une sale odeur d’herbes pourries et d’eau stagnante montait autour de nous ; au loin, un groupe de feux follets formait deux quinconces brillants.
Le cheval suivait le sentier depuis un quart d’heure, quand soudain il trébucha, nous jetant rudement sur le sol.
Pour ma part, je fus vite debout ; une épaule me cuisait étrangement, toutefois cela ne me gênait guère, mais mon frère ne se levait pas.
« Eh ! Max, lève-toi, ce n’est pas dans ton lit que tu es tombé, » lui criai-je.
Il ne bougea pas.
Je me penchai vers lui pour l’aider : quelque chose d’humide, de doux, de chaud poissa ma main…
Alors, dans les ténèbres fermées comme une prison de tôle, j’ai hurlé, crié, pleuré, et l’écho m’a rapporté cent fois mes plaintes du fond de la nuit : mon pauvre Max gisait mort à mes pieds, la tête fracassée contre un bloc de granit.
*
Oh ! l’immense appel de détresse qui m’est sorti des entrailles, qui fuyait éperdu dans l’ombre et qui revenait par l’écho au bout de quelques secondes comme un messager impuissant…
Dans ce lieu maudit entre tous, qui autre que le Diable pouvait m’entendre ?
Il m’entendit, et, du lointain pointillé des feux follets, une larme de flamme se détacha et vint à moi.
*
Je vis le feu errant s’approcher, sautillant, faisant mille extravagances, me saluant comme d’un bonnet pointu de gnome.
À quelques pas de moi, il s’arrêta et je vis qu’il était d’une blancheur brillante et formé de mille filaments se tortillant comme de minces serpents de vapeur.
Soudain, il se percha sur le corps de mon frère. Aussitôt sa clarté disparut, et le cadavre bondit sur ses pieds et se trouva debout devant moi.
*
Oh ! la vue de ce visage fendu en deux, de cette éponge rouge qu’était sa tête… la mâchoire brisée battait avec un bruit rapide.
« Max ! Max ! qu’est-ce qui se passe ? » m’écriai-je affolé.
Une main d’acier me prit le bras, et une horrible voix sortit de la bouche sanguinolente.
« Je ne suis pas Max ! Je ne suis pas Max ! Je suis le feu follet ! Ah ! Ah !
– Max – voyons, ne plaisante pas.
– Ah ! ah ! je plaisante, ricana le monstre, non, non je suis le follet, l’esprit mauvais, je suis dans le corps de ce chenapan qui s’est tué, il y a encore assez de forces vitales dans sa chienne de dépouille pour me faire vivre quelques heures de la vie d’homme ! »
Je voulais fuir.
L’être maudit me frappa violemment au visage.
« Si tu fuis, je te tue, tue, tue, je tue tout ! »
Dans la lueur du fanal resté accroché au cou du cheval, je vis une créature impossible, une moitié de tête barbouillée de cervelle et de sang sur un corps qui gesticulait d’une façon effrénée.
Soudain il me sembla entendre des bruits de voix lointaines.
« Encore des hommes, cria le monstre, quelle soirée ! »
Puis, avec un geste de menace vers moi :
« Reste ici ou je te tue. »
Je vis une longue flammèche blanche sauter sur la route et s’éloigner vers les voix approchantes ; aussitôt, le corps de mon frère tomba lourdement sur le sol.
Je sautai en croupe et m’éloignai rapidement.
Hélas ! je n’avais pas fait un quart de lieue que je vis le feu follet traverser le marais, puis une épouvantable clameur m’avertit qu’il avait réintégré le corps de mon malheureux frère.
Je pressai l’allure de Sam – mais bientôt un autre galop retentit derrière moi dans les ténèbres.
Plus vite ! Plus vite… il y avait un souffle rauque tout près de moi – des bras me saisirent et me désarçonnèrent, – et une grêle de coups s’abattit sur moi.
« Je te tiens, je te tiens, » cria le damné. – Comme je me redressai hagard et brisé, il m’ordonna de tuer mon cheval.
Je demandai grâce pour moi, mais le rire de la créature emplit la nuit.
« Ah ! Ah ! jamais, jamais, ce cadavre, celui du cheval et le tien, c’est ma vie, ricana-t-il. Tu ne comprends pas, nigaud ?
Ah ! Ah ! mais il me faut des charognes, du phosphore pour vivre ma vie de follet.
C’est la seule chose vraie que les savants ont dite sur mon compte ! Ah ! Ah ! Plus une erreur contient de vérité, plus elle est lourde.
Il me faut des cadavres pour luire dans la nuit. Quelle provision j’ai faite en cette couple d’heures ! J’en ai pour trente ans de vie lumineuse, car tes amis, qui venaient tout à l’heure à ta recherche, je les ai trompés en imitant la lueur de ton fanal, ils sont dans les fondrières, ils couleront bas, très bas, et ils pourriront et j’aurai le phosphore de leurs cadavres pour luire.
Cette nuit me fait riche !
Pas de pourriture, pas de lumière pour nous, les follets, et alors nous sommes des esprits obscurs qui errent sans lumière et sans chaleur dans l’espace glacial, jusqu’à ce qu’une petite charogne de grenouille dans un bouquet de joncs ou de rat dans un fourré nous donne quelques heures de phosphore ! Car chaque feu follet a sa proie et la garde ; on est honnête chez nous ; cela nous différencie des hommes. Ah ! Ah !
Et chaque nuit je viendrai sur un de vos cadavres boire sa pourriture qui me donne une lumière blanche et me chauffer au foyer bleu de vos os phosphorescents. Mais maintenant assez causé : tue le cheval. »
J’alléguai que je ne savais comment m’y prendre. Alors, le follet, en poussant son sempiternel ricanement, se jeta sur la bête.
Ce fut rapide, Sam glissa sur les rocailles et plongea dans la boue liquide ; je l’entendis hennir et se débattre quelque temps, puis plus rien.
L’infernale incarnation se tourna vers moi.
« L’aube va venir, c’est le soir des feux follets ; à ton tour. »
Ah ! mais non, mourir, soit, mais pas pour servir de pâture à un esprit des marais !
Je pris l’offensive et me ruai moi-même sur l’être sans nom que j’avais à mes côtés.
Il semblait assez déconcerté de cette attaque, et pendant de longues minutes ce fut un corps-à-corps indécis.
C’était pire que du cauchemar, je sentais les mains glacées du mort me glisser sur les membres, sa figure brisée, aux yeux révulsés, grimaçait avec une odieuse parodie de vie ; de temps en temps, un caillot de cervelle ou un jet de sang m’éclaboussait.
Mais j’avais gardé un espoir, l’ombre semblait pâlir, une strie grise barra l’horizon oriental, puis une lueur laiteuse glissa sur le marais.
Aussitôt, une clameur de rage s’éleva, l’étreinte infernale cessa, et je tombai évanoui sous le cadavre inerte de mon frère.
L’aube naissait.
*
Les gens qui nous cherchaient, et qui s’étaient en effet égarés dans les fondrières, mais s’en étaient heureusement tirés, me retrouvèrent ainsi, sous le corps mutilé de Max ; à dix pas de là, les pattes de Sam émergeaient de la surface des eaux boueuses.
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(Jean Ray, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 359-361, samedi 25, dimanche 26 et lundi 27 décembre 1915 ; « Le Vieux Cheval, » gravure d’après un dessin de Søren Lund, 1900)
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☞ À titre indicatif, nous reprenons également ci-dessous l’article sur la joaillerie Bourdon paru initialement dans la revue Gand XXe siècle sous la signature de Raymond de Kremer, et l’ensemble des occurrences concernant Jean Ray que nous avons pu relever dans le Journal de Gand entre 1915 et 1918.
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La joaillerie à Gand
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En feuilletant la collection de l’intéressante revue « Gand XXe Siècle, » nous y trouvons, dans le numéro de 31 mai 1913, l’article suivant consacré à la joaillerie de M. Bourdon. Nos concitoyens liront ou reliront avec plaisir cet aperçu documentaire et local, présenté d’une façon fort originale par notre collaborateur Raymond De Kremer.
*
« Arsène Lupin m’aurait envié aujourd’hui : je viens de visiter l’admirable maison de joaillerie Bourdon de la rue de la Catalogne…
Délivrée depuis quelques semaines d’un gros échafaudage, qui la masquait, la maison Bourdon, considérablement agrandie, s’est révélée comme un vrai petit bijou d’architecture.
La façade, d’un pur style Louis XVI, due aux plans de notre concitoyen M. Émile Neyrinck, attire immédiatement l’attention du passant, et le passant lui-même.
Puis, en s’approchant, l’attention et l’admiration changent d’objet et l’œil se rive aux somptueux étalages où, enchâssés dans l’or ou le platine, les gemmes les plus rares s’allument : petits soleils des brillants, feu sombre des rubis, fluorescence glauque des émeraudes et des aigues-marines, saphirs, topazes.
Peu de maisons similaires sont installées avec plus de méthode et plus de luxe. – Six halls abritent l’inestimable trésor des bijoux et des ouvrages d’art ; depuis le modeste porte-cigarettes en argent jusqu’au collier de perles fines de 50,000 francs.
Un commutateur s’ouvre avec un bruit sec – les lustres de cristal inondent les pièces de lumière blonde et, en même temps, derrière les vitres des armoires, s’allument les reflets des buires en argent et en cristal et des ciboires en or.
Il serait difficile d’arrêter son admiration sur un ou quelques objets épars, puisque tout la sollicite.
L’obscur sentiment de la présence de l’or, le Mammon présenté dans ses plus beaux atours, le Dieu cruel rendu souriant par l’art subtil des ciselures, vous envahit malgré vous.
Il y a des souvenirs de lectures qui s’éveillent à la vue des perles fines, petits globes blancs aux vagues reflets d’arc-en-ciel, ravis aux gouffres sous-marins que hantent le requin et la pieuvre. Il y a aussi l’indéfinissable frisson de tenir une petite fortune dans le creux de la main : joyaux de perles fines ou de brillants.
Arrachons-nous à cette extase inquiète…
Le fond de l’établissement résonne d’un bruit de ruche lointaine ; on écoute, et l’oreille distingue la morsure aigre du métal sur le métal, l’âpre et presque invisible combat des burins, des étaux, des vrilles et des marteaux lilliputiens avec la plaque d’or ou d’argent.
Ce sont les ateliers, où une trentaine d’ouvriers sont au travail.
Je remarque la main d’un jeune ciseleur – elle est longue, fine, musclée pourtant ; c’est cette main d’artiste qui fera sortir doucement et lentement, du bloc informe du métal, des ciselures exquises : fleurs qui s’épanouissent, figurines gracieuses, profils de Dieux ou de poètes.
Et voici que mes yeux émerveillés se posent sur un chef-d’œuvre d’esthétique :
La Coupe Ganda !
La splendide « Challenge Cup, » plus gracieuse que sa lourde sœur d’Henley, présente une forme de buire richement ciselée et surmontée de la statuette du rameur.
Fine œuvre d’art, cette dernière ; le rowingman se dresse athlétique, d’un air énergique de bravo ou de condottiere.
Le projet de cette coupe, – entièrement en argent, – est dû à M. Bourdon même ; nous l’admirerons au stand Bourdon à l’Exposition, stand qui promet d’être extrêmement soigné, M. Bourdon étant président de la collectivité de la joaillerie.
Ici, j’ouvre une parenthèse, pour mentionner un procédé de métier qui ne manque pas l’intérêt.
« Rien ne se perd ici, dit M. Bourdon, – rien – ni le minuscule copeau métallique que l’outil fait parfois tomber des objets travaillés, ni la poussière fine laissée dans le sillage du burin :
Deux fois par jour, les ateliers sont balayés soigneusement, et toutes ces balayures, ainsi que les linges et les torchons servant à l’essuyage des pièces, ainsi que les blouses de travail hors d’usage des ouvriers, ainsi que les savates éculées de ces derniers, tout cela est jeté par une trappe dans un réduit des sous-sols.
Tous les six mois, ces détritus sont incinérés… et voici que les poussières d’or et d’argent adhérant aux défroques crasseuses, ou mélangées aux balayures, sont fondues par la chaleur du brasier et se retrouvent en larmes brillantes parmi les cendres.
Et comme je demande si cela vaut bien la peine, l’orfèvre me répond avec bonhomie : « Mais, oui, puisque, chaque semestre, cela nous fait environ cinq cents francs de retrouvés. »
Il n’y a pas de petites économies. Celle-là est-elle réellement si petite ?…
En commençant cet article, je parle du plaisir qu’Arsène Lupin aurait eu, en se trouvant à ma place. Il me semble toutefois que le héros de Maurice Leblanc aurait du fil à retordre ici, dans l’exercice de ses étranges fonctions : volets d’acier, système de sonneries et de téléphones très modernes, coffres-forts réfractaires à la pince et aux chalumeaux oxhydriques, tout cela est de nature à désabuser les ruineux clients nocturnes.
… Maintenant, nous revenons sur nos pas ; je jette un dernier regard admiratif sur la tranquille splendeur des émaux et le papillotement lumineux des pierres précieuses.
En sortant de la maison, nous repassons par les admirables magasins, – des clientes huppées y font leur choix – les gemmes ruissellent dans leurs mains, et, à la porte, puissantes et dociles, les autos de maître attendent, ronflant doucement comme d’énormes bêtes endormies. »
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(R. de Kremer, in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 206-207, dimanche 25 et lundi 26 juillet 1915. Cet article sur la Maison Bourdon est paru initialement dans la revue mensuelle illustrée Gent XXe eeuw / Gand XXe siècle, n° 5, mai 1913 [Commerce et Industrie Gantois III. Joaillerie et Orfèvrerie] ; il a été repris dans le recueil consacré aux contributions de Jean Ray au Gand XXe siècle, Kuurne : Sailor’s Memories, 1993)
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– « Nos artistes à l’étranger, » in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 29, vendredi 29 janvier 1915 :
Léa Régis, la brillante commère de la Revue féérie, donnée au Grand Théâtre pendant notre World Fair, a des engagements pour la plupart des scènes parisiennes (Théâtre Moncey, Théâtre Nouveau, Château d’Eau, Olympia, Eldorado) où elle crée plusieurs chansons de notre concitoyen Jean Ray.
– in Journal de Gand, cinquante-neuvième année, n° 223, mercredi 11 août 1915 :
LA CHANSON DE WERNER, est le titre d’un admirable film artistique qui passa en ce moment à « l’Oud Gend » ; en accompagnement, on chante la belle valse « Regain d’Amour » de nos concitoyens Robert Guillemyn et Jean Ray.
Les derniers exemplaires (chant et piano) de ce morceau tant applaudi sont encore en vente à la maison O. Berte, rue Basse des Champs, 9, et chez tous les marchands de musique de la ville. Le petit format de cette valse est en vente dans la salle du « Vieux Gand. »
– « Chronique théâtrale, » in Journal de Gand, écho des Flandres, soixante-et-unième année, n° 15-21, dimanche 21 janvier 1917 :
– « Ten Tiene Toe ! » au Minard. – Lorsque la semaine dernière d’immenses affiches ont promis au public la revue annuelle de MM. H. Van Seymortier et Jean ray, il y a eu un mouvement unanime de joie et de curiosité parmi les amis du rire.
L’humour et la verve de « Ze zit binne » vivait encore dans toutes les mémoires – puis MM. Van Seymortier et J. Ray avaient promis une ou deux œuvres à la scène, et se faisaient un peu tirer l’oreille.
Enfin « Ten Tiene Toe » parut et ne détrompa aucun attente, ni aucun espoir.
La première, qui a eu lieu samedi dernier, 13 janvier (et l’on dit que M. Ray est superstitieux ! !), eut un des succès des plus nets – depuis lors, les représentations de dimanche, de lundi et de jeudi se sont faites à bureaux fermés.
Le premier acte ou le prologue nous montre notre concitoyen Miele Vermeulen, régisseur du Cirque, sans lumière et sans répertoire !
Heureusement, tout s’arrange, un aimable noctambule sera le compère, des artistes complaisants sortent de l’ombre, puis d’un décor de féérie tout ardent de lumière sort la commère la « Princesse Dollar, » gentiment incarnée par Mlle Posthumus, une gracieuse artiste à qui on pardonne volontiers son manque d’habitude des planches – puisqu’elle rachète cela grâce à sa voix merveilleuse.
Les scènes hilarantes dans lesquelles se distinguent nos bons artistes locaux, Mesdames Boudin-Wante, Lucie Baert et Peelman, Messieurs Is. Van Daele, Prosper Van Overberghe, De Sutter et Jules Baert, se succèdent, soulignées par des explosion de gaieté et des salves d’applaudissements.
Le dernier acte « Chez Léonidas » est un triomphe dans le cadre exquis de ce charmant café de nuit, de nouvelles scènes amusantes, entre autres celles des Statues et de la famille Amédée, provoquent un délire de rires dans la salle. Très remarqué [sic] l’entrée fantastique des Cigares, des allumettes du « Self-allumeur » et des bouteilles géantes – une trouvaille, cela.
Quelques artistes méritent une mention spéciale : le compère M. De Bouvre a conquis le public par sa voix admirablement chaude et timbrée ; sa chanson « Zij die vielen » fait une impression profonde. Ce jeune artiste qui, comme sa gracieuse compagne Mlle Posthumus, n’a pas encore assez de « planches » est certainement à l’aurore d’une belle carrière artistique.
Nous avons chanté plus haut les mérites de la commère.
Quant à MM. Isidore Van Daele et Van Overberghe, le public fait leur éloge à chaque soirée en saluant leur entrée et sortie de scène par de longs applaudissements et de joyeux rires.
Nous pensons que « Ten Tiene Toe » tiendra longtemps l’affiche et amènera des milliers et des milliers de spectateurs dans la coquette salle du Minard.
Int.
– in Journal de Gand, écho des Flandres, soixante-et-unième année, n° 92-98, dimanche 8 avril 1917 :
– in Journal de Gand, écho des Flandres, soixante-et-unième année, n° 269-275, dimanche 30 septembre 1917 :
NOUVEAU CIRQUE
Jusqu’au 4 octobre :
Pssst ! Ze zit Sinnen
Revue locale de H. Seymortier et Jean Ray
Tous les soirs à 7 1/2 heures,
Dimanche et jeudi matinée à 3 heures.
Le bureau de location est ouvert tous le jours de 10 à 12 h. (2263)
– in Journal de Gand, écho des Flandres, soixante-deuxième année, n° 267-273, dimanche 29 septembre 1918 :
AU MINARD. – A partir de jeudi 3 octobre, on donnera « De Echtscheiding Van Amadee, [sic] » vaudeville gantois en quatre actes par H. Van Seymortier et Jean Ray.
Tous les dimanches, à 3 heures, grandes matinées.
– in Journal de Gand, écho des Flandres, soixante-deuxième année, n° 274-280, dimanche 6 octobre 1918 :
AU MINARD. – Dimanche 6, lundi 7, mardi 8 et jeudi 10, à 7 1/2 heures « De Echtscheiding Van Amédée, » vaudeville gantois en quatre actes de MM. Hector Van Seymortier et Jean Ray.
Tout [sic] les dimanches, matinée à 3 heures.