Fin che ristretta sollo l’equatore
Dietro i richiami del calor fuggente
L’estenuata prole abbia una sola
Femmina, un uomo,
Che ritti in mezzo a’ ruderi de’ monti
Tra i morti boschi, lividi, con gli occhi
Vitrei, te veggan su l’immane ghiaccia,
Sole, calare.
CARDUCCI
I
Au déclin des âges
En ce temps, le Soleil entraînait toujours dans l’espace son cortège de planètes, et l’être immortel et inconnu qui, de Véga, ou de l’étincelant Sirius, ou du rouge Aldébaran, eût dirigé ses regards vers lui, aurait dit : « Depuis mille millénaires, cette étoile a notablement changé de position, et son éclat s’est affaibli. » Mais si la vision merveilleuse de cet être avait méprisé les obstacles de l’espace, il aurait gémi sans doute, car ce Soleil, antique générateur des vies, ne traînait plus à sa suite que des planètes mortes ou agonisantes. Mort, le lointain Neptune, exilé maintenant dans les effrayantes ténèbres sidérales ; mort, Uranus, inclinant en vain vers la lumière son pôle avide d’une chaleur à jamais perdue ; mort, Saturne aux anneaux brisés et aux lunes obscures ; mort, le géant Jupiter après l’agonie frigide qui de lui fit un nain ; mort, Mars rougeoyant, cercueil mouvant depuis peu refermé ; et morte bientôt sera la Terre ! Sur Vénus encore, des êtres vivent insoucieux de l’inévitable destin, mais leur joie s’assombrit comme les rayons de l’astre-père, et Mercure seul connaît les splendeurs de midi, les ardeurs estivales et l’ivresse des races heureuses.
C’était sur la Terre, dans la région équatoriale, seul refuge des derniers hommes, à l’embouchure du fleuve souverain que les ancêtres avaient nommé Congo, et qui s’appelait alors simplement le Fleuve, car on n’en connaissait point d’autre. Si les antiques habitants que noircissait la lumière étaient sortis de la tombe pour revoir leur patrie, nul n’aurait reconnu le sol exubérant d’où jaillissaient palmiers et baobabs, cèdres et tamariniers, où les crocodiles peuplaient les rivières et les lions les forêts, où l’éléphant créait sa route au travers des lianes, où le gorille montrait sa face presque humaine dans des cavernes de feuillage. Tout avait changé. Les forêts immenses avaient péri par le froid, et l’on ne voyait plus que des groupes épars de sapins mélancoliques, pressés les uns contre les autres et gémissant sous le souffle glacé du nord, et des bouleaux de petite taille qui tordaient leurs branches argentées et souffraient sans se plaindre. Nulle bête terrestre ne parcourait la terre durcie, nul oiseau n’agitait de ses ailes l’air hostile, mais là-bas, dans la mer, subsistait encore, appauvri, le monde des poissons, des mollusques, des infiniment petits.
L’hiver régnait, le court hiver équatorial de trois mois, mais plus terrible que ne l’était celui des pôles au temps de la jeune humanité. La neige épaisse enveloppait la terre d’une blancheur illimitée, la neige couvrait le sol, la neige emplissait les vallons, la neige coiffait les montagnes, la neige chargeait les branches des sapins, et le ciel même, tout blanc, semblait un vaste linceul qui n’attendait pour tomber que le dernier soupir du dernier des hommes. Le Fleuve immobile était glacé, et ses eaux invisibles s’écoulaient vers un océan pareillement immobile et glacé. C’était le règne du froid, de la désolation et de la mort.
Sur la rive septentrionale du Fleuve travaillaient les hommes de la tribu du Rayon rouge. Venue du nord il y avait des milliers d’années, cette tribu, chassée par le froid, avait occupé son territoire actuel ; elle comptait alors plusieurs centaines d’individus, mais les rigueurs du climat, la faim, les maladies l’avaient réduite à une trentaine. Les douze hommes dans la force de l’âge descendaient chaque jour vers le Fleuve à la quête d’une nourriture toujours plus rare ; ils perçaient des trous dans la glace et pêchaient le poisson, leur aliment essentiel, auquel ils ajoutaient les graines des conifères et, l’été venu, les feuilles des bouleaux, les mousses, les lichens, car depuis longtemps n’existaient plus l’élevage du bétail ni la culture des plantes.
Ce soir, la pêche semblait peu fructueuse. Mais déjà le ciel devenait gris à l’occident, des teintes violacées coloraient timidement l’horizon, signes de la venue rapide de la nuit. Rester plus longtemps était impossible, car les femmes et les enfants attendaient au logis, tourmentés peut-être par la faim, et, d’ailleurs, comment se diriger dans l’ombre, la terrible alliée du froid ? Vite, les pêcheurs se chargèrent de leurs instruments et des poissons capturés et quittèrent les trous que la glace nocturne allait refermer. Ils suivaient à la file le sentier déjà tracé dans la neige et marchaient silencieux, car l’homme de ces derniers temps éprouvait trop de tristesse, trop de regret et de trop de crainte pour parler beaucoup.
Ils cheminèrent ainsi une demi-heure environ ; la nuit accourait de toutes parts, les encerclant de ténèbres et d’humidité ; elle descendait du ciel sombre, s’élançait en sifflant des groupes de sapins et des bouleaux décharnés ; elle allait régner tout à l’heure et se réjouissait de la misère des hommes qui l’avaient bravée jadis. Mais la demeure approchait : une mince fumée s’élevait dans le ciel crépusculaire. Bientôt, l’entrée apparut : caverne noire creusée dans le flanc d’un coteau et qui s’enfonçait horizontalement, étroite et basse d’abord, puis se dressant à hauteur d’homme, s’élargissant en une salle dont le foyer occupait le milieu. Naguère la tribu possédait plusieurs demeures et plusieurs foyers, mais les morts nombreuses et la difficulté de se procurer du bois avaient rendu ce luxe dangereux ; aujourd’hui, toute la tribu était là, trois vieillards, quatre femmes, dix enfants, qui fêtèrent avec des cris de joie l’arrivée de leurs pères.
Ceux-ci, hommes de vingt à quarante ans, représentaient toute la force de la tribu. Peu d’entre eux espéraient atteindre la vieillesse, car la rigueur du climat et les privations fauchaient les vies plus vite que les maladies d’autrefois ; seuls les êtres les plus robustes dépassaient cinquante ans, tel Nomb, le chef de la tribu, dont les bras musculeux avaient conservé leur jeune vigueur, mais sans souplesse et sans légèreté. Pour la même cause, la plupart des enfants mouraient en bas âge, et les femmes succombaient si facilement qu’il avait fallu établir la polyandrie, coutume repoussée par presque tous les peuples anciens, mais admise alors sans répugnance. La race humaine des derniers temps avait dégénéré et rappelait faiblement les types splendides de l’apogée, où la sculpture hellénique s’était réalisée vivante, donnant à toutes les femmes la beauté merveilleuse d’Aphrodite, aux hommes la force d’Arès et la grâce d’Apollon, aux vieillards la sereine majesté de Zeus. Maintenant, la race retournait aux modèles primitifs par l’obliquité du front et le grossissement des mâchoires, et si cette route de décadence eût été suivie encore quelques centaines de mille ans, on aurait vu reparaître les caractères simiens ancestraux.
Le feu de sapin pétillait dans la demeure, attiédissant l’atmosphère fumeuse, mais des bouffées glaciales soufflaient souvent par l’étroite entrée et menaçaient le pauvre foyer. Vite, les femmes aidées des enfants avaient saisi les poissons ; elles les préparaient et les cuisaient, tandis que les hommes, las et glacés, se serraient accroupis les uns contre les autres, tendant leurs mains et leurs visages rougis à la bonne chaleur. Et la voix de Nomb s’éleva, car plus que les autres il aimait à parler :
« Maigre pêche aujourd’hui ! Le poisson craint le froid comme nous, mais il ne peut s’en défendre. »
Nul ne répondit. Les femmes surveillaient la cuisson, et les hommes assoupis dans le bien-être oubliaient un instant l’horreur de leur vie.
Nomb continua, s’adressant cette fois directement à eux :
« Le froid a-t-il augmenté depuis hier ? »
Un silence passa ; enfin l’un, Jevr, parla :
« Le froid ? Toujours le même.
– Quand donc finira ce terrible hiver ! soupira Nomb.
– Hiver, été, il fait froid toujours.
– Ah ! l’été ! Le verrons-nous tous ?
– Ceux qui le verront verront encore un autre hiver. Autant mourir maintenant. »
Et un gémissement courba les têtes vers la flamme ; le silence revint, interrompu par le vent qui se lamentait au-dehors, comme la plainte d’un petit enfant qu’on aurait laissé dans la neige. Mais le signal du repas ramena quelque joie ; d’abord, Nomb se prosterna devant le feu ; tous l’imitèrent et adorèrent, muets, l’élément bienfaisant qui leur permettait encore la vie ; puis, quand la prière silencieuse fut achevée, Nomb partagea les poissons, et chacun dévora sa ration sans mot dire, revenu à l’instinct animal assoupi durant tant de siècles de civilisation.
Lorsqu’ils eurent bu l’infusion chaude de feuilles de bouleau, ils ne songèrent plus qu’à dormir, car nul jeu, nulle étude ne leur restait en leur misère. Déjà les femmes et les enfants descendaient dans une seconde caverne, creusée au fond de la première, où ne parvenaient ni les souffles du dehors ni les tourbillons de la fumée résineuse ; bientôt les hommes les suivraient, sauf le veilleur demeuré auprès du feu qu’on ne laissait jamais s’éteindre, comme celui des antiques Vestales.
Nomb parla :
« Quelle tristesse ! Où donc s’en va l’humanité ? Dans mon enfance, les vieillards nous charmaient avec les récits du passé, mais aujourd’hui nul ne s’en soucie. Depuis cent mille ans peut-être, on n’écrit plus, et l’histoire se conserve par les traditions que les pères confient à leurs enfants ; ce souvenir magnifique des aïeux périra-t-il ? Seuls Ranv et Kumb, du même âge que moi, sont les dépositaires de ce précieux héritage, mais nous mourrons bientôt, et avec nous mourra l’histoire, si nul de vous ne veut l’entendre. »
Jevr dit :
« Que m’importe le passé s’il faut souffrir dans le présent ? Quand des feux réchaufferont la Terre et que la nourriture sera abondante et facile, j’écouterai tes récits. »
Kéol, aux yeux brillants, dit :
« Je dédaigne le passé et je hais le présent ; l’avenir est mon unique souci ! L’avenir ! Si nous pouvions éclairer notre vie, jeter de la lumière dans notre nuit, connaître la joie des brasiers brûlants ! »
Har, l’un des plus jeunes, dit :
« Eh bien, moi, je veux apprendre ce passé que vous méprisez ; à le deviner peu à peu, à l’entendre se révéler à moi, j’oublierai les souffrances du présent et je trouverai peut-être le remède aux maux de l’avenir. Parle, Nomb, je serai ton disciple, parle, ô vieux maître, et que tes lèvres ressuscitent pour moi des peuples inconnus et des âges effacés ! »
Et chaque jour, après la pêche, le repas et l’adoration du feu, Nomb parla.
Il conta comment jadis l’homme naquit sur la Terre, comment il se réunit à ses semblables, comment il apprit à travailler la pierre et le métal, à cultiver les plantes, à domestiquer les animaux, à écrire son histoire ; puis apparurent les guerres, les religions, les sciences et les arts. Les découvertes merveilleuses se succédèrent : l’homme asservit la matière et l’énergie à sa volonté victorieuse ; cessant les luttes stériles contre ses frères, il consacra ses forces à détruire les maladies et la douleur, à améliorer sa race par l’eugénisme. La perfection de l’âme s’ajouta à celle du corps, et l’homme heureux et libre put vivre sans lois et sans chefs. La Terre, devenue paradis, ne lui suffit plus ; il voulut connaître les autres mondes, et sa pensée délivrée de la matière aux lourdes entraves vola à travers les espaces planétaires ; elle s’enfonça aussi dans les abîmes du temps et découvrit l’avenir aux effrayants secrets. Alors, l’homme immortel et tout puissant vécut durant des millénaires comme les dieux qu’il avait adorés autrefois. Ce fut l’apogée…
Mais le Soleil fatigué assombrit ses rayons, et la Terre perdit ses flammes internes : alors commença la décadence. Aux premières atteintes du froid, l’homme épouvanté retourna au culte du feu bienfaisant et entreprit la lutte contre son nouvel ennemi, lutte impitoyable dans laquelle le froid fut d’abord repoussé. L’humanité perdit par malheur peu à peu ses conquêtes, elle retomba dans la barbarie ; on vit renaître les vices, les gouvernements, les guerres, les maladies. Le froid envahissait cependant les terres polaires ; il progressait lentement, chassant les populations devant lui, se rapprochant de l’équateur, dernier refuge de la vie. Alors s’oublièrent les sciences et les arts ; la faiblesse des hommes les obligea à la vie misérable qu’ils avaient connue dans leur enfance, mais avec en plus la tristesse de la mort par le froid et la faim sur la Terre toute blanche.
(À suivre)
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(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1729, samedi 19 février 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931 ; lithographie de François Schuiten)