Miss Penberthy, assise devant un brillant feu de bois, tenait d’une main un numéro du Curio et, de l’autre, une cigarette. Son pied frappait les chenets impatiemment et elle fronçait les sourcils. Elle relisait un de ses derniers articles qui venait de paraître ; cet article avait pour objet la porcelaine chinoise à l’époque de Laong-Si, et était illustré de deux grandes pages reproduisant sa collection d’assiettes. Les reproductions étaient imprimées sans soin et avec des valeurs sèches qui traduisaient mal la délicate beauté des originaux. C’est pour cela que miss Penberthy fronçait les sourcils.

C’était par une triste après-midi d’automne ; cinq heures sonnaient, le jour baissait. Miss Penberthy s’obstina à finir la lecture du paragraphe qui dansait devant ses yeux, puis elle rejeta la revue avec dépit. Les lueurs du foyer faisaient étinceler les boucles d’argent de ses souliers et briller ses bas de soie. Miss Penberthy était une grande femme mince de quarante-six ans : fort belle autrefois, elle conservait encore beaucoup d’attrait, bien qu’une longue résidence en Orient lui eût jauni le teint et qu’une vie sans amour ait durci ses traits.

Son père, sir Evelyn Penberthy, avait été consul anglais à Pékin. Après avoir passé dans cette capitale onze années, elle revint en Angleterre : elle avait alors trente-quatre ans ; trois ans plus tard, il mourait, laissant sa fille unique seule avec une fortune d’un peu moins de sept cents francs de rente et une très belle collection de curiosités chinoises.

Tous ces trésors chatoyaient autour d’elle ; les murs de son salon étaient garnis de vitrines remplies des plus délicieux travaux d’art des Orientaux. Entre les deux fenêtres étroites qui s’ouvraient sur « Regent Park, » se dressait une immense armoire dont les rayons resplendissaient d’assiettes aux couleurs variées, telle une jonchée de marguerites et de roses : c’étaient les fameuses porcelaines de Laong-Si dont la beauté avait été interprétée avec si peu de succès dans la revue le Curio.

À droite de la cheminée, à côté de miss Penberthy, se trouvait une vraie merveille : un mandarin de fine porcelaine, presque de grandeur naturelle, assis, ses courtes jambes croisées sur un coussin de peluche rose. C’était une pièce splendide, extraordinairement vivante et charmante jusque dans les plus petits détails. La tête mobile sur une tige encastrée dans le corps remuait au plus léger attouchement, et cette tête branlante provoquait le plus grotesque effet. La large face jaune du mandarin était sillonnée de rides ; les grosses joues pendaient lourdement vers le menton. Les yeux étaient mi-clos et l’on eût dit que les paupières sans cils, telles de lourdes poches, venaient seulement de se fermer dans le sommeil. Une longue moustache étroite s’effilait, souple, sur le devant de la robe ; au coin de la bouche, un énorme grain de beauté avec trois grands poils. Les mains jaunes et grassouillettes, aux ongles longs et pointus, étaient croisées sur la panse énorme. Sur la tête, un bonnet noir conique surmonté d’un bouton en verre rouge, et, le long du corps énorme accroupi, une robe d’un jaune vif, brodée sur la poitrine, et dans le dos de grues aux ailes éployées.

La silencieuse figure chinoise était pleine de vie et de force. Ce n’était pas un ornement qu’une personne à l’imagination vive eût souhaité avoir dans son salon. Il attirait les regards comme s’il eût été doué d’un pouvoir ardent de fascination, et remplissait l’esprit de suggestions malsaines. Miss Penberthy était une femme intellectuelle et non une imaginative. Elle chérissait son mandarin parce qu’il lui avait été donné par son père un an avant sa mort, et elle adorait son père.

Findlay Osborn, le célèbre expert orientaliste, avait déclaré que la statue datait du XVIIe siècle et, à en juger d’après la richesse des broderies de la robe et le bouton rouge qui surmontait le bonnet, l’original devait appartenir à un rang élevé de la société. Après un examen plus minutieux, Osborn avait découvert quelques hiéroglyphes sur un des glands du coussin ; aidé d’un microscope, il déchiffra non pas une signature, mais une courte sentence qui pouvait être traduite ainsi : « Il avait la voix d’un oiseau. »

Osborn, surpris de la vie répandue sur la silencieuse figure, avait protesté contre l’installation du mandarin dans le salon de miss Penberthy.

« Il sera ma mascotte, répliqua-t-elle, et je l’aurai toujours sous les yeux. De plus, c’est un cadeau de mon père.

– Il vaudrait mieux ne pas le garder ; néanmoins, si vous y tenez absolument, ne le regardez pas trop, et surtout n’y pensez pas trop. Il a une façon diabolique de captiver l’attention ; on dirait qu’il attend un événement important. Il y a sur la terre et dans le ciel des choses plus intéressantes que ceci, miss Penberthy. »

La jeune fille sourit, ne comprenant pas l’insistance de l’expert. Elle savait des choses de la terre ce qui lui convenait d’en savoir et celles du ciel ne l’intéressaient pas. Aussi, depuis treize ans, le mandarin était demeuré assis, placide, sur son coussin, près du feu, les mains jointes, les yeux baissés, la lèvre inférieure pendante. Et toujours sa face jaune attirait l’œil d’une façon horrible et toujours avec cet air d’écouter et d’attendre…

Miss Penberthy se leva pour tirer les rideaux et fermer les persiennes avant d’allumer la lampe. Une chouette fit entendre son hululement et le pavé résonna sous des foulées précipitées ; on distinguait des murmures de voix.

À ce moment, miss Penberthy entendit un bruit qui la fit s’arrêter… Allait-il se produire de nouveau ? Ce bruit ressemblait au battement de centaines de portes et semblait venir de très loin. Il y eut un silence ; alors, elle tira les volets et les ferma solidement. Ensuite, elle alla ranimer le feu et préparer son thé. Sa petite servante avait congé pour l’après-midi et, plongée qu’elle était dans sa lecture, elle avait négligé ces soins domestiques.

Elle chercha le tisonnier. Soudain, recommença le bruit qu’elle avait déjà perçu, trois coups rapprochés : « Boom ! boom ! boom ! »

Alors, miss Penberthy se rendit compte que ce qu’elle entendait ainsi, c’était le canon dans le lointain.

Elle alla vers la porte et, juste à ce moment, la canonnade redoubla d’intensité, le plancher oscilla sous ses pieds. Paoum ! elle pouvait distinguer le sifflement, puis l’éclatement des obus. Tandis qu’elle descendait l’escalier d’un pas hâtif et tournait le commutateur dans la cuisine, il y eut une explosion assourdissante ; on eût dit des milliers de marteaux frappant sur un gong métallique.

Miss Penberthy, tout en remplissant la bouilloire au robinet, sentit son cœur battre fébrilement, mais en même temps elle avait la satisfaction de se dire que la cuisine était à peu près souterraine.

Elle résolut d’aller chercher un magazine en haut ; il était, en effet, complètement inutile de demeurer là, inactive, le raid pouvant durer assez longtemps.

Au moment où elle atteignait le salon situé au premier étage, un violent éclat fit trembler les vitres et les châssis des fenêtres. Miss Penberthy domina l’émotion qui la poussait à courir et marcha posément vers la porte. Le bruit paraissait tout proche, une bombe venait probablement d’éclater ; il n’y avait pas de raison pour que la suivante ne tombât pas sur sa propre maison ; évidemment, ce n’était pas certain, mais on n’était en sécurité que dans les caves.

Toutes ces réflexions lui traversèrent rapidement l’esprit à l’instant précis où elle tournait la poignée de la porte. Le feu mourant jetait une dernière lueur et une longue flamme, illuminant la chambre sombre pendant un court instant, éclaira particulièrement le mandarin de porcelaine.

« Il n’est pas très lourd, » se dit-elle. Et, saisissant la figurine chinoise, elle la souleva dans ses bras. Le mandarin était lourd, au contraire, pas plus lourd cependant qu’un enfant de petite taille, car la porcelaine était fine et creuse. Elle le porta en bas, dans un tourbillon de détonations ; la mitraille ne s’arrêtait pas une seconde.

Elle posa doucement le mandarin près du dressoir, aussi loin que possible de la fenêtre, et se reposa un peu, car elle était tout essoufflée. Maintenant que la chose était faite, elle avait envie de se moquer d’elle.

Elle prépara son thé et s’assit sur une des chaises de bois de la cuisine. Le tapage des obus et des bombes devenait assourdissant et semblait s’accroître de minute en minute. Elle ressentait un certain énervement et se trouvait toute surprise de son état d’extrême agitation. Pourtant, elle se raisonnait. Elle n’avait rien à craindre et elle faisait son possible pour se remonter le moral. Il était peu probable qu’une bombe tombât juste sur sa maison, et, en admettant même que cet accident arrivât, eh bien… ce qui doit arriver arrive… et ce serait probablement une mort rapide.

Miss Penberthy se surprit à écouter la détonation des canons qu’elle essayait de ne pas confondre avec les éclatements des bombes. Soudain, un son métallique fut si strident qu’elle crut qu’il s’était produit tout près d’elle ; un obus avait certainement éclaté dans le jardin. Une fois ou deux, il lui sembla entendre le ronronnement d’un moteur au-dessus de sa tête.

Oh ! combien était vif en elle le désir de se sentir entourée ! Miss Penberthy n’avait jamais eu d’amies ; sans doute, la dignité de sa vie, sa distinction naturelle et son air décidé avaient attiré la sympathie de beaucoup de femmes et surtout de jeunes filles, mais son manque absolu d’émotion et même une certaine dureté avaient peu à peu éloigné d’elle ses amies.

Les détonations cessèrent un moment, puis le tir de barrage reprit avec une nouvelle intensité. Miss Penberthy se leva et se mit à attiser le feu qui jaillit dans l’âtre en une flamme brillante. Elle se rassit ensuite près de la fenêtre et ses yeux errant autour de la chambre, dans la vague recherche de quelque chose à faire, tombèrent sur le magot chinois blotti contre le buffet ; ils y demeurèrent fixés dans une horrible fascination.

Ses lèvres s’entrouvrirent et les pulsations de ses artères parurent s’arrêter pour toujours ; le regard morne, oblique et bridé, de la figurine de porcelaine la fixait obstinément.

Une terrible angoisse s’empara d’elle. Incapable de se mouvoir, ses yeux ne pouvaient se détacher des noires pupilles du mandarin.
 
 

 

D’un effort désespéré, elle voulut recouvrer son sang-froid ; ses craintes étaient absurdes, ridicules. Ses nerfs étaient certainement brisées par le raid et elle imaginait mille choses impossibles.

Une torpeur incompréhensible l’envahissait. De tous côtés résonnaient les coups de canon et le sifflement des projectiles. Le crachement de la mitraille bourdonnait dans ses oreilles comme les bruits qui retentissent dans les oreilles d’un patient sous l’effet d’un anesthésiant. Les paroles de Findlay Osborn revenaient à son cerveau martelé par les détonations.

« Il y a des choses plus intéressantes sur la terre et dans le ciel, » se répétait la jeune fille, les lèvres sèches. Son malaise était si grand qu’elle se demandait si elle n’allait pas tomber malade. Ses paupières étaient de plomb ; cependant, après un grand effort, elle parvint à ouvrir les yeux.

Une grande lueur l’inonda et la fit cligner des yeux ; un long moment, elle fut sans rien voir. Miss Penberthy se demanda si elle n’avait pas le délire, car elle n’était plus assise dans sa chaude petite cuisine, mais dans un hall immense. Il faisait grand jour et une extraordinaire blancheur éclairait tous les objets ; elle s’aperçut alors que le plafond qui recouvrait sa tête était de cristal et qu’il brillait avec des points de lumière rouge et bleue. Au travers de ce plafond transparent, le ciel apparaissait d’un bleu profond.

Juste devant elle, et à une cinquantaine de mètres, des gens revêtus d’amples vêtements soyeux aux couleurs éclatantes étaient rangés debout en demi-cercle ; la plupart lui tournaient le dos ; elle remarqua d’étranges oiseaux brodés sur la robe de ces personnages. Tandis qu’elle les regardait, ils levèrent les bras au-dessus de leur tête et s’inclinèrent lentement jusqu’à terre. Alors, elle se rendit compte qu’ils étaient groupés autour d’un trône placé sous un dais magnifique et que, de chaque côté de ce dais, beaucoup d’autres hommes se tenaient dans une attitude raide et impassible, pareils à des soldats montant la garde.

Le trône était de jade sculpté avec des pieds épais curieusement façonnés en griffes d’étranges volatiles ; un baldaquin richement brodé enveloppait d’ombre celui qui pontifiait.

L’homme ainsi accroupi sur le trône, les jambes repliées, était de vaste corpulence : vêtu d’une soyeuse robe jaune, il s’appuyait négligemment sur le dossier de son trône et ses longs doigts effilés étreignaient les bras sculptés de son siège majestueux.

Miss Penberthy se sentit froid au cœur. Avant de porter son regard sur le visage de l’homme, elle savait bien quels yeux étranges elle verrait briller dans l’ombre du baldaquin. L’homme avait une large figure jaune aux joues flasques, à la lèvre pendante, avec de grosses rides profondément creusées à la commissure des lèvres ; ses paupières plissées de bouledogue recouvraient de tout petits yeux noirs, tout pareils à ceux du magot de porcelaine présentement assis à son foyer confortable. En contemplant cette figure vivante dans toute la pompe de sa splendeur temporelle, elle avait peur, car les yeux noirs du mandarin la regardaient maintenant avec une fixité qui changeait ses doigts en des morceaux de glace.

Puis, la mémoire et le sens commun lui revinrent.

« Je rêve, se dit miss Penberthy. Il n’y a pas de quoi trembler. Ce n’est qu’un cauchemar. Bientôt je me réveillerai. »

Bien que tous ceux qui formaient la garde autour du dais eussent l’air de la regarder, aucun d’eux ne paraissait avoir conscience de sa présence, de sorte qu’elle eut moins peur ; elle ne pouvait cependant échapper à un certain malaise.

Un chant doux et monotone s’éleva du cercle des hommes qui faisaient acte de soumission autour du trône. Elle s’efforça d’écouter, mais elle ne put en distinguer les paroles, bien que les mots : « Hang-Aku ! » résonnassent à ses oreilles comme un murmure continu. Chaque fois que ce nom était prononcé, les chanteurs levaient les bras puis s’inclinaient jusqu’à terre.

Miss Penberthy finit par perdre tout sentiment d’alarme et jouit pleinement des satisfactions que peut procurer un tel spectacle ; on eût dit une véritable féerie orientale. Sous les arceaux d’une voûte, elle découvrit une partie d’une autre salle brillamment tapissée de soie et, plus loin encore, une autre voûte où quatre hommes, lancés dans une intéressante conversation, discutaient vivement.

Tandis que miss Penberthy les examinait, les chanteurs cessèrent brusquement leur chant monotone pour faire entendre de bruyantes acclamations, en levant toujours leurs bras en l’air.

Le mandarin demeurait paisible, telle une figure de glaise ; il donnait seulement à comprendre qu’il avait entendu leur supplique. Mêmes ses yeux ne semblaient pas vivants : noirs et mornes, ils éclairaient sa large figure carrée, tels deux pierres précieuses dans la tête d’une idole païenne. Miss Penberthy attendait anxieusement son premier geste. Les soldats et tous ceux qui environnaient le trône semblaient, eux aussi, attendre ce geste avec angoisse et tous étaient immobiles ; seuls les quatre hommes, dans le hall à côté, continuaient à converser avec animation.

Il y eut un silence complet d’une longue minute. Puis le mandarin fit un signe de la main et prononça quelques mots sans remuer la tête ni lever les yeux. Miss Penberthy avait étudié la langue chinoise et la comprenait fort bien, mais le ton de voix du grand mandarin était si étrange, si inattendu qu’elle en sursauta de surprise et d’horreur, et elle perdit le fil du discours. C’était une voix extraordinaire que celle qui sortait de cette figure massive, une voix fine, pointue, mais parfaitement claire et qui faisait l’effet de venir de très loin. D’un timbre plutôt joli avec une prononciation pénible, on eût dit la voix d’un enfant entendue dans le téléphone. Chaque syllabe était précédée d’une espèce de sifflement qui devait provenir d’un défaut anatomique de la gorge.

Les mots froidement prononcés produisirent de la surprise mêlée à de l’épouvante. Il y eut comme de la consternation dans l’assistance et dans l’expression des visages ; un murmure de voix contenue s’éleva parmi eux. Deux d’entre eux s’avancèrent et se tinrent debout devant le trône comme s’ils eussent attendu des ordres ; ils étaient revêtus de fines cottes de mailles et portaient des casques au cimier aplati. Le mandarin parla de nouveau, toujours immobile et le regard perdu au loin. Les deux hommes se regardèrent avec hésitation, puis, s’inclinant, s’en allèrent le long de la voûte et disparurent.

Le murmure des voix s’apaisa et il y eut encore un silence mortel. Alors, miss Penberthy perçut un bruit sourd intermittent qui avait l’air de venir de l’extérieur.

Elle remarqua aussi la grande agitation d’un homme armé qui, le dos à la fenêtre, ne se trouvait pas très loin d’elle ; il paraissait impossible à cet homme de demeurer en place et, au fur et et à mesure que le bruit du dehors croissait en intensité, il tournait la tête vers la fenêtre avec une expression de terreur. Et toujours le grand mandarin restait paisible et silencieux sur son trône sculpté, ses mains de cire posées sur la jade vert foncé.

On entendit le cliquetis des armures et les deux soldats, ayant quitté la salle sur l’ordre du maître, revinrent côte à côte, suivis d’un autre homme plus âgé qui marchait lentement et avec difficulté. Cet homme avait les chevilles attachées par une fine chaîne de fer d’à peu près un pied de longueur, et ses poignets, enroulés d’un cercle de métal, étaient reliés par une autre longue chaîne qui se balançait jusqu’au bas de sa robe bleue. Il était mince et voûté ; et bien que son visage fût à peine ridé, ses moustaches étaient toutes grises. Son crâne chauve reluisait comme du bois de santal poli. Étrange et disgracieuse figure, mais non sans dignité, car l’expression était calme et son regard fier dédaignait de s’intéresser à ce qui se passait autour de lui.

Titubant et trébuchant, il fit quelques pas derrière ses gardes qui, s’arrêtant au pied du trône, saluèrent profondément leur maître et se joignirent ensuite aux autres soldats de l’escorte.

Le prisonnier vêtu de bleu fit halte, face au trône. Le mandarin tourna lentement la tête vers lui et ses petits yeux fixèrent le visage contracté du vieillard qui se raidit et prit une expression énergique, le menton fièrement redressé. Alors, le mandarin entrouvrit lentement les lèvres, et miss Penberthy frissonna en entendant la petite voix sifflante qui disait :

« Ainsi, Amun-Ling franchit pour la première fois le seuil de Hang-Aku ! Je souhaite la bienvenue à Amun-Ling ! »

Le prisonnier resta silencieux et la petite voix continua :

« N’admires-tu pas les halls magnifiques de mon palais, ô Amun-Ling ? »

Amun-Ling se décida à répondre et sa voix grave contrasta étrangement avec la voix de tête du mandarin :

« Les planchers de ta maison, Hang-Aku, sont faits avec les os des morts et tes tapisseries, ô tyran, tissées avec des cheveux de cadavres ; ne sont-elles pas toutes teintes dans le sang de ton peuple ? Usurpateur et voleur, les murs de ton palais répètent les cris et les blasphèmes de tes victimes. Comment pourrais-je admirer tes halls splendides ?

– Cependant, tu as franchi mon seuil et tu n’en sortiras plus, Amun-Ling. Tu as donné ton suprême regard à la foule et tu as fini de prononcer des discours sur les places publiques. Sans toi, mon peuple, conquis par moi, eût été soumis et heureux. Depuis de longues années, tu as été comme une épine dans ma chair mais… ta fin approche, ô Amun-Ling ! »
 
 

 

Il y eut un court silence, rompu par la voix profonde du prisonnier.

« Le peuple m’aime, Hang-Ahu ; toi, il te maudit. Songe que ton existence répondra du plus petit mal que tu me feras. Ton peuple est à craindre, tyran ! la faim et la misère l’ont rendu plus terrible que les loups.

– Non, sourit le mandarin, le peuple me redoute. Ne l’ai-je pas conquis ? Lorsque les vautours des montagnes auront fait un maigre repas de ta carcasse, alors le peuple se souviendra de ma puissance et tremblera.

– Insensé ! répliqua vivement le prisonnier. Assis dans ton palais au sein des richesses, que connais-tu de ton peuple ? Tu formes des projets pour l’affamer, pour le torturer, pour lui voler le peu qui lui reste, mais comment peux-tu juger de sa force et de sa fureur dans la haine semée par toi ?… Oui, continua-t-il en élevant la voix et en abaissant son regard sur les rangées d’hommes qui entouraient le trône, oui, tes serviteurs connaissent mieux que toi les sentiments de ton peuple… Fou ! En ce moment, la multitude hurle vengeance autour des grilles de ton palais et les soldats de ta garde ne sont même pas en sécurité. Écoute ! » cria-t-il, en se tournant soudain vers la fenêtre, les bras étendus.

Le bruit que miss Penberthy avait déjà perçu se répéta nettement ; c’était un murmure pareil à celui d’une vague qui s’enfle et se creuse, un murmure entrecoupé de temps en temps par des clameurs plus violentes. Tous les yeux suivirent la direction indiquée par les mains levées d’Amun-Ling et regardèrent par la large baie.

D’une voix sifflante, Hang-Aku demanda :

« Que voit-on d’extraordinaire ?

– Une grande multitude, Sire, autour des grilles du palais.

– Peut-on savoir ce que veulent ces gens ?

– Sire, ils répètent sans cesse le nom d’Amun-Ling.

– Sont-ils armés ?

– Quelques-uns seulement, mais… ils sont en très grand nombre, c’est une vraie foule… »

Sa voix s’éteignit et une grande terreur se peignit sur son visage.

Hang-Aku fit un mouvement d’impatience, comme s’il voulait chasser une idée importune. Se tournant vers Amun-Ling, toujours debout, ses maigres bras levés telle la statue de la vengeance, il reprit :

« Cela eût mieux valu pour toi, ô Amun-Ling, si tu avais admis ma force et suivi mes conseils. Tu avais la confiance de mon peuple. Il t’aurait écouté dans une heureuse soumission et je t’aurais donné puissance, richesse, grandeurs et autorité.

Oui, ton autorité eût été beaucoup plus belle que sous le règne de mon cousin… Tu as choisi peu sagement, Amun-Ling, et le prix de ton imprudence sera la mort. »

Il fit un signe à ceux de ses gardes qui se trouvaient le plus près de lui.

L’un des soldats sortit des rangs, puis hésita. Il ne fit aucun mouvement pour se saisir du prisonnier et demeura figé dans l’incertitude, en regardant ses compagnons. Ceux-ci grognaient à voix basse.

Après une pause, Hang-Aku dit de nouveau avec calme :

« J’ai commandé ! »

Comme nul mouvement ne se produisait parmi les soldats, le mandarin s’écria :

« Mauvais chiens ! Qu’est-ce qui vous empêche d’obéir ?

– Sire, dit l’un d’eux craintivement, la multitude a… forcé les grilles du palais… Sire, ils prononcent le nom d’Amun-Ling ! »

Alors, Hang-Ahu se leva vivement de son trône, la figure ravagée de colère :

« Fous et poltrons ! Ne suis-je plus votre maître ? Que voulez-vous que cela me fasse, à moi, si quelques rebelles ont franchi les grilles extérieures du palais ? N’ai-je pas mes gardes qui en protègent les murs ? Exécutez mes ordres. »

Sous ce regard courroucé, un second homme armé se plaça à côté du premier. Avec une résolution désespérée, ils marchèrent vers Amun-Ling et lui posèrent la main sur l’épaule. Hang-Aku, le front barré d’un pli profond, se rassit sur son trône. Les clameurs du dehors s’élevèrent plus véhémentes, et miss Penberthy put distinguer les cris rauques de la populace qui réclamait Amun-Ling !

Celui-ci, d’un mouvement brusque, secoua l’étreinte de ses gardiens et, levant la main, cria d’une voix terrible :

« Je te maudis, Hang-Aku ! Tu m’envoies à la mort, mais ta mort aussi est proche. Tu ignores le danger qui te menace et je m’en réjouis. Tu as entendu des cris d’agonie et tu as ri ; tu as écouté les râles des mourants et tu les as trouvés doux à ton oreille. Maintenant, tu entends les cris de vengeance d’un peuple en délire et tu n’y prends pas garde. On t’a appelé assassin, usurpateur, tyran, et tu t’en es glorifié. Moi, je t’appelle fou, fou, triple fou ! »
 
 

 

Hang-Aku regarda son captif avec un léger sourire ironique et fit un signe. Les deux soldats resserrèrent leur étreinte sur les épaules du prisonnier et l’emmenèrent. Dans la nécessité de régler son pas sur celui de ses gardiens, Amun-Ling trébucha pitoyablement et faillit tomber, les pieds embarrassés dans la longue chaîne qui reliait ses chevilles.

Le mandarin s’adossa sur son siège, les yeux mi-clos, un vague sourire aux lèvres. C’était la seule figure paisible qui existât sous ce vaste hall. Les soldats, dont les visages exprimaient une vive inquiétude, murmuraient maintenant ouvertement. Quelques-uns, groupés près de la fenêtre d’où les vociférations devenaient de seconde en seconde plus distinctes, causaient avec animation. Après une courte délibération, l’un d’eux s’approcha du trône :

« Sire, dit-il d’une voix tremblante, n’entendez-vous pas les cris des rebelles ? »

Sans ouvrir les yeux, Hang-Aku répondit :

« Je n’entends pas les rebelles. J’attends autre chose… »

Et miss Penberthy, le cœur bondissant, se rendit compte que, elle aussi, épiait dans une horrible angoisse un autre bruit…

Ce bruit vint. Ce fut d’abord un faible gémissement et l’on eût dit, tant il était proche, qu’il provenait de derrière le mur. Il s’éleva de plus en plus aigu jusqu’à ce qu’il devint un sifflement ; puis il cessa et un silence morne suivit. Hang-Aku leva lentement la tête vers la voûte ; il avait sur les lèvres son même sourire bizarre. Miss Penberthy se sentit trembler d’effroi ; son cœur chavirait, ses genoux s’entrechoquaient.

« Je rêve, se disait-elle, avec pourtant un horrible sentiment de la réalité ; je rêve… »

Elle perçut un hoquet d’étranglement, comme un gargouillement atroce, puis une faible voix prononça avec une volubilité furieuse des mots inintelligibles.

Tous les soldats demeuraient silencieux ; mais la voix plaintive se ranima, devint plus forte, pour se briser ensuite dans un cri perçant d’agonie. Miss Penberthy se boucha les oreilles.

Bientôt, l’horrible cri continua sur un ton soutenu ; c’était plutôt le cri strident d’une sirène que celui d’une créature humaine.

« Oh ! Dieu ! gémit miss Penberthy, le sang battant ses tempes à grands coups, c’est un cauchemar ! un horrible cauchemar ! »

Le long cri alla enfin diminuant et s’éteignit peu à peu. Miss Penberthy porta ses mains à son front couvert de sueur. L’horrible face jaune du mandarin était toujours tournée vers la voûte comme dans l’attente de quelque événement, et toujours le même sourire errait sur ses lèvres. De rauques clameurs se faisaient entendre au-dehors.

Un des hommes, près de la fenêtre, laissa échapper un cri de terreur ; il se tourna vers ses compagnons ; sa figure était livide.

« Ils ont de la poudre ! s’écria-t-il d’une voix rauque ; nous allons tous crever ici comme des rats, à moins qu’on ne les apaise. »

Les autres soldats vinrent rejoindre leurs camarades, toute discipline abolie. Hang-Aku ne semblait pas s’en apercevoir ; il avait l’air d’examiner la voûte de ses yeux mi-clos.

On entendit encore le cliquetis des armures et, dans le hall, deux soldats apparurent, marchant à pas rapides. Aucun prisonnier ne les suivait, mais sur le parquet de marbre noir le sang giclait de la tête d’un supplicié que l’un d’eux tenait à la main, et dont les doigts s’incrustaient dans le crâne lisse. Les yeux morts étaient grands ouverts.

S’avançant jusqu’au pied du trône, ils présentèrent l’horrible tête au mandarin. Les yeux étincelants, celui-ci leur fit signe de déposer à terre leur sanglant fardeau.

« Sire ! dit un soldat, la multitude est la plus forte. Il faut l’apaiser ou nous sommes perdus. »

Hang-Aku leva les yeux de la tête sanglante qui gisait à ses pieds, et regarda l’homme prostré devant lui.

« Qu’est-ce que la foule demande de moi, sujet ?

– Elle demande que Amun-Ling lui soit rendu ; elle prononce constamment le nom de Amun-Ling. »

L’homme jeta un regard terrifié sur les flaques de sang qui inondaient le marbre noir, mais le mandarin n’avait pas fini de parler qu’un long cri s’éleva de nouveau :

« Amun-Ling ! rendez-nous Amun-Ling ! Mort à Hang-Aku ! »

Le même sourire étrange flotta sur les traits féroces du mandarin et il regarda tranquillement l’horrible tête. Puis, se levant, il descendit lentement les quatre marches de son trône. Avec calme, il ramassa le chef sanglant et le contempla.

« Amun-Ling ! hurlait en bas la foule ; rendez-nous Amun-Ling ! »

Hang-Aku se dirigea lentement vers la fenêtre. Les hommes d’armes terrifiés s’écartaient de lui avec épouvante. Il s’arrêta avant d’arriver à la grande baie ; prenant son élan, il lança par la fenêtre ouverte la tête sanglante sur le peuple assemblé.

Silence mortel. Le mandarin s’approcha de la fenêtre et observa.

Pareil à un coup de tonnerre éclata soudain une clameur d’exécration ; cris des femmes mêlés aux rauques hurlements des hommes. On eût dit le rugissement de bêtes féroces dans la jungle.

Lorsque Hang-Aku se détourna de la fenêtre, il avait perdu sa sérénité. Son visage était terreux ; ses lourdes lèvres tremblaient.

« La foule est, en effet, considérable, murmura-t-il. Peut-être vaudrait-il mieux réunir en hâte tous mes hommes d’armes. Élevez des barricades. »

Il s’avança vers la voûte. L’un des soldats qui se trouvait près de la fenêtre s’écria :

« Voyez, voyez, ils placent des barils de poudre le long des murs. Nous sommes perdus. »

Ce fut une vraie panique. Tous les soldats hurlaient avec des gestes frénétiques. Quelques-uns se penchaient à la fenêtre, essayant de parlementer avec le peuple.

« Ô Dieu ! s’écria miss Penberthy, invoquant le Dieu qu’elle avait toujours méconnu, ô Dieu ! que ce cauchemar cesse ! »

Le grand mandarin s’arrêta et revint vers la fenêtre, la figure crispée d’angoisse ; maintenant, il savait ce qu’était la peur. Mais, lorsque la multitude l’aperçut, de tels hurlements s’élevèrent qu’il dut rétrograder.

« Hang-Aku ! vociféra la foule. Nous voulons Hang-Aku ! Hang-Aku le voleur ! Hang-Aku l’assassin ! »

Hang-Aku se fraya un chemin au milieu de ses soldats et se précipita vers la porte. Un des hommes de sa garde penché à la fenêtre lança quelques paroles aux chefs de la populace. Puis, se retournant, les yeux luisants de férocité, il échangea deux ou trois mots avec ceux qui se trouvaient à côté de lui.

« Hang-Aku ! » clama de nouveau la foule.

« C’est un rêve ! » se disait miss Penberthy, tandis que ses yeux épouvantés voyaient les hommes d’armes saisir le grand mandarin par les épaules.

Le mandarin les regarda avec étonnement, puis, tout à coup, ayant compris, il se dégagea de leur étreinte et tenta de s’enfuir, mais le chemin lui fut barré. Un des soldats le saisit par la manche, mais, abandonnant son vêtement aux doigts agrippés, il se mit à courir comme un fou dans le hall et, finalement, se réfugia derrière son grand trône.

Les soldats attroupés autour de lui le bousculèrent. Miss Penberthy ne put distinguer nettement ce qui se passait, car une masse frénétique s’agitait autour du mandarin ; mais elle entendait la voix de celui-ci qui implorait.

« C’est un rêve ! se répéta-t-elle comme quelqu’un qui ressasse une phrase qui finit par n’avoir plus aucun sens. C’est un rêve ! Ce n’est qu’un rêve et rien de plus ! »

Avec des yeux horrifiés, elle vit les soldats traîner le mandarin sur les parquets glissants jusque vers la fenêtre grande ouverte. Elle les vit soulever le corps énorme sur leurs épaules, puis elle entendit aussi une voix glapissante s’élever dans un dernier cri d’agonie… Les longs doigts fuselés de Hang-Aku s’incrustaient dans les épaules des hommes et ses ongles pointus griffaient les visages tandis qu’on le balançait au-dessus de la fenêtre. Une longue clameur s’éleva de la foule.
 
 

 

« Oh ! cria miss Penberthy, je rêve ! je rêve !… »

Sa voix s’éteignit dans un gémissement et un grand voile d’obscurité tomba sur ses yeux.

Lorsqu’elle les rouvrit, la lumière était éteinte. Elle fixait stupidement trois rangées de disques blancs. Peu à peu, elle finit par comprendre que ces disques étaient des assiettes rangées sur le dressoir de la cuisine.

La tête lui faisait horriblement mal et ses membres, engourdis et raidis, refusaient tout service ; pourtant, elle essaya de se lever. Un courant d’air lui tombait sur la nuque. Elle se retourna. La fenêtre était close, mais le vent froid de la nuit ruisselait d’un trou ouvert dans un carreau du haut ; il y avait des fragments de vitre sur la table et par terre.

Entre la table et le dressoir se trouvait la figure assoupie du magot de porcelaine décapité. Devant les yeux douloureux de miss Penberthy, apparaissait le gros corps de la statue revêtu de sa robe jaune ; les mains étaient toujours placidement croisées sur la vaste panse, mais la tête au regard fascinant gisait en mille morceaux sur le parquet. Près du dressoir, elle aperçut un mince objet brun. Miss Penberthy le ramassa : c’était une lourde pièce de métal rugueuse et de forme oblongue.

Tout était silencieux, sauf le tic-tac de la pendule ; il était neuf heures moins le quart.

Un taxi roula sur la chaussée et, au loin, miss Penberthy entendit les notes aiguës du bugle sonnant la « berloque. »
 
 

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(Ianthe Jerrold, adapté de l’anglais par R. Lerebours, in La Lecture, revue de la famille, onzième année, n° 36, dimanche 8 septembre 1918. « The China Mandarin » est initialement paru, illustré par Frank Gillett, dans le Strand Magazine, volume 56, n° 331, juillet 1918)

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Portrait de Ianthe Jerrold, Bassano Ltd, mai 1936