À mon ami François Daveluy

 

« Sir Rajhe John, il est temps de vous lever ! » Cette phrase prononcée d’une voix claire par une bouche invisible retentit tout à coup dans la chambre à coucher du personnage ainsi nommé. Celui-ci, habitué sans doute à cet appel matinal, se leva sans mot dire, alla remonter le phonographe qui venait de le réveiller, fit sa toilette, s’habilla et se fit servir à déjeuner. C’était un homme dans la force de l’âge que Sir Rajhe ; son visage énergique était rendu légèrement dédaigneux par des lèvres minces pincées au coin de la bouche. Miracle étrange, il avait les cheveux bleu clair ! La mode exigeait cette couleur pour les cheveux des hommes faits et Sir John, comme tout Anglais qui se respecte, obéissait aveuglément à la mode.

Quel était donc cet homme ? Un petit sous-secrétaire d’un secrétaire d’un… etc… d’un secrétaire général du secrétaire particulier d’un modeste fabricant de têtes d’épingle ! Était-il riche ? Il n’avait pour toute fortune que ses appointements de 6666 livres sterlings 66 par mois ! Maintenant que nous connaissons Sir Rajhe john, étudions un peu ses mouvements.

Lorsqu’il eut achevé son déjeuner, il alla consulter tout d’abord un baromètre perfectionné et il lut ce qui suit :
 

De 4 heures 23 à 6 heures 55… Brouillard.

De 6 h. 55 à 9 h. 43 … Brouillard.

De 9 h. 43 à…
 

(Inutile de continuer, car il faut vous dire que notre Anglais habitait Londres.) Bref, comme on le voit, cet instrument était une merveille de précision et le dernier cri du progrès. Huit heures sonnèrent… en anglais, naturellement. Notre bon Sir revêtit rapidement son « fresh-coat, » enfila ses patins automobiles et se dirigea sans plus tarder vers son cabinet de travail situé 441 étages au-dessus. Sitôt arrivé, il se mit à l’ouvrage (Lisez : il se mit à déplier un médiocre quotidien, 256 pages sans les annonces, à 1 sou). Il chercha à la table des matières quelque titre alléchant ; n’en trouvant sans doute point de son goût, il feuilleta le « newsbook » un peu au hasard.

Il parcourut l’article des « Antiquités » et apprit ainsi, non sans sourire, que les hommes primitifs de 1900 avaient inventé un petit appareil très grossier dénommé pompeusement « automobile » et faisant tout au plus du « quatre-vingts » à l’heure ! Sir Rajhe ne put s’empêcher de se comparer à l’un de ces êtres inférieurs, et ce rapprochement dut lui sembler bien drôle, car il fut secoué d’un vaste éclat de rire (les Anglais de 9842, laissant pour cette fois la convenance de côté, avaient conservé cette sauvage habitude qui rapproche l’homme et l’Anglais du singe).

Sir John continua à tourner les feuilles du journal et s’arrêta à la page des « Petites Découvertes. »

« Rien, presque rien aujourd’hui, » murmura l’Anglais. Qu’avait-on trouvé en effet ? Un corps chimique, dont l’unique propriété était de solidifier les liquides, si bien qu’en un instant on eût pu dessécher les fleuves, les lacs, les océans ! Mais à quoi bon tout cela, et comment les Anglais auraient-ils pris leurs bains de mer, si la mer était ainsi supprimée ? – Un naturaliste obscur venait, d’autre part, de fabriquer pour la première fois « the artificial man, » oui, parfaitement, l’Homme Artificiel ! Encore une découverte inutile ! N’était-on pas obligé en effet de sacrifier tous les ans les hommes dépassant la cinquantaine ? Le monde est si restreint et la population à cette époque était si développée !

Rajhe John regrettait déjà le sou de son journal, lorsqu’un titre frappa ses yeux, titre qui eut pour effet de dilater considérablement les traits de son visage.

Voici ce que disait cet article intitulé « Accident sans gravité » :
 

« Le « Terralune » qui fait quotidiennement le service de Londres (capitale de la Terre) à Moontown (capitale de la Lune), vient de subir une légère avarie. Le tube de glissement à l’intérieur duquel les wagons effectuent leur parcours, s’est crevé à quelques myriamètres à peine de la bifurcation de la ligne inachevée sur Mars via Jupiter. Quelques « conic cars » contenant 253.642 voyageurs se sont perdus dans les airs. On n’espère plus les retrouver. Parmi eux, on cite l’ingénieur Jhulvern, constructeur du dernier tube luna-terrestre, et descendant en droite ligne d’un antique Frenchman qui, en 18…, eut le premier l’idée de ces voyages transastrelantiques. Toutes les autres victimes offrent peu d’intérêt. Lord Dinnair interviewé par nous a déclaré que les « conic cars, » lancés à toute vitesse au moment de l’accident, suivraient probablement la loi de la gravitation universelle.

Nota Bene. – À la nouvelle de l’accident, 15.840.712 parents des victimes se sont tués, ce qui repousse pour cette année la limite d’âge du « suicide officiel » à 51 ans 3 mois 17 jours. »
 

Sir Rajhe John se plongea dans une série de réflexions qu’il nous serait trop longues à suivre. Après tout, cet accident, qui coûtait la vie à 16.094.355 hommes, – lunatiques ou terrestres, – n’était pas fait pour émotionner les milliards et les milliards d’individus qui vivaient sur les deux astres. Pour comprendre à quel point la population était dense, qu’il nous suffise de dire que le plus grand richard du globe terrestre ne possédait à cette époque qu’un hectare de terre au prix de 1.000 livres sterlings le millimètre carré. Sir John était entrain de calculer ce que valait la terre à ce tarif, lorsqu’un léger coup fut donné à sa fenêtre. Il ouvrit, et son fils revêtu de son « automobile aérocoat » se précipita au cou de son père.

Il était charmant ce petit verderon, – j’ai bien dit verderon, n’est-ce pas ? – avec ses cheveux verts (hélas ! la mode le voulait ainsi !) retombant en cascades tout autour de lui. On aurait cru retrouver en lui quelque Cupidon recouvert de mousse si l’on se fût souvenu de Cupidon, oublié depuis des siècles et des siècles.

« Qu’as-tu fait à l’école, mon petit Otto ?

– De la géographie et de la lunograpbie.

– Bien ! Voyons si tu as profité de tes leçons : à qui appartient l’Europe ?

– Aux Anglais.

– Et l’Amérique ?

– Aux Anglais.

– Et l’Afrique, l’Asie, l’Océanie ?

–  Aux Anglais.

– Et la Lune ?

– Aux Anglais.

– Et l’Univers ?

– Aux Anglais.

– Very well, my dear Otto. Et c’est tout ce que tu as fait ?

– Oh ! non, p’pa, on nous a donné une leçon d’Histoire Ancienne.

– Et que t’a-t-on dit à ce sujet ?

– Que les Anglais ne possédaient dans l’antiquité qu’une petite île, celle-là même que Londres recouvre entièrement aujourd’hui ; qu’un grand ministre Joe Chamberlain, surnommé « Mort aux Boers, » s’était peu à peu emparé, par l’idée d’abord, par l’idée ensuite et par l’idée enfin, de tous les pays existants et à venir ; que…

– C’est bon, Otto ; mais n’as-tu point eu une leçon de langue morte, ce matin ?

– Oui, mon petit père ; on nous a apprit quelques expressions de « french language. »

– Dis voir.

– Ta bouche, bébé… T’as pas vu la ferme ?… T’en as un œil !… Viens, poupoule… Oh ! la tiare… Assez, assez… T’as rien d’culot… Un bouchon… Embrasse-moi, Ninette… Eh ! va-z-y donc, c’est pas mon père…

– Veux-tu bien te taire, mauvais petit drôle ! Je te défends désormais de faire des langues mortes.

– Pourquoi, papa ?

– Parce que cela réveille de trop tristes souvenirs, répondit le brave Sir John, rougissant légèrement de son mensonge. Voyons, encore un mot, mon cher fils, fais donc voir ton devoir de mathématiques ; (lisant) : « Résoudre une équation du 71ème degré et démontrer le postulatum d’Euclide. » Hum ! Ce n’est pas grand-chose ! Es-tu fort en mathématiques, en « Math, » comme on dit en argot ?

– Oh ! oui, papa, mes amis ne m’appellent plus que Otto-Math !!!

– Oh ! là ! là ! cet enfant ! Heureuse jeunesse ! Allons, viens vite, » et, ce disant, le père endossa un costume aérien automobile à l’exemple de son fils et se précipita dans les airs…

Il serait fastidieux d’insister sur le repas, qui d’ailleurs ne nous dirait absolument rien. Qu’on sache simplement que les derniers légumes et les animaux avaient disparu depuis 3.000 ans environ.

Après le repas, le jeune verderon demanda à son père :

« Dis, papa, nous allons à la Lune ?

– Pas aujourd’hui, mon fils ; on répare la voie, légèrement endommagée ; mais, puisque tu as été sage, nous irons au Pôle Sud cet après-midi avec l’omnibus électrique qui va directement d’un pôle à l’autre (embranchement sur Londres). De là, nous monterons à la Tour Nikéhy-Drolic, cette masse imposante et colossale qui s’élève à plusieurs milles dans les airs et qui eût fait pâlir ce petit bijou en fer qu’on a trouvé dans les ruines de Paris sous l’étiquette de « Tour Eiffel. » N’oublie pas, mon cher Otto, d’emporter ton « warm-coat, » ta « veste-réchaud » pour mieux dire, car il fait encore froid au pôle, malgré le procédé de chauffage chinois (très vieux, très vieux) « Chof-can-mhem and Co. » Dans quatre heures, nous serons de retour. »

Sitôt dit, sitôt fait ! Le petit Otto peut admirer le paysage que l’on a du haut la Tour Nikéhy-Drolic. Sublime spectacle, il ne vit rien du tout ! Suivi de son aimable père, il revint à Londres où il arriva à 7 heures 31 minutes 8 secondes 453 millièmes avec 2 millièmes 1/4 de retard !

Le soir avait jeté son grand voile noir sur la Terre. Plusieurs milliers d’Anglais, ayant horreur de la nuit, prirent le train souterrain à destination des Antipodes. Là, au moins, ils retrouveraient le soleil !

Lorsque Sir Rajhe John et son verderon eurent soupé, ils se rendirent sur l’immense place du « Royal Palace. » On devait donner ce soir-là un grand Concert Graphophonique en l’honneur de S. M. Edouard CCCCLXXVII, roi des Anglais et de l’Univers. Un graphophone monstre était suspendu dans les airs et dirigeait vers la place un immense cornet acoustique. Des millions d’auditeurs étaient sur la place et, quoique le centre en fût absolument libre, obéissant malgré eux à une vieille habitude prise depuis 8 à 9 milliers de siècles, ils tournaient en rond autour d’un cercle rigoureusement mathématique complètement désert.

Le spectacle fini, la foule se retira lentement et silencieusement. Chacun n’avait qu’un but : aller se coucher, et l’on n’entendit pendant quelques heures que le bruit cadencé des patins électriques et automatiques.

Sir Rajhe John et son fils firent comme les autres. Ils rentrèrent chez eux et, peu de temps après, se laissèrent aller à leurs rêves, le fils se voyant sans doute président de l’« Official Society of Superior Mathemathics, » le père remuant peut-être quelque vieux projet de soleil artificiel dans sa vaste cervelle…
 
 

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(« Eucé, » in Les Clochettes algériennes et tunisiennes illustrées, revue littéraire, deuxième année, n° 37, dimanche 13 septembre 1903 ; Alberto Savinio, « Attente d’Égée, » huile sur toile, 1930)