À Philippe Gille.

 
 

Ce matin, j’ai reçu la visite d’un très drôle d’homme.

Un inventeur !

Aimez-vous les inventeurs ? Moi, je les adore, même quand ils n’inventent rien, ce qui est le cas de presque tous les inventeurs.

Me plaisent leur idée fixe, leur mise débraillée, le feu de leurs prunelles.

Comme idée fixe et comme feu de prunelles, mon inventeur de ce matin était bien dans la tradition, mais c’est surtout en matière de toilette négligée qu’il dépassait tout ce que j’avais vu jusqu’alors.

Notamment, un bouton de la redingote entré comme par hasard dans une boutonnière du gilet, et réciproquement.

Inharmonique, mais si pittoresque !

L’homme entra chez moi, tel l’ouragan.

« Bonjour, fit-il, comment va ? »

Je me rasais devant ma petite glace (je me rase moi-même, maintenant).

« Bien, répondis-je, et vous-même ?

– Vous me reconnaissez ?

– Pas du tout.

– C’est probablement parce que je porte toute ma barbe, maintenant. Et puis… vous ne m’avez jamais vu.

– La dernière de ces raisons suffisait amplement. Et… quel sujet me procure l’honneur ?…

– Je suis inventeur, monsieur.

– Je m’en doute bien, parbleu !

– Je sais que vous êtes un garçon intelligent, instruit, et ne regardant pas à l’argent quand il s’agit d’une bonne idée. »

Je m’inclinai.

En effet, je suis un garçon intelligent, instruit, et quand une idée me paraît nouvelle ou simplement ingénieuse, je n’hésite pas à sacrifier un million ou deux pour en accomplir la réalisation.

Brusquement, l’homme me demanda :

« Qu’aimez-vous mieux ?… Pourrir ou brûler ?

– Pardon, fis-je, un peu surpris, pourrir ?…

– Ou brûler… Allons, répondez.

– Mon Dieu, monsieur, l’idée de pourrir n’a rien qui me séduise beaucoup. Quant à brûler, vous avouerai-je que je ne me sens pas irrésistiblement attiré, pour le moment ?

– Pour le moment, oui, mais quand vous serez mort ?

– Oh ! quand je serai mort !… »

Et j’esquissai un joli geste de parfait détachement.

L’homme reprit, dans un style un peu familier :

« Oui, pourrir dans la terre, c’est rudement dégoûtant, mais être brûlé, ça n’est pas beaucoup plus chouette.

– Pourtant…

– Il n’y a pas de pourtant… Moi, j’ai inventé un procédé qui dégote la crémation.

– Ah ! ah ! contez-moi ça.

– Oui, monsieur, je remplace l’inhumation par l’inaération.

– C’est pas bête, ça.

– Ne vous foutez donc pas de moi avant de savoir.

– Je vous assure, monsieur…

– Vous êtes mort, n’est-ce pas ?…

– Une minute !

– C’est une supposition… Vous êtes mort, on m’apporte votre corps, je le mets dans mon four.

– Mais c’est de la crémation.

– Imbécile !… Je le mets dans mon four, un four particulier de mon invention, et je dessèche votre corps. Je le dessèche, vous entendez bien, je ne le cuis pas, je ne le rôtis pas, je ne le brûle pas… Je le dessèche, c’est-à-dire que je le débarrasse, par évaporation, de toute l’eau qu’il contient. Savez-vous à peu près la proportion de l’eau dans le corps humain ?

– Je vous avoue que…

– Eh bien ! environ 80 pour 100… Les 4 cinquièmes !

– Tant que ça ?

– Oui, monsieur, tant que ça. Hein ?

– 80 pour 100 !

– Ainsi, le général Boulanger dont vous faites votre Dieu…

– Mais, je ne vous ai jamais dit…

– Ne m’interrompez donc pas tout le temps. Le général Boulanger dont vous faites votre Dieu pèse 82 kilogrammes, il représente donc environ 65 kilogrammes d’eau. Donc, par 82 cris de Vive Boulanger poussés, vous pouvez en compter 63 pour l’eau pure. Voilà bien les grandeurs humaines, les voilà bien !

– Matérialiste !

– Êtes-vous marié ?

– Non, monsieur, hélas !

– Avez-vous une maîtresse ?

– Une maîtresse, c’est beaucoup dire, mais enfin j’ai une petite bonne amie.

– Quel poids ?

– Ma foi, je ne l’ai jamais pesée, mais je puis vous dire à peu près. Elle n’est pas bien grosse ; elle doit peser dans les 50 à 60 kilos.

– Eh bien ! monsieur, l’objet de votre idolâtrie comporte environ 45 litres d’eau.

– Taisez-vous, vous me dégoûtez !

– 45 litres d’eau, vous m’entendez : quatre-vingt-dix chopines ! »

Et il prononçait ce quatre-vingt-dix chopines sur un ton d’indicible mépris. Je ne lui ai pourtant jamais rien fait, à cet inventeur.

Tout à coup, il s’écria :

« Mais vous êtes là, à me faire perdre mon temps avec votre bonne amie ; je reviens à mon invention. Quand le corps est entièrement desséché, je le trempe dans un liquide de ma composition, à base d’acide azotique, qui le transforme en matière explosible analogue au fulmi-coton. On n’a plus qu’à l’allumer… Pff… fff… ttt… Une grande fumée blanche qui monte au ciel… et tout est dit. C’est ce que j’appelle l’inaération.

– C’est très ingénieux.

– Mais ce n’est pas tout. Au lieu de transformer mon corps en simple explosif, je puis en faire un feu d’artifice complet, chandelles romaines, pétards, grenades, soleil, et même le bouquet. Tout ça dépend du prix. Pour les familles pauvres, je peux transformer le cher défunt en pétards ou en chandelles romaines de toutes les couleurs, moyennant trente francs. Pour 10.000 francs, j’établis un feu d’artifice de première classe, avec bouquet allégorique.

Ça ne vous tente pas ?

– Si, je trouve l’affaire séduisante, mais je préfère attendre. »

L’inventeur prit son chapeau et partit furieux.

Qu’est-ce que vous voulez, moi, je ne suis pas pressé.
 
 

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(Alphonse Allais, in Le Chat noir, sixième année, n° 306, samedi 19 novembre 1887 ; repris avec quelques modifications sous le titre : « Une Idée lumineuse » : « Contes & chroniques, » in La Petite République française, quinzième année, n° 5229, jeudi 7 août 1890 ; in Gil Blas illustré, première année, n° 17, dimanche 18 octobre 1891 ; in La Lanterne, supplément littéraire, dixième année, n° 685, jeudi 6 avril 1893 ; in La Libre Parole de l’île de la Réunion, journal politique, littéraire & indépendant, première année, n° 16, dimanche 29 mars 1896 ; « Chronique, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, vendredi 19 février 1897 ; repris en volume dans le recueil Pas de bile ! (Œuvres anthumes), Paris : « Les Auteurs gais, » Librairie Marpon & Flammarion, 1893)