Monsieur Boireux, fondateur-propriétaire des « Bazars de Lutèce, » dont chaque quartier de la ville possède une succursale, demanda au sculpteur Gilles Jonquière :

« Somme toute, que comptez-vous me faire pour mon parc de Vaucresson ? »

Il était assis dans le grand atelier, vis-à-vis de l’artiste en blouse blanche, qui avait interrompu son travail pour le recevoir. Çà et là, posées sur des selles, clouées à la muraille, quelques œuvres affirmaient un talent fougueusement émancipé de l’école, mais soumis aux disciplines éternelles de la raison et du goût. La porte était ouverte sur un jardin où flambait une fauve après-midi de septembre.

Le jeune sculpteur répondit au vieil industriel, admirateur fervent et insatiable qui lui avait déjà commandé son buste, puis ceux de sa femme, de sa fille, de son gendre et de ses petits-enfants, plus maintes statuettes pour son hôtel, et qui, maintenant, attendait de lui une statue pour sa somptueuse propriété acquise depuis peu :

« Ma foi, vous l’avouerai-je ? je n’en sais rien encore. J’en suis toujours à chercher. Mais j’espère qu’à la longue !… »

Le propriétaire des « Bazars de Lutèce » eut un confiant sourire :

« Oh ! je suis tout à fait tranquille là-dessus, tout à fait. »

Et, se levant :

« Je vous laisse à vos méditations, mon cher maître. Elles seront fécondes. À bientôt de vos nouvelles. »

Il gagna la porte, s’enfonça dans le jardin aux incandescentes rousseurs.

Resté seul, Gilles s’allongea sur un divan où tenait encore le parfum d’une de ses belles amies, et il lâcha son imaginative à la poursuite, non d’un sujet capable de satisfaire le propriétaire des Bazars, que la plus banale dryade aurait charmé, mais lui-même autrement difficile et tourmenté par l’ambition d’un chef-d’œuvre. Il reposait sur le ventre, le menton dans ses mains. Il pensa que Grévin avait prêté cette altitude à sa célèbre faunesse. Cependant, lui arrivait de l’extérieur, – de la grande avenue dont le jardin séparait l’atelier, – le pas d’un cheval. Alors, dans sa tête, un magique travail s’opéra : la faunesse de Grévin, perdant ses pieds de chèvre, eut tout à coup des pattes chevalines, se transforma en centauresse. Il admira comme l’inspiration jaillit des associations d’idées les plus hétéroclites, fleurit sur l’accidentel et le vulgaire. N’est-ce pas durant une sieste, en entendant goutter l’eau d’un robinet laissé ouvert par sa servante, que Richard Wagner conçut le chant limpide des Filles du Rhin !

Donc, dans le parc de M. Boireux, sur la pelouse centrale, il placerait une centauresse. Mais quelle position donnerait-il à son corps monstrueux ? Quelle expression à son visage de femme-cavale ? Il déciderait la chose un peu plus tard. Pour le moment, il se documenterait sur les Centaures.

Il alla extraire de sa bibliothèque le tome idoine du grand Larousse et une mythologie, puis, avec ces volumes, retourna à mon divan. Et, après s’y être commodément réinstallé, il lut la fable des Centaures.

Le souverain des Lapithes, Ixion, reçu dans l’Olympe par Jupiter, s’étant permis de lever les yeux sur Junon, le roi des dieux avait berné, bafoué sa concupiscence. Il avait livré à l’hôte sacrilège une nuée qui ressemblait trait pour trait à Junon. De la fallacieuse étreinte, était sortie la race des hommes-chevaux. L’un de ces monstres, Chiron, fut le sage précepteur d’Hercule. Pourtant, les Centaures devaient connaître, par ce même Hercule, les plus grandes calamités. C’est lui qui les traqua, les décima. Il les aurait tous massacrés de ses flèches si Neptune compatissant n’avait abrité les derniers survivants de la race dans l’Île aux Sirènes, où l’indolence et la volupté achevèrent la besogne de leur destructeur.

Un certain M. de Paravay avait recherché l’origine des Centaures. Il prétendait l’avoir découverte dans des documents chinois remontant à une haute antiquité. Dans le Pian y Tien, par exemple, il est question d’une nation appelée Ting-Ling dont les habitants, hommes jusqu’au buste, se prolongeaient et se terminaient en chevaux.

Le sculpteur, suffisamment instruit, referma mythologie et dictionnaire, et rêva. Le jardin, dans le cadre de la porte, n’était plus une flambée d’or fauve, mais un confus amas de cendres violettes, lorsqu’il se leva du divan. Il était temps qu’il s’habillât pour dîner chez la prinesse Merlowska.

Il ne parla, toute la soirée, que des Centaures et de sa statue. Chacun applaudissait au projet, surtout la princesse, artiste, enthousiaste, et qui ne se donnait pas la peine de celer un violent caprice à l’égard de Gilles. Un écrivain de ses amis, qui se trouvait là, lui conseilla de lire ou de relire les sonnets consacrés par Heredia aux Fils de la Nuée. En quittant ses hôtes, il courut à cette librairie des boulevards qui ne ferme qu’à une heure avancée de la nuit, et y acheta Les Trophées. Avant de s’endormir, il se grisa de ces impeccables petits poèmes où retentissent des cavalcades et des batailles farouches.

Au réveil, une hallucination précise lui montra sa statue telle qu’elle serait dans le parc de M. Boireux, sous le ciel d’un clair matin. Sa centauresse ne se dressait pas, piaffante ou cabrée, dans l’orgueil du triomphe ou la fureur du combat : elle gisait, une flèche dans l’épaule, blessée à mort.

« Il faut, décida-t-il, que j’apprenne illico au père Boireux le résultat de mes cogitations. » Il sauta du lit vers l’appareil téléphonique.

Au vieil industriel qu’émerveillait son idée, il expliqua :

« Je vais me mettre en quête de deux modèles. J’ai besoin, n’est-ce pas, d’un cheval et d’une femme… Allô ! Allô ! Un cheval savant qui se couche et se relève au commandement. Pour la femme, elle doit être rigoureuse et belle, avec une expression de sauvagerie… Allô ! vous m’entendez bien ? … avec un masque brutal. »

Avant midi, il se présentait dans un cirque, dont la direction l’abouchait avec un écuyer. Il fut mené aux écuries, défila le long de box bien cirés, devant les croupes trop rondes et trop satinées de chevaux trop doux.

« Je veux, dit-il, une bête plus maigre et plus nerveuse. »

Une jument à la robe noire constellée de blanc, qui s’appelait Satane, lui agréa enfin. Il conclut un arrangement aux termes duquel l’écuyer la conduirait quotidiennement à son atelier.

Le jour même, eut lieu la première séance de pose. L’écuyer s’y montra compréhensif, Satane docile et patiente. Le sculpteur prit d’elle plusieurs croquis et, à la deuxième séance, faisait une maquette prometteuse. Mais comme il n’avait en vue personne pour poser la partie humaine de son sujet, il sortit aussitôt après le départ de la bête, avec l’intention de découvrir, au fond d’un quartier populaire, la femme qui lui manquait.

Il se rendit à la Bastille, mais en revint bredouille. Le lendemain, il déjeuna chez un traiteur des Halles, proche le zinc où il savait que de jeunes marchandes de poissons ou de volailles venaient, chaque midi, prendre le gloria. Ce fut encore une vaine démarche. Enfin, dans un crépuscule pathétique où trottoirs et chaussée, baignés d’averses, reflétaient une chevauchée de nuages sombres et sanglants, il tomba en arrêt devant une marchande de fleurs qui promenait son panier à la Porte de Flandre. En un chandail couleur de mimosa, elle lui offrait un buste riche et pur, des traits réguliers et une mine farouche, superbement animale ; bref, le complément de la jument Satane.

Gilles, sur un ton bon enfant, lui exposa ce qu’il souhaitait de son obligeance. Elle l’écoutait, l’air obtus, mais flattée qu’un artiste la jugeât digne d’être sculptée.

« Vous me paierez ? demanda-t-elle avec une cupidité méfiante.

– Bien sûr.

– Cher ? »

Gilles lui indiqua un prix qui lui parut généreux, et elle accepta un rendez-vous pour le lendemain.
 

*

 

La séance était finie, mais si l’écuyer avait ramené sa jument, la marchande de fleurs demeurait, et Gilles lui expliquait cette statue à laquelle elle collaborait avec une bête. Toute la légende des Centaures se déroula devant un faible esprit stupéfait et troublé. Nora comprenait mal ; elle s’intéressait néanmoins au récit mythologique comme à un conte de fées particulièrement étrange et s’enorgueillissait d’acquérir des connaissances aussi peu répandues.

Elle s’exclama :

« Ce qu’ils vont être épatés, ce soir, les copains, quand je leur répéterai tout ça ! »

Immédiatement, Gilles la poussa à des confidences sur son existence intime et son milieu.

Elle était en ménage avec un ouvrier d’usine peut-être pas très beau, mais costaud. Ils menaient la bonne vie. Ce qu’ils gagnaient, ils le dissipaient dans les bistros, les bastringues, les foires. Malheureusement, on s’engueulait, on se cognait souvent, car elle était coquette, et Fernand avait le caractère jaloux.

« À preuve, quand je lui ai annoncé, hier soir, que j’irais poser chez un artiste, il m’a fait une scène. Mais je lui ai dit, après, que vous étiez un trop chic monsieur pour vouloir de moi, et ça l’a calmé. »

Elle se prépara au départ. Elle n’eut point à remettre de chapeau, étant venue en marchande de fleurs, son panier au bras, et vendant des bouquets sur son chemin.

« J’achète tout ce qui te reste, » dit le statuaire.

L’aubaine réjouit Nora. Elle aida Gilles à fleurir les vases.

Pour rejoindre la Porte de Flandre, elle prit le métro. À son bras ne pesait plus son panier maintenant vide, mais elle était tout alourdie d’impressions, de visions, de notions nouvelles. Le soir, au caboulot, puis au bal-musette, elle ahurit Fernand et leur société, avec le sculpteur, son atelier luxueux, l’extraordinaire statue en vue de laquelle il l’avait engagée, et la légende mutilée et déformée des Centaures.

Elle passa la nuit dans les cauchemars. Durant l’un d’eux, elle fut cheval jusqu’au nombril : elle traînait avec effroi ce corps bestial et s’efforçait de s’en arracher.

Nora était si obsédée de son mauvais rêve, qu’elle le conta au sculpteur. Il s’y intéressa extrêmement.

« Qu’éprouvais-tu à te voir transformée de la sorte ?

– J’avais la trouille et je me dégoûtais. Je n’étais plus une personne naturelle, s’pas ? Alors, je pensais que Fernand me vendrait à un montreur de phénomènes, que je serais trimballée de fête en fête, du Trône à Neu-neu. »

Les sentiments mêlés que traduisaient ses paroles et ses mines, n’étaient pas ceux qu’il rêvait d’inscrire sur les traits de la Centauresse agonisante. Il les voudrait moins puérils et moins vulgaires. Mais il n’en était pas encore au visage de la statue ; il avait le temps de chercher l’expression convenable et de l’enseigner à Nora.

Les séances se succédèrent. La statue, peu à peu, s’élaborait ; du corps de cavale tordu sur le sol, muscles bandés et veines saillantes, s’élançait le buste de la femme, de la femme dont une main, qui mollissait déjà, cherchait à extirper la flèche plantée dans son omoplate gauche. L’expression de la centauresse restait encore imprécise.

L’intimité grandissait entre l’artiste et la bouquetière des rues.

Un jour, un vieillard barbu torrentiellement, tout pareil à Neptune protecteur des Centaures, vint avec deux hommes jeunes et rasés.

C’étaient le maître et des amis de Gilles, l’un sculpteur comme lui, l’autre critique d’art et romancier.

« Bravo ! mon petit, déclara le vieillard. Arrive que je t’embrasse ! »

Le jeune sculpteur de sa suite confirma :

« Oui, ça y est ! »

Mais l’écrivain, perplexe, demanda :

« Le visage n’est pas au point, je suppose ? Tel quel, il ne me satisfait qu’à moitié.

– Je n’en suis pas content, moi non plus, approuva Gilles. J’aimerais même beaucoup à en causer avec vous. Vous me donneriez, c’est certain, une précieuse indication. »

Nora, nue dans un châle espagnol noir et fleuri de blanc comme la robe de la jument Satane, s’était assise sur son tréteau.

Il s’adressa à elle :

« Cette jolie fille sait-elle au moins ce qu’elle fait ici ? »

Elle le dévisagea d’un œil interloqué et fâché.

L’écrivain reprit un mode moins supérieur :

« Enfin, ma mignonne, savez-vous exactement ce qu’étaient les Centaures ?

– Si elle le sait ! Je le lui ai assez seriné. D’ailleurs, Nora a bonne mémoire et n’est pas une sotte. Prouve-le, ma gosse, en nous débitant la belle légende que je t’ai rabâchée. »

Elle obéit à son sculpteur, d’abord intimidée, mais se rassurant à mesure qu’elle parlait. À ce cours de mythologie saupoudré d’erreurs et d’anachronismes, poivré d’argot, le quatuor masculin se délectait.

Quand Nora se fut tue, l’écrivain recommença :

« Les Centaures sont bien une race maudite. Ils ont à expier le crime de leur ancêtre Ixion, qui, simple roi terrestre, osa désirer la reine de l’Olympe ! Et leur châtiment consiste à nourrir des aspirations humaines avec un corps animal qui les leur rend irréalisables. En eux, la matière opprime, écrase le spirituel. »

Il s’approcha de la statue.

« Tenez, là, dans ce fragment, mon cher Gilles, vous avez rendu à merveille cette tragique dualité. »

Il montrait la partie de la statue où, dans un frémissement de poil rude et de tendre chair, le poitrail de la bête s’unissait à la gorge de la femme.

« Oui, là, vous avez admirablement marqué le mariage forcé de l’une et l’autre nature, leur discorde, leur lutte permanente. Eh bien ! je vous conjure de reprendre cela pour le visage, en le clarifiant, en l’intensifiant. Ce dont souffre votre centauresse, c’est autant de n’avoir pu être entièrement une femme que de sa terrible blessure et de sa mort prochaine.

– Fichez-lui la paix avec toute votre littérature ! » grommela le vieux maître.

Au contraire, Gilles remercia l’écrivain d’une suggestion qu’il jugeait heureuse.

La rumeur s’étant propagée que Gilles Jonquière créait un chef-d’œuvre, les visiteurs affluaient. Ils arrivaient quand tombait le jour. De son tréteau, Nora voyait, entendait une assistance aux habits et aux propos élégants. Des dames, vêtues comme dans les illustrés de modes ou de théâtre, complimentaient langoureusement Gilles. Il avait ôté la blouse blanche tachée de glaise, qu’il portait pour le travail, et passé un veston de velours noir. À ce beau monde, il offrait le thé. Une princesse distribuait les tasses, les remplissait. Cette princesse échangeait avec Gilles de significatifs regards.

Elle, la pauvre Nora, on la traitait avec une gentillesse hautaine : on lui donnait des appellations d’amitié, comme à Satane, on lui accordait des friandises comme du sucre à la jument. Elle se retirait offensée et courroucée. Elle se soulageait sur Fernand et aussi sur Georget, un garçon coiffeur employé dans un lavatory, et avec qui elle trompait Fernand. Il lui avait plu à cause de sa mise soignée et de ses manières distinguées. Elle aimait ça depuis qu’elle se frottait à la haute. Mais Georget, aujourd’hui, ne lui suffisait plus. Elle se rendait compte qu’il lui offrait simplement des imitations.

Fernand et Georget souffraient de la sentir hostile. Chacun, de son côté, la mettait à la question. Avait-elle quelqu’un en tête ? Qui ? Probablement un de ces beaux messieurs qu’elle rencontrait chez son statuaire. Peut-être le statuaire lui-même. Tantôt, elle niait brusquement, tantôt, elle narguait ses amoureux : elle était libre, elle pouvait se donner ou se vendre à sa fantaisie. Fernand la punissait d’un coup de poing, et Georget, chétif et sournois, d’un soufflet ou d’un pinçon. Elle se rendait en les griffant, en les mordant, en leur crachant à la face. Elle les détestait surtout de la contraindre, par leurs interrogatoires, à regarder au fond de son cœur, et à y distinguer un sentiment qui l’effrayait.

Un jour, la princesse Merlowska était seule dans l’atelier, avec Gilles et son modèle. La princesse fumait sur un divan, tandis que l’artiste travaillait au visage de la Centauresse.

Tout à coup, il admira :

« Bien, Nora ; très bien, ma fille ! Voilà à peu près l’expression que je veux. »

Que traduisait-il donc, le visage de la petite fleuriste ambulante ? La jalousie et la fureur contenues par des sentiment d’humilité et d’indignité.

Ayant jeté l’ébauchoir, le sculpteur vint s’asseoir tout contre la princesse, devant un guéridon chargé de vins sucrés. Nora, derrière un paravent, n’en finissait pas de se rhabiller. Elle reparut à la longue. Son teint était livide ; sa bouche tremblait. Interloqués et apitoyés, Gilles et la princesse s’informèrent si elle était souffrante ou si elle avait quelque chagrin. Ils la convièrent à boire pour se remettre. Mais elle refusa d’une voix qu’altérait l’envie de pleurer, et s’en alla sans explication.

« Il y aura encore eu du grabuge entre elle et ses hommes, » dit le statuaire.

Quand Nora revint le lendemain, Gilles lui demanda :

« Ça va mieux ? »

Elle remua la tête d’un air triste et vague.

« Qu’y a-t-il de cassé ? Il s’agit de tes amours, n’est-ce pas ? »

Elle répliqua :

« Je me fiche de Fernand comme de Georget. »

Et Nora, après avoir posé sur lui un humide regard, se cacha le visage dans se bras replié, pour éclater en sanglots. Ainsi fit-elle au sculpteur l’aveu de son nouvel amour.

Il était touché et, davantage encore, embarrassé. Repousser Nora serait inhumain et niais. Gavé de mondaines et de comédiennes, il éprouvait soudain l’attrait de cette âme primitive enclose dans une forme divine, la curiosité de cette fleur sauvage, l’appétence de ce pain bis. Par ailleurs, il savait qu’une intrigue nouée entre eux, si dissemblables, se briserait bientôt, et il avait scrupule à donner à Nora une fantaisie en échange de sa passion. Enfin, pour se délivrer d’elle, laborieusement, peut-être ne faudrait-il pas qu’il se montrât dur et affreux ?

Nora pleurait sur le divan, la tête blottie dans son bras. Il s’empara de sa main qui pendait, la tapota :

« Veux-tu bien te taire, grosse bête ! Pourquoi te désoler de la sorte, oui, pourquoi ?

– Parce que vous êtes un monsieur, un artiste, alors que moi !… Quand on a de amies dans la noblesse, est-ce qu’on peut ?

– Mais oui, chère petite Nora. Ça vous change même très agréablement. »

Ils devinrent amants. Nora mettait, dans ses caresses, cet emportement désespéré qui caractérise le grand amour. Or, l’avenir dont tout cœur épris s’épouvante, qui le pouvait autant redouter que cette humble bouquetière des rues, liée par accident à un sculpteur riche, séduisant, glorieux ! Elle avait beau le voir vibrer dans ses bras, ou s’enflammer tandis qu’il sculptait, d’après elle, la centauresse, elle savait ces communions de chair et d’esprit mesurées et présageait sa répudiation prochaine. Toute nue pour l’amour ou pour l’art, elle se sentait de force à lutter avec la princesse Merlowska et d’autres aussi élégantes et aussi instruites, mais quand elle avait quitté le divan ou le tréteau, elle reprenait conscience de son infériorité et ne pouvait s’illusionner sur la durée de son règne. Elle ne pouvait plaire à Gilles que dans la nudité ou le silence.

Quelquefois, ils sortaient de compagnie. Mais, pour ménager leur commun amour-propre, le sculpteur ne menait Nora qu’en des lieux hantés par la populace : gargotes, foires, cinémas faubouriens. Comme elle n’était point dépaysée, elle s’y laissait aller à toutes ses impulsions. Nulle part, elle ne se plaisait autant que dans les fêtes foraines. Leur liesse brutale convenait à sa nature, et leur noire mélancolie, leur dramatique tristesse s’accordaient à son humeur présente. Elle tenait, serré contre elle, l’homme dont elle était folle et si fière, et elle lui jetait, de temps en temps, un vorace baiser. Au milieu de leurs plaisirs où Gilles se divertissait surtout de voir s’ébattre une belle fille, il arrivait à Nora de s’assombrir subitement. La fête, avec ses constructions de toile, ses baraques et ses attractions démontables, ses roulottes toujours prêtes à repartir, réveillait en elle les idées de précarité et de fugacité, lui rappelait qu’elle ne pourrait garder longtemps Gilles, que son bonheur aussi se disloquerait et que, dans sa vie, il n’y aurait plus que nuit et obscurité. Alors, elle soupirait en étreignant nerveusement la main de son ami.

« Qu’as-tu ? demandait-il.

– Je pense à des choses.

– Quelles choses ?

– Je pense qu’un jour, tu me laisseras. »

Il la traitait de « grosse bête » et lui flattait le cou.

Une fois, elle dit :

« Je suis, en effet, une grosse bête, comparée à toi et aux personnes que tu fréquentes ordinairement. Voilà mon malheur. »
 

*

 

La statue s’acheva, mais avant même qu’elle fût finie, le sculpteur était fatigué de la bouquetière. Ne désirant plus sa chair magnifique ni son âme simple, il ne voyait que ses tares. Il fut glacial, mais elle n’accepta pas le tacite congé qu’il lui donnait. Acharnée contre toute raison et toute espérance, elle l’obligea de la renvoyer en termes exprès et cruels. Lors de leur séparation, elle lui dit :

« Je savais que je n’étais pas une femme pour un monsieur, un artiste. »

Elle ponctua la phrase d’un sanglot étouffé.

Elle le considéra, contempla la centauresse maintenant au point, le tréteau et le divan où celui qu’elle chérirait toujours l’avait trouvée belle, puis s’en alla, le cœur noyé de ténèbres.

Le même soir, au bal, elle inquiétait Fernand et Georget par une discordante gaieté, les exaspérait par ses provocations à tous les danseurs.
 

*

 

Plusieurs mois après la rupture avec Nora, Gilles rentra une nuit, tenaillé par une anxiété sans cause. N’avait-il pas, en effet, que des raisons d’être satisfait et optimiste ? Notamment, La Centauresse venait de triompher au Salon d’Automne. Comment s’expliquer, alors, son accès d’angoisse ?

À la minute où il se disposait à se dévêtir, le téléphone retentit. On lui mandait d’un hôpital qu’une femme dangereusement blessée le réclamait. Une nommée Nora, fleuriste des rues, qui prétendait lui avoir servi de modèle.

« J’accours ! » répondit le statuaire.

L’interne de garde, en le conduisant à Nora, lui dit :

« On l’a isolée dans une petite chambre. Elle est mieux ainsi. Puis elle pique des crises qui empêcheraient les autres malades de dormir, qui les épouvanteraient. »

Il poursuivit :

« Elle avait de sales fréquentations. Elle s’est disputée dans un bastringue, et a reçu un coup de surin à l’épaule gauche. »

Le sculpteur songea : « Juste à la place où La Centauresse porte sa flèche. »

Cependant, l’interne ajoutait :

« La lame a pénétré profond. Il est probable que la blessée ne guérira pas. »

Ils atteignirent la chambre de Nora. Une surveillante les y accueillit.

« Pour le moment, elle est calme, » leur dit-elle.

Autour du lit de Nora et cachant celle-ci aux nouveaux venus se tenaient deux infirmiers et un garçon de salle prêts à la maîtriser. Gilles et l’interne se rapprochèrent.

Nora gisait sur le côté droit, les paupières closes, mais les traits révulsés. Elle ouvrit les yeux, reconnut le sculpteur. Aussitôt, rayonna de son visage une extase douloureuse.

« Toi ! murmura-t-elle. Mais, tu le sais bien, voyons, je n’ai pas le droit de t’aimer. Tu es un homme du monde, un monsieur de la haute, et moi qu’est-ce que je suis ? Une bête, une pauvre bête !

– Ça la reprend ! » dit le garçon de salle à l’interne.

Elle clama :

« Une bête ! »

Écartant ses draps, retroussant sa chemise, elle examina ses jambes, ses pieds et se convulsa d’horreur.

« Oh ! ces pattes ! ces pattes ! » hurla-t-elle.

Alors, elle poussa une sorte de hennissement et elle frissonna plus fort, terrifiée par son cri, qui ne semblait pas sorti d’une femme.

Puis, tendant les bras, tout le buste, passionnément, dans la direction de Gilles, elle commença de lancer des ruades furibondes, de secouer la partie inférieure de son corps, comme si elle avait voulu s’en séparer, la rejeter. Tout à coup, elle retomba sur le lit, muette et brisée. Une immense désolation ennoblissait son visage de plébéienne. « Que ne m’a-t-elle donné cette expression-là quand elle posait pour La Centauresse ! » regrettait Gilles, néronien à l’occasion comme tout grand artiste. En effet, dans un délire précurseur de l’agonie, Nora était miraculeusement cette femme-cavale éprise d’un homme, mais impuissante à se faire aimer de lui, exclue sans ressource de l’amour humain, qu’il avait rêvé de représenter avec un ciseau et un bloc de marbre. Croyant attachées à ses reins de belle fille une croupe et des pattes hirsutes qui symbolisaient son irrémédiable bassesse intellectuelle, Nora, de la manière la plus exacte et la plus aiguë, traduisait la fable des Centaures.

Mais elle se redressa encore et se reprit à ruer, bondir, hennir devant le personnel de l’hôpital, stupide, et le sculpteur.

Gilles était le seul à comprendre que, par amour pour lui, elle tâchait de s’arracher à un esprit indigne et peut-être aussi de réaliser, en mourant, sa plus belle statue.
 
 

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(Maurice Duplay, in Gringoire, le grand hebdomadaire social, politique, littéraire, seizième année, n° 764, 6 août 1943 ; Alberto Savinio, « Mademoiselle Centaure, » tempera sur toile, 1945)