XI
Le coup fut amorti par les énormes tresses pendantes de ses cheveux, mais il l’abattit tout étourdie aux pieds du jeune gentilhomme stupéfié. Avait-il pu souffleter une femme, lui qui n’avait jamais levé la main sur le plus vil des animaux ?
Alicia s’était relevée triomphante.
« Enfin ! s’écria-t-elle en se pendant à son cou, riant et pleurant à la fois. Tu es donc un homme et tu m’aimes, car ce soufflet te coûte autrement qu’un chèque de trente mille dollars. Ah ! tu n’es plus un efféminé en ce moment. Comme tu es beau, mon Celian ! Tu ressembles à Satan.
– Trêve de cajoleries, serpent, répondit Celian exaspéré ; tu sais maintenant ce dont je suis capable ; tu vas accepter un chèque de trente mille livres, ou c’est moi qui me jette par la fenêtre.
– Celian, dit doucement Alicia, ce n’est point généreux de votre part de refouler le premier mouvement de fierté qui est venu m’éclairer dans mon abjection. Je vous la sacrifierai, puisque vous l’exigez, cette fierté. Ce que je vous avais vendu jusqu’ici ne valait pas ce que vous l’aviez payé ; ce que j’ai à vous donner à l’avenir n’a de prix qu’autant qu’on ne le paye point. Pour vous sauver la vie, j’accepterai votre chèque, comme votre soufflet ; mais ne vous aurai-je pas vaincu en générosité ?
– Ô Vénus de Milo ! s’écria lord Ewald émerveillé, qui te résisterait maintenant que tu as retrouvé ton cœur et tes deux bras ! »
Ils se levèrent, les bras enlacés, et allèrent s’accouder à la fenêtre, mesurant silencieusement l’abîme qui avait failli les engloutir tous deux. Ni l’un ni l’autre ne songeait ni à Édison, ni à l’Andréide.
La lune s’était couchée ; les vagues clapotaient toujours au pied de la falaise, comme des requins phosphorescents qui attendent patiemment leur proie.
« Mon ami, dit tout à coup Alicia, n’est-ce pas le moment d’aller remercier le major de Veyre ? Ce n’est pas un grand électricien, comme l’illustre Édison ; mais il me semble autrement savant dans l’analyse du cœur féminin, et, avec lui, les guérisons sont autrement radicales.
– Allez-y seule, répondit gaiement le jeune lord. Je suis sûr qu’il va être pris à son propre piège. »
Le major ne s’était pas couché ; il attendait le dénouement du drame intime dont il avait composé le scénario et dessiné les costumes. La fenêtre de sa chambre était exactement pareille à celle du lord ; s’appuyant d’un genou sur le banc adossé à la balustrade, il fumait un cigare, tout en plongeant ses regards distraits dans l’abîme étoilé.
Sa porte était restée entrebâillée, et sa bougie brûlait sur une console. Les semelles feutrées des cothurnes d’Alicia étaient complètement muettes ; elle se glissa donc sans bruit jusqu’au vieux rêveur et lui mit doucement la main sur l’épaule.
Il se retourna vivement. L’unique bougie, que lui masquait la muraille, éclairait d’un jour frisant l’élégante apparition, qui, vue ainsi, semblait diaphane.
« Est-ce vous, Danaë ? murmura le major.
– Non, répondit le joli spectre avec un soupir, ce n’est que la pauvre Alicia.
– Vénus victorieuse, voulez-vous dire ?
– Je l’espère, grâce à vous ! répondit-elle en se jetant dans ses bras et le baisant au front. Ce baiser est pour lady Danaë.
– Soyez bénie de me rappeler si merveilleusement ce que j’étais il y a trente ans, fit le vieux major en lui baisant la main. Tout est bien qui finit bien. Mais vous devez avoir bien faim, et j’ai sciemment et méchamment empêché lord Ewald de dîner – histoire de l’entraîner, le pauvre garçon – ; donc, à table. »
Guy de Veyre offrit chevaleresquement son bras à la déesse, et tous deux allèrent prendre lord Ewald pour le conduire à la salle à manger, où un très joli lunch les attendait, grâce au vieux soldat qui l’avait commandé et disposé lui-même, pendant la scène que nous venons de décrire.
Alicia mangea un biscuit et trempa ses lèvres dans une coupe de champagne ; mais elle était visiblement lasse ; aussi, s’agenouillant gracieusement devant lord Ewald, elle lui dit :
« Mylord, veuillez reprendre cette couronne que je vous avais dérobée. Depuis plus de huit jours, j’ai la fièvre et je ne dors pas. J’espère que le bonheur me rendra le sommeil ; accordez-moi la faveur de me retirer.
– Vous êtes la reine ici, répondit galamment le lord ; vous la serez tant que vous vivrez, car, vous le savez, les Ewald n’aiment qu’une fois. Cette couronne et ces bijoux sont à vous, emportez-les.
– Mais je sais qu’ils vous ont coûté une somme énorme, » objecta Alicia.
Le front du jeune lord se rembrunit.
« Miss Alicia ! dit-il sévèrement, veuillez, à l’avenir, recevoir sans observation ce que je vous donne, par la raison que je ne vous donne rien. N’êtes-vous pas à moi, corps et âme ? Ces bijoux ne changent donc pas de maître, et vous me ferez plaisir de les porter. Maintenant, allez dormir, mon cœur ! » acheva-t-il en lui baisant les deux mains.
« Conçoit-on une pareille métamorphose ! soupira-t-il, quand il fut seul avec le major.
– Il n’y a pas de métamorphose, répondit en riant celui-ci ; il y a superposition d’âme.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que l’âme de Mrs. Anderson s’est logée à côté de celle de miss Alicia, et la dirige. Cette belle fille n’est pas autre chose qu’une Andréide ; mais, quelle Andréide ! C’est tout un harem que miss Alicia.
– Il peut donc y avoir plusieurs âmes dans un seul corps ?
– Il y en a des millions ; mais il est probable que ces millions, au lieu d’être conduits despotiquement par un automate unique, sont dirigés par un ministère à la tête duquel se trouve un président à vie. Il n’est pas possible d’expliquer autrement les phénomènes de l’atavisme. Les enfants qui se détachent de nous, pour aller former de nouveaux régiments, ont évidemment participé au commencement du nôtre, puisqu’ils organisent le leur sur le même pied, avec des particularités qui, la plupart du temps, sautent d’une génération à l’autre. Aussi, rien n’est aussi scientifiquement démontré que la pluralité des âmes, et vous avez peut-être vu la négresse Millie-Christine avec ses deux âmes dans le même corps. Quant au cas particulier de miss Alicia, c’est ce qu’on nomme la possession. Au lieu d’être possédée du démon, elle est possédée d’un ange qui la domine ; et comme l’obéissance de la charmante enfant est volontaire, vous devez lui en savoir gré. Aimez-la donc en Sowana, comme vous aimez Sowana en Alicia, et félicitez-vous d’être un heureux mortel. Et maintenant, ajouta-t-il en remplissant sa coupe et celle du lord, buvons à la santé de l’ancien monde ; c’est toujours là que bat le cœur de l’humanité, dont sortent les brahmines qui la dirigent par le cœur. Les Américains ne sont que des coudras. Édison est un grand électricien ; mais Léonard de Vinci, qui a fait la Joconde, était un ingénieur qui le valait bien. La Joconde, c’est la Vénus de Milo de l’art moderne ; elle est aussi énigmatique et aussi mystérieuse. Eh bien, je soutiens qu’il est plus difficile de faire la Joconde ou la Vénus de Milo que d’inventer le phonographe.
– Les Américains ne sont-ils pas en droit de vous demander à quoi servent la Vénus de Milo et la Joconde ?
– À quoi sert Alicia ? Elle est belle, et, sans la beauté, à quoi sert la vie ? Aussi, croyez bien que les Américains n’auront jamais l’impudence de nous poser une telle question. »
FIN
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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er avril 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)