Si chaque écrivain de terroir voulait faire revivre les « hôtes » du coin de terre où lui-même vit, s’il essayait de ressusciter le passé de son habitat, il aurait une surprise, une joie, la révélation de quelque chose de grand.
Il verrait que le sol est consubstantiel à ceux qui naquirent du sol et qui grandirent alimentés par lui. Apparaîtrait, en toute clarté, la chose que voici : le pays se laisse pénétrer par un de ses paysans devenu intuitif, plus aisément que par un étranger.
Le pays se communique à l’écrivain aborigène, avec une sorte d’empressement, quelque chose comme une prédilection, en accord avec la Parole biblique : « Celui-ci est mon fils : parce qu’il est issu de moi ; j’ai mis en lui toute ma confiance… »
Par une sorte de réflexe, de vue intérieure, par retour sur soi-même, l’écrivain, qui pense, ne fait qu’imaginer, interpréter simplement, traduire, retrouver d’anciens types oubliés, des « états d’âme » évanouis, tout un peuple d’images, d’idées, d’actions. Il ne crée pas ; il évoque.
Le philosophe, quand il est résolument « de telle région, » de telle famille terrienne, se découvre des innéités qui ne furent jamais complètement abolies ; il possède une mémoire de l’encéphale et des fibres. Au cœur de son être intime se sont classés, sans qu’il en ait conscience, les existences et les phénomènes qui impressionnèrent ses procréateurs.
Il a perception (ne dirait-on pas ?) de certaines voix qui ne retentissent à nulle autre oreille. Il plonge ses yeux clairs, son regard ami, dans les souvenirs, dans l’ancestral passé, dans une création qui semblait endormie, hibernante. Et voici qu’elle palpite… voici qu’elle renaît pour lui, sortant des Limbes.
Une lignée surgit, arbre dont les racines s’en allaient jusque sous l’invisible, se perdaient presque dans l’oubli et dans l’Inconscient. Il est alors avéré que les Morts, devenus immatériels, eurent pourtant, et ont encore, la même « chair » que les vivants.
Les Mémoires sortent, à nouveau manifestées, se dressent, toutes vives, sur les ombres du Temps.
Et alors, dans une vision d’ensemble, le pays natal apparaît comme s’il était à la fois peuplé par les vivants et par les morts.
C’est ainsi que notre Histoire, multipliée, s’enrichirait de toutes les générations désincarnées, de tout le Génie national.
De plus, voici : Par ce travail d’énergique condensation, tout disparaîtrait de ce qui fut transitoire, quelconque, insignifiant, tout ce qui ne fut pas « capital. »
En nos annales simplifiées (éclaircies, ainsi qu’un bois, par des coupes sombres) seuls demeureraient les Chefs, les Têtes (Capita), les hauts sommets de la race… très en relief, caractéristiques, précis, précieux.
S’élevant au-dessus de la tourbe anonyme, ils représenteraient (eux et pas d’autres), par droit de légitimité, la rayonnante Patrie.
La France se trouverait composée d’Âmes éminentes, représenterait une Race sublimée, montée d’un degré.
La Postérité ne retiendrait pour son Antériorité que les Êtres d’exception, ceux que Carliste appela « Héros » et que les Grecs nommèrent « demi-dieux, » parce que, plus que leur entourage, ils incarnèrent le Divin.
Dans la perspective de notre passé, ces héros revêtiraient le même aspect que les Statues colossales d’Égypte sur le Delta nilotique…
Et, pour conclure, affirmons ceci : tous les personnages qui défilèrent en tel endroit déterminé, y furent amenés par prédestination. En même temps qu’ils sont proches, ils se montrent parents, compatriotes, congénères, unis par filiation. Selon les expressions du droit qui, jadis, régit la Cité antique, ils sont Agnats et Cognats.
Quand le penseur a bien vu et compris tout cela, il lui est permis de s’émerveiller, avec émotion et avec fierté. Tremblant presque, il s’absorbe en je ne sais quel effroi religieux. Des souffles (qui sont la voix de mânes vénérables) lui disent : « Nous et toi, nous par toi, ne sommes-nous pas la Résurrection et la Vie ? »
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Mais à ce moment, un grognement se fit entendre. L’ours était là, terrible habitant des cavernes, chasseur de ce grand volatile dont les œufs, pour lui si friand, constituaient un régal favori.
Sa patte aux cinq ongles coupants s’abattit, s’enfonça sur le mufle charnu de l’ichtyosaure. Celui-ci mordit : sur les doigts velus, ses mâchoires se refermèrent, tenailles fourchues armées de 180 dents.
La brute du marécage ne prévoyait pas la lutte… Elle mâchait néanmoins, mue par une obscure loi, par une action de fatalité confusément sentie, par besoin de briser, de moudre, de manger gloutonnement, d’engloutir, avec voracité, sans appétit.
Ses muscles écrasés par les molaires de l’ichtyosaure, l’ours poussa un rugissement de fureur.
Son instinct s’horripilait à la vue, au contact de cet être qu’il n’avait point coutume de voir.
En effet, le monstre du delta représentait un survivant de l’âge jurassique, de l’époque ignée et aqueuse où l’écorce terrestre fut molle encore. L’existence d’un continent en plein Atlantique déviait vers l’Est le courant équatorial. Et ainsi, dans notre golfe séquanien, l’âge chaud de l’éocène, avec sa flore et sa faune, s’était maintenu, longtemps après que la loi de Durée, le déclenchement du grand Horloger, avaient marqué sa fin.
Les deux Bêtes s’abordèrent, s’étreignirent, immédiatement mises en fureur ; sang rouge et sang blanc se mêlèrent en ruisseaux fumants, spumeux. Lutte formidable où griffes, crocs, mandibules, maxillaires s’entrechoquaient. Soufflerie énorme des branchies et des poumons. Masse gluante et masse velue se tinrent contorsionnées, entrelacées dans un effort gigantesque. Athlètes de la destruction, ils représentaient l’Eau et la Terre en leur conflit.
Ce duel eut des témoins. Kiwis, à la fois oiseaux et pachydermes ; palaptéryx ; iguanodons ; échassiers ; vulturides ; moas ; édentés ; suilliens (sangliers) ; cervidés ; hipparions ; foumiliers ; rhinocéros à narines cloisonnées ; glyptodons ; gros cloportes recouverts d’une écaille en forme de chaudron ; crapauds ; proboscidiens ; aurochs ; épiornis vêtus des plumes raides, coupantes comme dards ou scalpels ; un couple de mastodontes qui s’étaient approchés et dont les pas faisaient trembler le sol : tels furent les spectateurs de cette rencontre horrible.
Juges stupides, tous ces colosses regardaient.
Assistance burlesque, tragique ! Ces géants étaient en même temps des avortons à la fois nains et démesurés, étriqués ou flottant dans des peaux trop grandes ; quelques-uns de ces monstres possédaient une membrure formidable maniée par muscles atrophiés, infirmes ; un dinothérium portait, sur un col faible, un crâne à ce point hydrocéphale qu’il l’appuyait à terre, sur ses défenses, prises comme béquilles ; plusieurs oiseaux apparaissaient moins ingambes que les reptiles : à ceux-ci, on eût pu voir parfois des rudiments d’ailes ; un quadrumane avait ses bras et doigts encore engagés dans des membranes ; quelques vertébrés dressaient une face camarde qu’éclairait bizarrement l’œil cyclopéen : certains corps portaient, pêle-mêle attachés, des organes d’Espèces différentes.
En les construisant, la Force créatrice s’était essayée en ébauches affreuses, carnavalesques et mal venues, – ironiques, on l’eût dit.
Chez nous, quelquefois, il arrive que l’enfant en bas âge exécute des dessins d’animaux imaginaires, fantastiques, laids, disproportionnés, sans équilibre. La Nature, sur la page éocène de la Planète, fut cet enfant malhabile. Comme au hasard, à tâtons et par ignorance, elle sculpta formes grossières, statues vivantes, heurtées, abominables.
Or donc, regardez le cirque où vont se mesurer deux impitoyables Gladiateurs.
Cette arène ne possède-t-elle point un clown ? Le Dronte, véritable caricature avec son croupion ridicule, son capuchon de vieille femme, son bec fait de deux cuillers superposées, sa démarche funambulesque, ses yeux abrutis et clignotants, l’aigrette posée de travers qui lui sert de coiffure. Voici que des marsupiaux s’assoient, en équilibre sur leur train de derrière, bras ballants sur le ventre.
De gros échassiers marchent au loin, arpentant l’horizon, faisant d’énormes enjambées, déployant et reployant les longues articulations de leurs pattes mal attachées.
Des tapirs ont montré leur museau de sagesse et prudemment se sont esquivés. Un cynodon-belette se tient à l’écart, la queue ramenée sous son ventre.
Juchés au faîte de la forêt voisine, éperviers et buses attendent que cette lutte ait fait un cadavre. Leurs yeux ronds luisent.
… L’assemblée demeure muette. Cependant, soudain, un animal paraît saisi d’excitation particulière. Cette scène de sauvagerie, de meurtre, le rend farouche, celui-ci : la vue du sang l’affole.
C’est le Machairodus, la plus affreuse bête qu’ait produite la Nature. Ce pachyderme, carnassier, a découvert, par un rictus de la gueule aux gencives roses, ses terribles canines d’ivoire, aiguës, poignards à double biseau.
Il claque ses molaires les unes contre les autres en un frisson de peur, de faim, d’envie dévoratrice.
À grandes secousses convulsives, il enfonce, dans le sol, ses griffes tranchantes. Hors de lui, comme en démence, il hurle à la mort ! Le harfang (grosse chouette blanche) hulule en tournoyant.
… Le combat devenait plus âpre : os et cartilages craquaient, les muscles s’écrasaient sous la tirée furieuse des tendons : écailles, squames, poils, griffes, dents, nageoires, ergots, ailerons volaient, arrachés, en une pluie de sang.
L’ichtyosaure tenait bon ; et, malgré ses efforts, le fauve des cavernes ne parvenait point à dégager sa patte que mâchait l’étau du reptile.
Le plantigrade s’acharnait sur la tête de l’hydre, entaillait le cuir rugueux, déchirait le museau, cherchait la gorge pour étrangler l’ennemi.
Mais les écailles à bords tranchants formaient cuirasse cornée sur laquelle la bête féroce, si bien armée fût-elle pour la lutte, usait, limait, cassait ses crocs.
Le saurien ne découvrait pas son ventre plus mal protégé que son échine ; aplati, collé, tapi d’une énergie indomptable, il tenait ses pattes profondément fichées dans le limon.
Impuissant, l’ours alors usa de ruse. Il se renversa, râlant, simulant la mort. L’ichtyosaure, croyant à la victoire, desserra l’étreinte de sa gueule. Puis, effroyable, il se dressa de toute sa hauteur sur la queue et les pattes de derrière ; par une tactique qui lui avait souvent réussi, il voulait achever l’adversaire, l’écrasant de tout son poids écroulé, l’étouffant avec son sternum, dur comme soc de charrue.
C’est le moment guetté par le fauve : redressé subitement, d’une irrésistible poussée, il fait chavirer cette haute masse branlante, en même temps que ses crocs tracent, dans la peau flasque et faible, une longue déchirure. Le lézard s’affale, tombe à la renverse.
Le carnage, maintenant. À pleine gueule, à griffes déployées, l’ours troue le ventre de son ennemi, arrache les entrailles, les déchiquette, jetant dehors intestins, muscles, viscères, pêle-mêle.
Son mufle apparaît souillé par la lymphe, les liquides gastriques, les sucs excrémentiels, les venins – rivière putride.
Rudimentaire et diffuse en cet organisme mal vertébré, la vie n’est pas éteinte encore. Amputée, mutilée, crevée, l’hydre lutte toujours. Réduite à des moignons sanguinolents, elle mord, râle, se tord.
Lorsqu’enfin, d’un dernier coup de mâchoire, l’ours lui casse les reins ; alors, brisé, vidé, le grand corps n’a plus de mouvements coordonnés ; seuls les tronçons remuent, secoués par les derniers spasmes.
Sa fureur apaisée, le fauve sent alors la douleur cuisante des blessures que lui fit le terrible bec-museau dentelé. Tout grognant, il se lèche.
Le voici qui subodore sa victime, l’immense poche flasque, retournée, se demandant ce que vaut cette viande inconnue, molle, fétide.
Mais un repoussant fumet le met en déroute : il s’éloigne, claudicant, plaintif.
L’odeur nauséabonde fait fuir également les carnassiers de la forêt, les rapaces de l’air, pourtant habituels mangeurs de pourriture.
Seule, une énorme chauve-souris, le ptérodactyle, s’approche de cette charogne. Ses ailes membraneuses s’agitent, palpitent : il s’abat sur la carcasse, et se repaît. Bientôt, c’est une nuée de ces bêtes volantes qui tournoient, tombent, se disputent les débris de l’abominable curée.
Le dernier ichtyosaure était détruit. Nécessité de mort qui marque les phases de la Durée… Loi du meurtre… Lutte pour la vie… Déblaiement exigé par le Créateur…
Quelque chose de grand agonisait sur la Planète ; et les êtres périssaient avec leur Âge.
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(Jean Revel, in La Mouette, revue normande de littérature et d’art [Le Havre], huitième année, n° 91 [Hommage à Jean Revel], juillet 1925 ; ce texte est paru initialement dans le recueil éponyme, Paris : Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle Éditeur, 1904)