À la mémoire du Maître styliste Jean LORRAIN
C’est la survie du mal dans le néant.
Mémoires de M. DE PHOCAS.
« Je connais une souffrance infiniment plus lancinante que celle que vous venez de nous conter, Monsieur de Saint-Énemon. »
D’un geste plein d’onctueuses grâces et de majestueuse gravité, de Marheuil abandonna sur la transparence limpide du parquet ce qui, de son havane, n’avait pas encore été purifié par le feu.
« Certes, je comprends les douloureuses angoisses de votre héros ; je saisis toute l’horreur de cette situation, un cerveau emprisonné dans les grilles acérées du remords.
Ce fut Hamlet, mais Hamlet grotesque et monstrueusement difforme.
Cependant, j’ai connu un martyre encore plus dantesque ; sa morbide douleur, pour être moins violemment saccadée, n’en était que plus péniblement constante. Au lieu de se voir, comme le vôtre, sans cesse rappeler son mal, mon bonhomme s’était si bien identifié au sien que, comme une pieuvre, il le sentait coller aux sources mêmes de sa vie.
C’était son propre cerveau qui distillait le poison dont il s’intoxiquait. »
De Marheuil fit une pause, comme pour commander au silence de lui ramasser son troupeau d’écouteurs :
« Maurice de Mainmanoir était riche, beau et jeune. Une vive intelligence et une prodigieuse facilité d’assimilation l’avait tôt conduit aux pires curiosités, ce qui fit qu’à vingt-cinq ans il était un parfait blasé.
Ayant connu la femme par les femmes et l’amour par les amours, il concluait à l’inéluctable fourberie de l’une et à l’obsédante insanité de l’autre.
Il avait touché au sport juste assez pour en comprendre la puérilité ; les lettres l’avaient tôt dégoûté, à cause des infâmes et avilissantes concessions qu’exige en leur nom la stupidité publique, et la politique, avec ses marchandages et ses compromissions, n’avait pas réussi à le tenter.
À vingt-cinq ans, touché des premiers symptômes du mal qui devait le terrasser, il avait vécu toutes les sociétés, lors il versa dans le mysticisme ; eut-il un mauvais éducateur ? n’avait-il réellement pas l’étoffe ? je ne sais ; toujours est-il qu’il abandonna le séminaire, ayant perdu toute foi et jetant à pleine bouche l’anathème sur le sanctuaire religieux.
Poussé par sa curiosité, il se mit à fréquenter les petits cénacles où ronronnent et pontifient de pédants spirites qui, sous couleur d’occultisme, remplacent les phénomènes psychiques par d’habiles tours de prestidigitation ; désabusé, il lâcha cette dogmatique mystification pour une autre chapelle.
Attiré dans tous les petits cercles érotiques, où moyennant finance l’on procure aux névroneurasthéniques de toutes petites secousses nerveuses, il devint un fanatique à rebours.
Il fut tenté par le clinquant des tentaculaires lupanars, où l’on matérialise de sensuelles et fantastiques promesses par de décevantes et minables réalités ; il se laissa entraîner dans les fumoirs d’opium, hélé par l’espoir de rêves pesamment bleus…
Insatiable et inassouvissable, il cherchait, cherchait toujours, Juif-Errant de l’intellect et des sens. Il roulait de fange en fange et cheyait d’abîmes en abîmes.
Il connut l’obsession des pires monomanies, la hantise des plus dégradants attouchements ; il eut la morbide folie d’un duc de Freuneuse et n’échappa à l’hommisme que par son incroyable versatilité. Il eût pu prendre pour devise : « En avant, toujours plus loin, toujours plus bas. »
Lors, ayant saisi de la vie la décevante inutilité, dégoûté, avili, il fut frappé d’une incurable lassitude.
Pour ce désabusé intégral, dont les sens percevaient avec une étonnante acuité jusqu’aux moindres vibrations humaines, l’ennui n’était pas cette passagère lassitude, ce repos mélancolique qui étreint les âmes les mieux trempées et sépare par une pause les mouvements intellectuels ; pour lui, l’ennui émanait de la vie même, il en était l’infinie négation.
Détaché des choses matérielles, niant l’entra-terrestre, son âme somnolait.
Plongé dans le vide comme en un boueux marécage, l’ennui, comme un limon visqueux, se collait à lui. La lassitude, comme une eau stagnante, s’alourdissait sur ses membres et semblait à jamais lui interdire l’évasion.
Des jours entiers, il restait muet, affalé sur un sofa ; immergé dans son obsédante fatigue, comme en un immense océan, il voyait s’appesantir sur lui les heures et les heures comme des vagues et des vagues, sans que rien ne vint rompre l’effrayante monotonie de cette succession funèbre.
Les jours, comme des enclumes en travail, sans suspendre une seconde leur immense murmure, étaient tous à l’infini uniformément gigantesques.
Tel un océan, la vie psalmodiait autour de lui son éternel et déprimant : « à quoi bon, » et ce, tandis qu’à l’écho la désespérance, comme la lugubre plainte de l’ouragan, soufflait et gémissait sempiternellement à son oreille : « Pourquoi faire ? »
L’avenir, comme une route terreuse surplombant ce chaos, paraissait vouloir assombrir encore l’impression triste et douloureuse produite par cette mer d’angoisses ; demain, ce dais de plomb, morne, gris, sans soleil et sans vie, que pas un nuage n’ombrait, semblait figé dans une épouvantable et farouche mélancolie.
Il était ainsi depuis de longs mois sans que rien ne pût l’arracher à sa torpeur, quand, pour tâcher de le distraire, je lui suggérai l’idée de voyager et lui proposai une fantastique incursion dans l’Afrique centrale ; après s’être mollement défendu, il accepta sans enthousiasme, comme un moribond sachant sa fin prochaine accepte une suprême cuillerée de potion pour ne point chagriner inutilement les siens.
Au pays du « Glorieux, » ni la fatigue, ni la chaleur n’arracha à mon compagnon une parole ; rien ni personne ne parvenait à le tirer de son mutisme ; quand, harassé et à moitié cuit, pour rompre ce lourd silence plus pesant que les pesants rayons solaires, je lui peignais ma lassitude ou l’interrogeais sur la sienne, je ne m’attirais que cette réponse éternellement et désespérément la même : « Je m’ennuie. »
Pendant des heures et des jours, pendant des semaines et des mois, il restait enfermé dans son silence, comme en une tour d’ombre et de nuit.
J’avais espéré que d’effroyables fatigues physiques auraient dissipé sa fatale torpeur, et je n’avais fait que changer la dolente chaîne longue contre l’inconfortable bât du méhari.
« Je m’ennuie, » éternel écho d’une éternelle pensée ; ce « je m’ennuie, » sa gorge le redisait chaque jour, ses yeux le gémissaient chaque minute.
« Vois ce couchant merveilleux, ce soleil s’étirant sur l’infinie splendeur de ce désert.
– Je m’ennuie.
– Une oasis, quelle chance !
– Je m’ennuie.
– Comme moi, cuis-tu dans ton jus ? comme moi, hoquettes-tu de soif ?
– Je m’ennuie. »
J’étais arrivé à craindre ce « je m’ennuie » comme un fantôme, à en souffrir presque autant que son propriétaire.
Un soir, il y avait bien quatre mois que nous avions quitté Bône, de Mainmanoir me dit :
« Mieux vaudrait n’importe quelle souffrance que ce mortel ennui… Mieux vaudrait… oui… pour rentrer une minute dans la vie, pour me débarrasser une seconde de mon infernal et lancinant fantôme, je donnerais avec joie mon existence… mais je ne voudrais pas de la mort stupide et brutale, je voudrais réintégrer l’ordinaire humanité, fût-ce au besoin par un terrible martyre. Avant que de mourir… voyez ce que j’ai imaginé… Vous allez m’enterrer dans le sable brûlant, de telle sorte que ma tête seule émerge de cette mer d’impalpable solide, puis vous m’abandonnerez à moi-même… peut-être qu’en expirant je terrasserai enfin ce gigantesque ennemi qui, inlassable, marche dans mon ombre. »
Il avait donné cet ordre d’une voix blême, sans articulation ; je devinai vite toute discussion vaine.
J’étais moi-même en proie à ce mal du soleil, à cette hallucination du désert, à cette fièvre spéciale, à cette folie particulière que font naître la chaleur et la soif… Ce cafard, c’est une sorte d’affolement spleenatique de mal du pays, c’est un mirage enfin, mirage spirituel qui déforme et grandit démesurément tous actes et toutes pensées.
Vous ne pouvez impartialement juger cela, vous autres, car, à climat et situation spéciale, il y a obligation et loi particulière.
Au pays du simoun et des sables mouvants, tout est différent, tout, jusqu’à la morale ; ce qui eût été devoir ici était félonie là-bas.
Avant que d’acquiescer, je m’accordais un sursis de trois jours, et cela moins pour réfléchir que pour mettre ma sensiblerie en repos et pour rompre mon esprit à cette fin. Tandis que s’écoulaient lentement ces trois longues journées d’attente, mon compagnon était retombé dans son mutisme farouche : il attendait.
Au crépuscule du troisième jour, j’obéis enfin ; je le dévêtais et plongeais son corps dans l’élément brûlant, sans tirer de sa gorge une plainte, sans voir son masque s’altérer d’aucune crispation.
Quand ces douloureuses funérailles furent terminées, je lui dis un triste adieu, et ses yeux, sempiternellement las, malgré les ardentes brûlures de ce sable bouillant, ne trahirent que son indicible ennui.
Je l’avais enfoui non loin d’un repli de terrain, de façon à ce que, sans qu’il pût deviner ma présence, je puisse l’entendre et même venir le délivrer au moindre appel.
Dès que sa prière fut exaucée, c’est derrière ce monticule que je m’en fus me cacher. Vers la même heure, je perçus un murmure et, lui prêtant une oreille attentive, j’entendis distinctement sa complainte : « Je m’ennuie. »
Puis plus rien, ce fut le silence dans la nuit.
Au matin, j’eus la talonnante tentation de l’apercevoir et, précautionneusement, je risquai un œil prudent par-dessus la colline ; il était là, son masque était le même, ses yeux mornes pointaient vers la route céleste leurs regards implorateurs, il semblait appeler la douleur et la mort. Vers midi, sa voix blême et immatérielle dit encore : « Je m’ennuie. »
Visiblement, ses forces le fuyaient et sa gorge était desséchée par l’épouvantable soif ; j’étais ému et n’attendais qu’un appel pour me précipiter à son secours ; vers six heures, sa propre folie, comme ma propre folie, commençait à se dissiper, j’eus vaguement conscience de mon crime, et j’allais prendre une résolution, quand sa voix hoquetante et râlante exalta : « Dieu ! que je m’ennuie. »
N’y tenant plus, je me précipitai vers lui ; sa tête était rejetée en arrière ; il venait de rendre le dernier soupir en râlant in extremis sa suprême lamentation.
. . . . . . . . . . .
Il s’en était allé bercer son éternel ennui dans l’au-delà.

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(Maurs, in L’Indépendante-Revue, organe de l’Union littéraire et du Cénacle Néo-Romantique, première année, n° 5, mercredi 15 août 1906. Gravure extraite de Cinq mois chez les Maures nomades du Sahara occidental, chapitre III, par Camille Douls, in Le Tour du Monde, nouveau journal des voyages, tome LV, n° 1421, 1888)































