LETTRE DE DAVID D’ANGERS À SAINTE-BEUVE
SUR LA MORT DE LOUIS BERTRAND
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Pendant l’hiver de 1828, un jeune homme apparut, sous les auspices du peintre Boulanger, à ce foyer de l’Arsenal dont la famille Nodier faisait si hospitalièrement les honneurs. Ses allures gauches, sa mise incorrecte et naïve, son défaut d’équilibre et d’aplomb, trahissaient l’échappé de province. On devinait le poète au feu mal contenu de ses regards errants et timides. Son nom était Louis, ou plutôt Aloysius Bertrand, selon les habitudes de renaissance gothique d’alors. Sans aller jusqu’à dire qu’il était Lorrain par son père, Italien par sa mère, Piémontais par son berceau, il suffisait de l’entendre pour affirmer à tout le moins que la Bourgogne était sa patrie adoptive. Quant à l’expression de sa physionomie où je ne sais quel dilettantisme exalté se combinait avec une taciturnité un peu sauvage, il n’était que trop facile d’y reconnaître une de ces victimes de l’idéal et du caprice qui, chassés du terroir par des incompatibilités de race, s’en vont chercher fortune – ou misère – à Paris.
On lisait, ce soir-là. Quand arriva son tour, il tira de sa poche, et lut, moins qu’il ne récita, une manière de ballade, dans le goût pittoresque de l’école, ciselée comme une coupe, coloriée comme un vitrail, dont les rimes tintaient comme les notes du carillon de Bruges. Ceux qui survivent n’ont pu oublier, après trente ans, l’effet que produisait, sous les chevrotements de sa voix grêle, le retour périodique de ces deux vers :
. . . L’on entendait le soir sonner les cloches
Du gothique couvent de Saint-Pierre de Loches.
Sa leçon débitée, il se dissimula tout honteux dans l’embrasure d’une fenêtre où Sainte-Beuve le recueillit et le détermina.
Nodier ne le revit plus ; Boulanger pas davantage. Des mois se passent. Un matin d’été, on frappe à la porte de Sainte-Beuve : entre Bertrand avec sept cahiers sous le bras. C’est ainsi que la sibylle dut se présenter chez Tarquin. L’aspect du manuscrit qu’il déposa sur la table ne démentait en rien cette impression. Il était rehaussé de rubriques rouges et bleues, illustré de lettrines , avec des figures cabalistiques sur les marges, et portait pour titre : Gaspard de la nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. Ce n’étaient plus des vers, mais de petites pièces en prose, divisées en sept livres, avec des alinéas pour strophes, où le rythme de la période et l’harmonieux enchevêtrement des mots suppléaient, par-delà, au mètre et à la rime. À peine le critique, absorbé quelques minutes dans ce monde de prestiges, d’évocations et de chimères, en eut-il aspiré les premières vapeurs, qu’enivré et ravi, il releva la tête… Mais l’auteur avait disparu.
À quelques jours de là, nous montions, David et nous, l’escalier de Sainte-Beuve. Les feuillets de Gaspard étaient disséminés sur la table et sur la cheminée. « Écoutez bien, » dit-il. Il nous lut le Maçon, Harlem, la Viole de Gamba, Padre Pugnaccio, l’Alchimiste. Nous sortîmes de chez lui avec des bluettes sur les yeux.
De ce moment, Louis Bertrand, ou plutôt le Maçon, car c’est du nom de cette pièce, la plus caractéristique de toutes, qu’il se plaisait à l’appeler, fut pour David l’objet d’une recherche assidue. Il voulait le connaître, et ce qu’il soupçonnait de la situation précaire de l’inapplicable songeur, n’était pas de nature à refroidir ses sollicitudes. « Et le Maçon, demandait-il à Boulanger, à Nodier, à Sainte-Beuve, ces patrons désertés tour à tour, moins par ingratitude, hélas ! que par pudeur, qu’en faites-vous ? où est-il ? À quand la publication de son livre ? »
Enfin il le trouva. La lettre à Sainte-Beuve nous apprend l’étrange et imprévue rencontre chez Renduel, devenu le propriétaire, à maigres deniers, du volume. Renduel rêvait alors (et qui ne rêvait en ce temps-là ?) d’une édition de luxe, avec vignettes, culs de lampe, arabesques, etc. Il est vrai que pour un libraire rêver, c’est dormir. Le temps marchait ; juillet avait sévi ; l’idéal pâlissait devant les splendeurs de la Bourse, et l’éditeur rêvait toujours. Bref, douze années se passèrent, de luttes, de mécomptes, de voyages à Dijon, de retours à Paris, d’éblouissements – réels ceux-là, la faim les causait, – jusqu’à la crise suprême dont la lettre à Sainte-Beuve résume si pathétiquement les phases.
Une lugubre coïncidence nous fit arriver à Paris le jour même de l’enterrement de Bertrand. Nous entrions chez David sous le coup de ce violent orage qui mêla les terreurs aux désolations de la mort. Il rentra peu après de son côté, le corps brisé, l’âme meurtrie, et nous raconta ses impressions d’une façon plus poignante encore que la lettre.
« Eh bien donc ! que la mort, toute cruelle qu’elle soit, lui soit meilleure que la vie. Tirons Gaspard de cette fosse où ils ont descendu Bertrand. » – Nous convînmes d’exaucer le vœu du pauvre Aloysius en imprimant son œuvre sur sa tombe.
On retrouva le manuscrit sous une couche de romans, de poèmes et de drames accumulés dans la période de 1839 à 1841. David le racheta. Nous l’éditâmes, sans vignettes, sans culs de lampe, sans luxe aucun, mais sans délai. Une notice de Sainte-Beuve remplaça la fantasmagorie de Renduel. Inutile d’ajouter que l’œuvre de Bertrand n’a rien perdu de son mystère en passant par la presse. Il s’en plaça au moins, tant donnés que vendus, vingt exemplaires. C’est un des beaux échecs dont les annales de la librairie fassent mention ; échec prévu : ce Gaspard de la nuit n’était pas né pour la lumière. N’importe ! Avec un tel artiste pour patron, et pour caution un tel critique, il pouvait se passer de lecteurs comme d’acheteurs. Que ce soit sa consolation comme la nôtre !
C’est à l’occasion de la notice de Sainte-Beuve que la lettre de David fut écrite. La rupture du silence, instamment recommandé par lui, s’explique moins encore par l’effet des circonstances actuelles que par une autorisation expresse à cet égard. La bonne action de David, – œre perennius, – ne pouvait se trahir plus à point qu’à l’heure même de la publication de son œuvre.
V. P.
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« La veille de la mort de Bertrand (l), j’ai passé plusieurs heures près de son lit ; ses yeux, quoique brillants encore, ne distinguaient plus les objets qu’avec difficulté ; il cherchait à rassembler ses idées qu’il exprimait par des phrases fiévreuses et inachevées. Votre nom, mon cher Sainte-Beuve, était souvent prononcé par lui ; il disait : « Puisque vous tenez tant à ce que mon Gaspard de la nuit soit imprimé, tâchez de le retirer des mains de Renduel ; mais hélas ! j’ai bien des choses à y retoucher… je ferai cela quand je pourrai me lever ; ce qui ne sera pas long, je l’espère. Dans tous les cas , quelques mots de Sainte-Beuve, en tête de mon ouvrage, auront sur son succès une grande influence. » Il voulait dire d’autres choses ; mais de pénibles idées semblaient retenir ses paroles sur ses lèvres mourantes ; ensuite il me disait : « Parlez-moi, car je ne vous vois plus. »
Vers neuf heures, le lendemain matin, je me présentai à l’hospice Necker : « Il est inutile d’aller plus loin, monsieur, me dit le portier, le n° 6 vient de mourir. » Déjà son corps avait été transporté dans l’ensevelissoir. Je demandai au garçon de salle de m’y conduire : il souleva la toile grossière qui recouvrait le corps décharné du poète ; ses yeux, naguère étincelants de génie, où se reflétaient avec tant de puissance les vagues effets du ciel et les fantastiques créations du monde, étaient caves et ternes ; l’intelligence, qui revêtait tous les objets d’une forme si neuve, si originale, qui eût interprété encore poétiquement la nature, si le malheur n’eût submergé cette pauvre barque errante et disjointe dont la seule ancre était une pauvre vieille mère, maintenant repliée sur son désespoir et égarée sur cette terre, ne les animait plus.
Quelques heures à peine se sont écoulées depuis que l’âme a quitté, pour un meilleur séjour, sa frêle enveloppe, et les poings restaient encore contractés, la tête était levée vers le ciel, sa bouche ouverte, comme si son dernier soupir eût été un blasphème contre le sort, une énergique protestation contre le malheur.
Je détachai une petite médaille en cuivre qu’une sœur de l’hospice lui avait passée au cou depuis plusieurs jours, et qui désormais ne quittera plus la poitrine décharnée qui l’allaita ; je coupai de ses beaux cheveux noirs, je lui fis ensuite couvrir la tête d’un de mes bonnets, et ensevelir le corps dans un drap. J’éprouvai un sentiment de douce mélancolie quand je le vis si bien enveloppé dans ce linge blanc, et portant par hasard mon chiffre, sur cette poitrine dans laquelle avait battu un si noble cœur ; j’étais soulagé de penser que la rude serpillière du n° 6 n’imprimerait plus sa trame sur sa chair.
Le lendemain, je fis placer dans le cercueil ces vestiges humains qui sont aussi le cercueil de l’âme sur cette terre, et chaque coup du fatal marteau retentissait en échos douloureux dans mon cœur. Quelques clous, quatre faibles planches mal jointes suffisent pour ce dernier acte qui doit cacher à la lumière du ciel ce moule sublime devenu désormais inutile. Les garçons de salle transportèrent le léger fardeau à la chapelle ; il fallut traverser les cours où se traînaient les convalescents : les uns regardaient d’un air hébété, d’autres avec insouciance, d’autres enfin riaient de ce rire infernal des naufragés sur un radeau. L’hôpital est bien le séjour où l’égoïsme se montre dans toute sa laideur ; cependant j’ai vu avec reconnaissance une jeune fille émue à la vue de ce cercueil sans drap mortuaire, nu comme les inflexibles murs d’un cachot, et quelques vieilles femmes faisant un signe de croix.
L’orage, qui grondait sourdement pendant ce triste trajet, fit entendre, à notre arrivée à la chapelle, son énergique et sombre rumeur. Le prêtre, assisté d’un servant, dit l’office des morts devant moi, seul représentant de la famille du pauvre abandonné des hommes. Pendant cette cérémonie, des éclairs ne cessèrent de déchirer le ciel et d’illuminer les saints de la chapelle d’une lumière blafarde. Le prêtre partit ; je restai seul dans l’église, attendant pendant plus de trois-quarts d’heure l’arrivée du corbillard ; le tonnerre hurlait violemment, et moi, gardien des restes inanimés, mais éloquents du pauvre Bertrand, je sentais remuer au fond de mon âme un monde de sensations impossibles à décrire. – Quelques visages, rongés par la maladie, paraissaient par intervalle à l’ouverture de la porte ; au fond de la chapelle, une sœur de l’hospice décorait un autel de guirlandes pour la fête du lendemain.
Le corbillard arriva enfin ; nous sortîmes de l’hospice pour nous rendre au cimetière de Vaugirard ; la pluie tombait alors par torrents ; le char poursuivait sa route funèbre ; nous étions seuls, le mort et moi, car l’orage avait chassé tous les promeneurs, et d’ailleurs qui pouvait deviner que ces restes étaient ceux d’une intelligence élevée ? Il n’y avait ni chevaux caparaçonnés, ni char décoré de riches emblèmes d’un pouvoir éteint par la mort, ni de longues files de voitures armoriées, ni de compagnie de soldats avec armes baissées, mais le corbillard des pauvres, suivi d’un homme inconnu.
Le coup de sifflet du portier du cimetière annonça l’arrivée d’un nouvel hôte dans la demeure de l’oubli ; deux hommes prirent le cercueil, et le confièrent à l’une de ces bouches altérées et béantes, toujours prêtes à engloutir indistinctement le crime, la vertu, le génie et l’ignorance stupide. La terre résonna sourdement sur les planches caverneuses, et lorsqu’elle se fut élevée en monticule, et ne parut plus qu’une cicatrice, j’adressai un dernier adieu à la triste relique. Je fis planter une croix, portant pour inscription un nom qui sans doute fût devenu populaire si les hommes, moins absorbés dans leur égoïsme, se fussent préoccupés de soutenir le génie étouffé trop souvent par l’envie et l’indifférence.
Ce triste et prématuré débris d’un être si noblement doué, me rappelait ces beaux navires, étouffés dans les glaces des mers du Nord, et dont l’existence se révèle quelquefois longtemps après leur perte par les feuillets du journal de bord, recueillis par hasard sur une plage déserte. Ainsi les pensées, échappées à la plume de notre pauvre poète, vont, grâce à vous, être conservées à la mémoire des hommes.
Lorsque tout fut terminé, la pluie cessa, le soleil reparut, et les oiseaux insouciants, qui jouissent de tant de liberté dans ces bosquets de la mort, recommencèrent leurs chants.
Chaque grande catastrophe, qui s’adresse directement au cœur de l’homme, rompt l’un des liens qui l’attachaient au rivage éblouissant et mensonger de l’existence. Ainsi se brisent successivement les chaînes qui nous cramponnaient à la vie ; un dernier fil se brise, et l’ancre va pourrir dans la terre.
Comme les amis en sortant du banquet vont se conduire, le dernier, qui regagne sa triste demeure, jette un regard mélancolique sur la fleur déjà fanée du banquet ; ainsi la petite branche que nous emportons du cyprès planté sur le tombeau de l’un de nos amis, déjà fanée à notre entrée au logis, ne reverdira plus que sur notre tombe !…
Ma liaison intime avec Bertrand date de son entrée à l’hospice Necker : là, pendant près de six semaines, presque tous les jours, j’ai recueilli dans mon cœur sa fiévreuse conversation. C’est, il y a déjà longtemps, dans notre petite chambre de la rue Notre-Dame-des-Champs, que nous fûmes, Victor Pavie et moi, initiés à quelques-unes de ses productions. Vous m’aviez inspiré une juste estime pour ce jeune talent ; aussi, dès le lendemain, j’étais chez lui, mais je n’y trouvai que sa vieille mère. Quelques années après, je causais chez Renduel, et avec lui, de mon admiration pour Bertrand. Il était là, et je l’ignorais ; il avait pu juger de la haute estime qu’il m’inspirait ; il se fit connaître à moi avec timidité. – La seconde entrevue se passa chez moi ; il venait dans une circonstance désastreuse faire appel à mon cœur ; je ne l’ai plus revu que sur son lit de mort.
Il passa l’année dernière huit mois à l’hospice de la Pitié, j’y allais souvent visiter un jeune élève sculpteur. Bertrand me reconnut de son lit ; mais il se couvrit la tête de son drap, craignant, m’avoua-t-il depuis, que je ne le visse à l’hôpital. Combien je regrette ce sentiment d’orgueil ; alors peut-être j’aurais pu le sauver !
Si vous parlez de sa mort, ne me nommez pas, je vous en supplie, vous me rendrez un réel service d’ami ; en grâce, accédez à ma prière.
En écrivant une notice sur ce malheureux jeune homme, vous accomplissez, mon ami, un saint devoir, vous lui consacrez un monument honorable et éternel. C’est une noble compensation à sa douloureuse existence ; il a tant souffert pendant sa courte apparition sur ce triste théâtre de la vie ; vous le dédommagerez réellement, car, en enchâssant ce diamant dans un travail précieux, vous faites comprendre aux hommes toute sa valeur, puisqu’il s’est attiré votre attention.
Croyez que je vous en suis reconnaissant du plus profond de mon cœur.
DAVID. »
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(1) Il mourut dans les premiers jours de mai 1841.
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(Victor Pavie et David D’Angers, Revue de l’Anjou et du Maine, publiée sous les auspices du Conseil général de Maine et Loire et du Conseil municipal d’Angers, Angers : Librairie de Cosnier et Lachèse, tome Ier, 1857)